Poursuivant la recherche sur l'indigence idéologique des élites de notre mouvement national, il me paraît important de voir comment se sont constituées depuis des siècles et donc disponibles depuis aussi longtemps, les grandes idées ou idéologies qui firent changer les sociétés, les bousculant, les sortant de leur léthargie et leur assurant des avancées historiques et civilisationnelles certaines, ces idées que nous n'avons jamais voulu adopter peut-être parce que nous avons toujours été incapables de les comprendre, surtout résolument réfractaires à les apprécier, particulièrement, voire farouchement opposés à les adopter. Après l'exemple florentin de la Renaissance tolérante, essayons aujourd'hui de voir comment est née une pensée politique quelque peu intégriste puisqu'elle aura vu le jour dans une culture sociopolitique régie par le cléricalisme rigoriste et quelque peu inquisiteur. C'est ce projet moralisateur comme art de gouverner et de conduire la vie des hommes dans une société donnée qui avait valu à son auteur John Locke d'être, lui aussi, exilé vers la France d'abord, puis vers la Hollande ensuite, par une dynastie anglaise catholique, les Stuart. Peut-être est-ce là le prix que l'intelligence se doit toujours de payer sous tous les cieux à la bêtise crasse, à la médiocrité contagieuse et à la «raboujocratie». John Locke (1632-1704), philosophe anglais, auteur de l'Essai sur l'entendement humain (problème de la connaissance humaine) a mis au point une philosophie éthique et politique (Second traité du gouvernement). Né à Wrington, dans le Somersetshire, Locke reçoit dans son enfance une très rigoriste éducation de son père. De 1652 à 1658, il est à Oxford, où il enseignera le grec, la rhétorique et la philosophie morale une fois devenu professeur (1661-1664). En 1667, il rencontre Lord Ashley, comte de Shaftesbury. Il deviendra son fidèle ami, son meilleur conseiller et son attentionné médecin. Pendant les périodes difficiles et agitées de révolutions contre l'absolutisme des Stuart, il est à ses côtés et partage littéralement son exil. Vertu intellectuelle rare. Ce nouvel art de la gouvernance, tournant le dos à celui problématique des pays de la rive sud mithridatisés au totalitarisme et à l'absolutisme monarchique le plus intolérant appuyé sur des pans de culture de décadence et de régression sectatrice (ordre religieux et sectes), cet art se porte donc vers l'Angleterre anglicane. Là, une monarchie en rupture radicale avec la papauté s'est ouvertement affranchie. On se serait attendu à la formation d'une morale politique plus franchement audacieuse sur les rapports humains, vu que la morale religieuse contrite, dont l'Eglise était dépositaire, était tenue pour suspecte, voire mise à l'index. Mais John Locke va recentrer cette éthique sur une conception plus politique et plus morale que celle pragmatique et institutionnelle du condottiere florentin. Le puritanisme anglican, culture de la monarchie anglaise, va imprimer à la pensée de John Locke une dimension libérale, dont on peut aisément deviner qu'elle est le produit de cette culture institutionnelle typiquement anglaise de l'âge classique l'Habeas Corpus qui, s'appuyant sur le droit positif, non seulement protège en général la personne humaine et présuppose toujours l'innocence d'un individu jusqu'à l'établissement avéré de sa culpabilité, mais qui protège surtout le sujet ou le citoyen contre les dépassements arbitraires du gouvernant dans la conduite des affaires sociales et politiques. La monarchie catholique du Stuart Jacques II l'exile en France, puis il rejoindra son ami Lord Ashley en Hollande (1683-1688). Paradoxalement, à partir donc de la Renaissance, l'art de gouverner allait se démocratiser au fur et à mesure qu'il s'éloignait des anciens berceaux de la démocratie (La Grèce et Rome). John Locke allait enrichir la science politique d'un pragmatisme consensualiste basé sur une morale laïciste rigoureuse, une espèce d'idéalité. C'était là le signe que la société anglaise se développait, se cultivait, progressait en laïcisant l'Etat pour mieux protéger la religion et la mettre à l'abri des turbulences politiciennes. Car, pour Locke, la méfiance la plus grande est à avoir vis-à-vis de l'Etat et ses institutions, mais non de la religion. Fasse Allah que les muftis et les imams le comprennent un jour. Prenant le contre-pied de la démarche de Machiavel, moins par souci moralisateur que par adéquation à la réalité de son époque, à la nature du pouvoir et à celle du gouvernement qui règne et gère la société anglaise du XVIIe siècle, Locke sépare la morale du droit et fonde ce dernier sur l'éthique, contrairement à Machiavel qui le fonde selon la démarche antique sur le langage et son analyse linguistique. Locke, comme Machiavel, se détourne de la dialectique des métaphysiciens et s'appuie sur la matérialité des données (la réalité concrète de la société, les rapports sociaux et les rapports entre les parties en présence dans des relations de gouvernement : gouvernants et gouvernés). Contrairement à Descartes qui continue la tradition des dialecticiens métaphysiciens qui construisent tout à partir de la réflexion et de la spéculation, Locke déconstruit la logique cartésienne et part d'une réalité sensible (des sens). Pour lui, l'Etat est une virtualité et seul le peuple est réel, et c'est le peuple qui est la seule et unique source de légitimité et de pouvoir. Locke, comme Machiavel, aboutit à la nécessité de laïciser l'Etat et à autonomiser la religion de cet Etat ainsi que l'Etat de la religion. Le peuple n'a qu'un seul représentant réel et c'est le parlement législateur qui s'exprime en son nom et qui est élu au suffrage. Le monarque ou le gouvernant ne tient son pouvoir que par le consentement de ses sujets et non de quelque hypothétique droit divin. «Personne ne peut en effet transférer à autrui plus de pouvoir qu'il n'en possède lui-même ; et personne ne possède, ni sur soi-même ni sur autrui, le pouvoir absolu et arbitraire de détruire sa propre vie ou d'enlever à quelqu'un d'autre sa vie et sa propriété (…)» (*) Dans cet ouvrage consacré aux deux Traités du gouvernement (1690), Locke déconstruit la théorie du droit comme source de légitimité du pouvoir, comme il démonte la logique de la conception de la nature de l'Etat propre à Hobbes. Locke soutient que la souveraineté ne réside pas dans l'Etat ni dans ses institutions mais dans le peuple, et que l'Etat n'est suprême qu'à condition d'être tenu par le droit positif et par le droit «naturel». Pour Locke, les révolutions doivent être une obligation. Il ne sert à rien ni de les occulter ni de les nier. Il propose une séparation des trois pouvoirs dans le gouvernement d'une nation : le pouvoir législatif devant être impérativement plus puissant que les pouvoirs exécutif et judiciaire. Il défend également la liberté du culte et la séparation de l'Eglise et de l'Etat. (*) Locke John, Le Second Traité du gouvernement civil et lettres sur la tolérance, traduction de J. Fabien Spitz, Paris, PUF, 1994.