La politique offerte de nos jours en spectacle semble vouer une certaine aversion à l'égard de l'éthique : à l'imputabilité comme principe de gouvernement par lequel les gouvernants se reconnaissent comptables de leurs actes, à la délibération publique qui devrait précéder l'élaboration de la loi, au processus de formation des volontés qui confère sa forme à la décision, la politique pratiquée par les régimes autoritaires leur préfère bien plutôt l'impunité, le jeu et double jeu des patrons et des courtisans, la distribution des faveurs aux clients, la prédation des biens publics. Le théâtre qu'offre cette politique renvoie en définitive à la représentation que se fait d'elle le sens commun : « La politique est par définition l'œuvre du cynisme manœuvrier, le lieu des conduites perverses, le règne de la corruption morale. » Selon ce répertoire, politique et machiavélisme n'en sont plus en somme que des synonymes interchangeables, les deux faces de Janus. Le machiavélisme, Claude Lefort l'a souligné dans son grand livre Machiavel. Le travail de l'œuvre (1976) trahit ce que « l'imagination commune veut se représenter chaque fois que le pouvoir est perçu comme ce qui est radicalement étranger, au principe d'actions inconnue et inconnaissable, détermine contre son gré et pour son malheur l'existence commune ». Que dire cependant quand le cynisme des « dominés » en vient à répondre en écho à celui des « dominants » ? Le problème est aigu et bien plus complexe que ne le laisse entendre la vox populi : l'éthique, n'en déplaise à la jactance populiste, ne semble pas posséder, ici, de contenu suffisamment normatif, de sens assez performatif, pour s'imposer comme une valeur fondatrice, référentielle, en société. Il suffit pour s'en convaincre de constater la banalisation de la « tchippa » (commission, dessous-de-table) au sein de la « société », le recours inconsidéré à l'offre de cadeaux aux fonctionnaires - conçu comme ruse devant recouvrir un acte principiellement corruptif d'une licéité inespérée -, toutes choses conduisant en dernier ressort à « la baisse du coût moral de la corruption »... L'infortune de l'éthique serait-elle, dès lors, l'aboutissement terminal du vice qui habite la politique ? Deux types de réponses, parmi d'autres possibles, peuvent être apportés à cette question. La première, religieuse, est apportée par Savonarole ; la seconde, séculière, est l'œuvre de Machiavel. Pour le fondamentaliste, la solution est « le retour à la religion » ; la politique du salut consistant à faire descendre le Ciel sur la Terre pour y élever par suite la Cité de Dieu, perçue comme lieu de la réformation morale et du salut. Ce faisant, qui pourrait bien se décréter membre de la Cité de Dieu ? Machiavel, contemporain de Savonarole, a découronné cette conception méta-politique : Florence - pas plus, du reste, qu'aucune autre cité - ne pourrait incarner Jérusalem. Machiavel, contrairement à la « légende noire » que lui a forgée le machiavélisme, n'est pas un « professeur de mal », n'a pas élevé la ruse en art de gouvernement ; il a bien plutôt marqué un distinguo, on ne peut plus décisif, entre la sphère de l'apparaître et celle de l'être-devant-Dieu. Ici, nous nous trouvons avec lui au seuil de la modernité (politique) : si le politique n'est pas « l'abcès de fixation du mal », il n'est guère davantage la quête du salut, du Bien. On sait où a mené désormais la moralisation des Jacobins : à la Terreur. Mais alors, comment concilier politique et éthique ? Sont-elles des sphères condamnées à se tenir loin l'une de l'autre, à s'ignorer l'une l'autre ? Paul Ricœur a échappé avec brio au piège de ce dilemme atterrant. Dans un texte intitulé « Ethique et politique » (1986), le philosophe a en effet esquissé un dépassement éclairant à tous égards : « L'éthique du politique ne consiste pas en autre chose que dans la création d'espaces de liberté [...] L'Etat de droit est en ce sens l'effectuation de l'intention éthique dans la sphère du politique. » Et l'auteur de Du texte à l'action de conclure : « Le cynisme se nourrit volontiers de la reconnaissance en apparence innocente de l'abîme qui sépare l'idéalisme moral du réalisme politique. C'est au contraire le souci de donner un sens à l'engagement d'un citoyen à la fois raisonnable et responsable qui exige que nous soyons aussi attentifs à l'intersection entre l'éthique et la politique qu'à leur différence. »