Mais la formule, sibylline, suggère aussi l'existence de barrières artificielles et une compétition désormais plus aiguë entre les parties intéressées. Le problème est de taille car, pour certains, de cette liberté d'accès dépendra, dans une large mesure, l'occurrence ou non d'une crise énergétique mondiale. Devant le constat d'une offre limitée face à l'expansion de la demande se développe un sentiment de raréfaction progressive du pétrole. Une majorité d'experts confirme l'apparition de clignotants d'alerte qui, avant la spéculation, expliquent l'envol des cours. Du coup, la validité des estimations des réserves est devenue capitale. Rappelons-nous, dans le passé, l'impact sur les marchés de la contestation des réserves de l'Arabie Saoudite par un spécialiste américain ou la dimension prise par l'affaire Shell, saisie en flagrant délit de tricherie sur ses réserves. De fait, de plus en plus de compagnies peinent à remplacer les réserves produites, ce qui alimente la tendance haussière des cours sur le marché. L'inquiétude est telle que la croissance de la consommation énergétique des pays émergents, notamment la Chine et l'Inde, devient, pour certains, problématique. On leur reproche presque leur désir de rattraper leur retard, alors que leur consommation par habitant est dix fois moindre que celle des pays riches. Il sera pourtant difficile de les dissuader de consommer plus de pétrole. De fait, même si des prix élevés «détruisent» une partie de la demande, surtout dans les pays pauvres où peu de clients pourront accéder à ce pétrole, l'augmentation globale de la consommation est inéluctable. Va-t-on alors assister à une course pour se garantir les sources d'approvisionnement ? Selon les professionnels, le péril, en termes de ressources, n'est pas pour demain. Les grandes compagnies, l'OPEP ou l'Agence internationale de l'énergie (AIE) considèrent que les réserves – sans compter celles à découvrir – peuvent couvrir plusieurs décennies. En revanche, ils estiment plus problématiques les délais de mise en place des infrastructures requises. Dès lors, pour les gros importateurs, pour qui le pétrole est vital, tenter des sources de production de pétrole et de gaz constitue une option logique, laquelle, de surcroît, leur assure un avantage stratégique. Le président George W. Bush ne cesse de répéter que ces questions relèvent des «intérêts vitaux» des Etats-Unis. L'Union européenne (UE) se soucie de ses approvisionnements à long terme. La Chine et l'Inde s'activent, comme jamais auparavant, pour signer des accords avec les pays exportateurs. La compétition pour s'assurer une diversification des approvisionnements à partir des grands gisements de la mer Caspienne, de la Russie, a déjà lieu entre le Japon, la Chine, l'Inde et l'UE. La méthode du passage en force, type invasion de l'Irak, s'est révélée inadéquate. L'Irak produit moins qu'avant et les échéances d'y envoyer des compagnies se sont éloignées, privant le marché mondial d'un gros potentiel. D'aucuns prétendent que seules les compagnies internationales peuvent assurer la fluidité des approvisionnements, sous réserve de les laisser travailler. Bien sûr, l'idéal serait que les conditions soient équivalentes à celles dont elles bénéficient en mer du Nord ou dans la zone américaine du golfe du Mexique, c'est-à-dire avec les règles du marché. Mais la mondialisation n'en est pas encore là. Pour l'heure, ces compagnies se contenteraient d'une ouverture plus franche de l'amont des exportateurs, avec des procédures plus transparentes pour raccourcir les délais des négociations. Mais qu'en est-il des pays producteurs ? Des prix élevés étaient supposés les inciter à augmenter la production et éventuellement remodeler leur législation, pour attirer les opérateurs étrangers. Pour l'instant, si l'on excepte quelques rares cas, dont l'Algérie, on assiste plutôt à un mouvement inverse. Les gros exportateurs, comme l'Arabie Saoudite, le Mexique, l'Iran et le Koweït, malgré de fortes sollicitations, ne veulent toujours pas ouvrir l'amont pétrolier et préfèrent le réserver exclusivement à leur compagnie nationale. D'autres grands producteurs – Russie, Kazakhstan, Venezuela – qui, pourtant avaient réalisé des ouvertures notables il y a quelques années, profitent de l'amélioration de leurs revenus pour durcir les conditions de contrats déjà signés, renforcer le rôle de leurs compagnies et augmenter la fiscalité à l'exportation. Ceci sans compter les cas du Pérou et de l'Equateur où, suite à des mouvements sociaux contestant le partage de la rente pétrolière, on évoque même des possibilités de nationalisations ! Le chiffre d'affaires du seul Exxon égale presque les recettes d'exportation de l'ensemble des pays de l'OPEP ! Des commentateurs ont connoté péjorativement cette évolution, la qualifiant de «renouveau du nationalisme pétrolier». Mais à l'heure où Washington refuse le rachat du géant du pétrole, Unocal, par le chinois Cnooc au nom de la «protection des intérêts nationaux» et où, dans d'autres pays riches, il est question de «patriotisme économique», il faudra faire avec ce «nationalisme pétrolier» pendant encore un moment. L'autre fait marquant est le rôle croissant de nouveaux compétiteurs qui n'hésitent pas à renchérir lors des appels d'offres pour gagner les contrats d'exploration, comme ce fut récemment le cas en Libye. Rappelons que jusqu'ici, les majors se réfèrent à un prix de 20-25 dollars le baril pour le calcul de la rentabilité, alors que les cours caracolent à plus de 60… Parmi ces nouveaux acteurs figurent les compagnies de grands pays émergents (Chine, Inde, Brésil), des compagnies publiques, des exportateurs comme Petronas (Malaisie), Sonatrach (Algérie) ou KPC (Koweït) et même des indépendants privés des pays du Golfe. Tout cela ne facilite pas la tâche des grandes majors. On est loin du temps où les pays pétroliers, rivaux, multipliaient les concessions pour attirer des compagnies étrangères aux prétentions élevées en matière de rentabilité pour leurs investissements. L'arrivée de nouveaux compétiteurs, souhaitant accéder aux réserves, change la donne. Le rôle primordial des majors est-il remis en cause ? Pas sûr. Leur discrétion ne doit pas faire oublier leur puissance, renforcée par les mégafusions des années 1990. Le chiffre d'affaires de la seule compagnie Exxon égale presque les recettes d'exportation de l'ensemble des pays de l'OPEP ! Cependant, même si elles ont un savoir-faire inégalé dans l'ingénierie des gisements et l'exploitation en conditions extrêmes, indispensables pour le futur, elles devront probablement revoir leur stratégie. Si la part de nouveaux contrats de leurs adversaires reste modeste, elle suffit pour induire un changement des règles du jeu. Car les pays exportateurs continueront à renforcer le rôle de leurs opérateurs nationaux et tenteront de tirer avantage de la compétition pour obtenir de meilleures conditions. Ils peuvent – c'est un nouveau paradigme – ne plus se focaliser sur le strict aspect fiscal et saisir les nouvelles opportunités pétrolières pour négocier des stratégie de développement durables. Il serait temps pour eux de demander de véritables contreparties à l'ouverture tant désirée de leur amont pétrolier. Le pétrole étant vital pour l'économie mondiale, leur responsabilité doit, certes, être engagée. Mais il et légitime qu'ils en réclament un juste prix. Par prix, il ne faut pas entendre celui du baril, mais un changement radical de la nature des relations entre les compagnies internationales et celles des pays producteurs, un développement de réels partenariats, avec des croisements d'intérêts, comme l'ouverture du domaine minier en échange d'actifs dans l'aval et la distribution chez les importateurs, c'est-à-dire là où se réalise une grande part des profits de la chaîne pétrolière et gazière. S. B. In «Le Monde» du 6/9/2005