Par le miracle du rêve vécu, Driss Boudhiba (1) croit atteindre, au-delà de l'aspect ordinaire et diversifié des choses, l'essence du monde et son unité. Un poème complète l'autre, sans changer les objets, mais en changeant leurs rapports : Le soir sur son char de pourpre apparaît Et de feux sanglants fleurit la forêt, Devant lui l'azur dans le ciel recule Sous les dards lancés par le crépuscule. Accouru du large, un souffle léger A la paix des bois annonce un danger. En fait, le monde transfiguré par la poésie de Driss Boudhiba est en même temps notre monde quotidien et un autre monde. C'est pourquoi, il nous émeut tant, et c'est pourquoi cette émotion ouvre à chaque instant sur un autre domaine de notre vie temporelle : Rien ne bouge. Aucun bruit n'émeut les solitudes. Les spectres des menhirs et des chênes coupés, Du mystère des ciels sans lune enveloppés, Prennent sur les ajoncs d'étranges attitudes. Le voyageur perdu s'arrête à chaque pas, Sans retrouver sa route à travers la bruyère. Mais, la poésie qui s'évade de la vie par les moyens du rêve risque de se briser. En effet, l'élan même qui a porté cette évasion est parfois trop vif et trop sincère, chez la plupart de ceux qui s'y sont jetés, pour qu'ils ne se gardassent pas de confusions tentantes entre la réalité surnaturelle et la vision poétique de la nature, entre l'éternité qui s'ouvre vraiment dans la vie temporelle et celle qu'une extase sensible feint d'y accomplir : Le long des écueils tous les trépassés, Voilés de varechs, se sont redressés. Quand sonne minuit, le vent de l'angoisse Siffle sur la lande et dans les sapins, Et des blancs vaisseaux jettent leurs grappins Au milieu des flots que l'orage froisse. Ces derniers vers procurent la rupture du temps au poète qui entre en extase par le mécanisme du rêve et lui procurent, en même temps, la rupture de l'espace. L'illusion de l'éternité sur terre est au prix de ces deux ruptures : Une brume froide ombre la vallée Où le sang noircit sur les ossements, Et l'air est rempli des gémissements De l'âme en l'abîme encore exilée. Ces « fantômes », qui « gémissent », accomplissent ou rêvent d'accomplir les actions qui furent éclairées jadis par le soleil de la vie, et dans lesquelles elles ont prouvé l'individualité de leur âme… immortelle. Rien ne meurt de ce qui a frappé l'intelligence ! (1) Poète arabophone né à Skikda en 1952. A publié 3 recueils de poèmes.