Mais les demi-sourires, les regards francs ou, plus espiègles, en coin, restent inachevés comme si c'était le silence qui tuait le mieux et le plus les vivants. C'est cette question de l'importance de la voix que Marguerite Yourcenar aborde dans un texte : «Ton et langage dans le roman historique», extrait d'un volume d'essais paru chez Gallimard en 1983, sous un titre magnifique : Le Temps, ce grand sculpteur. La littérature s'est pendant longtemps moquée de savoir si les personnages parlaient vraiment comme dans la réalité. Le dialogue philosophique lui-même – le genre littéraire qui nous donne le plus de voix à entendre -, est conventionnel, construit sur le mode artificiel de la dialectique. On y parle comme on écrit. Pas de conversation courante, pas de spontanéité qui fuse. Et puis, au 19e siècle, coïncidant avec l'invention du phonographe, une nouvelle génération d'écrivains arrive et ne jure que par la vérité. Les réalistes s'ingénient alors à faire converser les êtres qu'ils inventent à partir du réel, sans explosion lyrique sans stylisation tragique. Pour la première fois, la formulation est incorrecte si le personnage n'est pas allé à l'école, la langue devient lacunaire et pleine de sous-entendus, sa logique décousue. «Vive le naturel !», clamait déjà le romantique Victor Hugo qui revendiquait le droit à la grossièreté tout comme Shakespeare, rompant tous deux, en avance sur leur temps à la manière de précurseurs géniaux, avec la parole correctement bourgeoise ou aristocratique. En se «popularisant», la littérature entrait dans la modernité par la voix des personnages. Le romancier qui veut faire des récits historiques a le même souci de vérité que les écrivains réalistes. Pour lui, les choses sont cependant plus complexes dans la mesure où il travaille sur le passé, contrairement aux Zola, Balzac, Flaubert et autres Maupassant qui puisent dans la contemporanéité la représentation du réel et des vivants. Retour donc au problème de la voix des morts. Avant les premiers et nasillards phonographes, le romancier et l'historien ne disposaient que d'une documentation écrite, massive, volumineuse mais sans volume, plate en l'absence de ce qui donne du relief à la vie : les inflexions de la parole, les aigus et les graves des intonations, les modulations des échanges verbaux. Bien sûr, on peut encore entendre un Jules César lancer son «Alea jacta est» au moment de franchir le Rubicond pour s'emparer du pouvoir, avant de tomber plus tard sous les coups des conspirateurs et de l'étonnement : «Toi aussi, mon fils…» On peut aussi avoir à l'oreille le faible murmure d'un Galilée arguant d'une vérité indéniable : «Et pourtant elle tourne.» Oui ! bien sûr, on peut entendre tout cela mais pour ainsi dire, dans le vide, comme des îlots sur une page blanche, déconnectés de la situation et de l'atmosphère qui leur donnent le plein de leur sens : le bruit des conjurés s'acharnant sur César, leur rage et leurs interjections (car il faut bien cette rage pour accompagner la mise à mort d'un empereur), les propos excités des soldats et des officiers franchissant le Rubicond (car il faut bien cette excitation pour se lancer à l'assaut d'un trône). Difficile donc pour un romancier de réécrire l'histoire à partir des seuls écrits, sauf lorsque ces écrits sont des documents «sub-littéraires» qui saisissent à l'état brut et sèchement les faits et les situations. Après tout, quoi de mieux qu'un procès-verbal de l'interrogatoire d'un prévenu pour faire entendre des voix dans la vérité d'une situation brute et même brutale ? Marguerite Yourcenar nous livre in extenso un de ces textes qui nous donne un exemple parlant de la voix des morts. Il s'agit des procès-verbaux du procès de Fra Tommaso Campanella, moine indocile et auteur de La Cité du soleil, qui naquit en 1568 pour passer plus d'un tiers de sa vie en prison, et subir sept fois la torture entre les mains expertes de bourreaux napolitains et romains. Après avoir introduit un espion dans la cellule de Tommaso Campanella pour commencer à le faire parler, on passe aux choses sérieuses. Le 18 juillet 1600, Campanella est conduit dans la salle de torture et ses tortionnaires sont payés pour ne pas perdre de temps. L'accusé dit : «Je me sens très mal», et c'est sans doute encore la vérité quand il s'écrie un peu plus tard : «Je n'en puis plus… Je meurs, par Dieu…» Les 4 et 5 juin 1601, les séances de torture sont reprises et menées en présence de deux évêques et d'un protonotaire apostolique. Le protocole s'alourdit, le drame prend de l'allure et le personnage principal trouve le ton qu'il faut, et les paroles qui esquivent. Quel talent ! – «Liez-moi bien, vous voyez bien que vous me faites mal.» – «Laissez-moi, je suis un saint, je n'ai rien fait .» – «Ne me tuez pas, je vous donnerai quinze carlins…» – «Ils m'ont tué … Ne me tuez pas … Je meurs…» Mais le mort parle encore, et le notaire note. On lui dit de cesser de faire le fou, et Campanella se tait. On lui dit pourquoi il est si préoccupé par son corps (écartelé sur le rouet), il répond que l'âme est immortelle. On lui dit que s'il parle, on le laissera dormir à l'aise, et il ne dit rien. Il n'y a plus rien à noter. Les seigneurs juges ordonnent qu'on le reconduise dans sa cellule, après 36 heures de supplice. La victime a eu raison de ses bourreaux. Soulagé, Campanella se relâche, et on l'entend dire : «Ils pensaient que je serais assez couillon pour parler.» Hélas ! Le notaire n'a pas lâché sa plume, et tandis que le bourreau réinstalle Campanella sur le rouet, j'entends la voix de mon père et son insulte préférée : «Quel couillon !» Même pas un gros mot. Hauteur de vue et insulte digne du bonhomme goûteur de Valéry et de son cimetière marin. J'entends la voix de Valéry qui me dit que le vent se lève et qu'il faut tenter de vivre. J'entends. Les voix des morts grouillent dans ma tête. Il me suffit de tendre l'oreille et d'écouter les vers corrupteurs qui rongent leur corps et nos âmes, et se repaissent de notre vie de vivant. Allez, salut, papa ! Puisqu'il faut faire entendre des voix.