Elles accélèrent encore, dépassent les rares voitures présentes, jouent de leurs lumières, se rejoignent au centre de la voie bitumée. Puis elles recommencent leur ballet une nouvelle fois : décalage, lumières, accélération… Ce doit être ça, Alger à l'heure du rodéo urbain mondialisé. Plus loin, les lumières des voitures jouent encore dans la nuit et dessinent dans le ciel un décor de cinéma fantomatique. Voici l'aéroport. Lumière sur lumière Les barrages policiers (habituels) semblent somnoler dans cette douce et fraîche soirée de Ramadhan. Le ventre plein et la tête gonflée d'espoir, me voilà donc en partance pour Francfort. Pas pour y faire du tourisme ou visiter le Salon de l'automobile. Pas, non plus pour négocier un prêt bancaire au siège de la Banque centrale européenne. Encore moins pour intercéder auprès de la direction de la Fédération allemande de football (dont le siège se trouve précisément à Francfort) afin qu'on se souvienne de ce mercredi 16 juin 1982 où, à Gijòn, sur les coups de 19 h, l'Algérie terrassa «l'ogre allemand» et qu'en mémoire de ce haut fait d'armes, on invite notre équipe nationale à participer à la prochaine Coupe du monde de Football en Allemagne. En qualité d'invité d'honneur bien entendu. Non, il n'en est rien, ne rêvons pas. Il est près d'1h et contre toute attente, l'aéroport ne sombre pas dans une douce rêverie. Il est, au contraire, plein d'une agitation curieuse, que je distingue mal. Des ombres, des silhouettes, des groupes de personnes vont et viennent, un brouhaha emplit l'espace, tache blanche sur ma rétine, halo de lumière dans le hall pétrifié : mais oui, ce sont les pèlerins en partance pour La Mecque, encore quinze jours de jeûne et la tradition veut qu'on aille les passer au centre du monde musulman. Lumière sur lumière. Ils sont émouvants ces vénérables vieillards – un peu moins vieux aussi – une lumière particulière inonde leurs yeux. Ils sont heureux de concrétiser le rêve de leur vie, ils se tiennent par la main comme pour ne pas se perdre, ils ont tous un badge au bout d'un cordon passé autour du cou et avancent prudemment, hagards et joyeux. Rien ne peut entraver leur bonheur à présent. A la PAF, les policiers se montrent affables avec eux, ils leur souhaitent bonne chance et leur demandent de prier pour eux, une fois là-bas. Les salles d'embarquement sont toutes noires de leurs habits immaculés. Excepté une, presque vide : celle pour Francfort. Mais pourquoi partir à Francfort ? A 2 h ? C'est qu'à partir du 19 octobre se tient, dans la ville qui fut la capitale de la Confédération germanique de 1815 à 1866, le Salon international du livre. En gros, la plus grande manifestation du livre au monde. Et comme la Lufthansa m'offre ce voyage, me voilà contraint de prendre ce vol de nuit. Pourquoi aussi tard ? On m'a murmuré que c'était un vol «calibré» pour ces braves pétroliers américains qui triment dans notre beau désert, et qui, par la magie de ce voyage nocturne, arrivent à Francfort à l'aube, à temps pour attraper une correspondance pour Austin ou Dallas, à temps pour arriver à l'heure du déjeuner dans le profond Texas, pas loin des terres de l'ami George W. B. Le raisonnement, pour farfelu qu'il soit, se tient. On est mondialisé ou on ne l'est pas. En vérité, la salle d'embarquement ne fait pas le plein. Tout au plus, une trentaine, affalés sur des chaises inconfortables, dévisageant les pèlerins à côté, si bruyants et si vivants ! Il 2 h passées et nous voilà dans l'avion, accueillis cordialement par des hôtesses qui n'en demandaient certainement pas tant. Nous nous éparpillons dans la cabine. Là un groupe d'Asiatiques – des Chinois retournant au bercail ? Non, des diplomates philippins – devisent entre eux doucement, ici un homme d'affaires, solide gaillard auquel ne manquent que des santiags et un chapeau façon cow-boy pour qu'il corresponde pleinement à mon fantasme de l'affreux Yankee, et deux Allemands discutant sûrement du résultat des dernières élections législatives dans leur pays. Puis la nuit nous recouvre entièrement, les moteurs ronronnent à nos oreilles et le sommeil nous emporte bientôt sur les bords du Main, le fleuve qui traverse Francfort. Aéroport de Francfort, mardi 18 octobre, 6 h. L'aéroport semble presque interminable dans l'aube qui s'annonce, c'est une énorme araignée qui déploie des pattes gigantesques dans toutes les directions satellites des salles d'embarquement et de débarquement. Sur le tarmac, déjà une multitude d'appareils s'ébrouent dans l'attente d'un décollage imminent. Les voyageurs se pressent, sans cohue pourtant. Devant les guichets de police ou les comptoirs d'enregistrement, les files se forment, disciplinées et patientes. Le jour ne s'est pas levé et pourtant la vie a repris son cours puissant et inexorable : hommes d'affaires, touristes, étudiants, diplomates… Eloge du gigantisme On arrive du monde entier et c'est vers le monde entier que tous se dirigent. Les tableaux d'affichage clignent sans arrêt des yeux, dans une succession incessante et infinie de villes : Istanbul, Berlin, Rome, Tokyo, Dubaï, Paris, Tunis, Delhi… Vertige du Monde. On se souvient alors qu'avec plus de 50 millions de passagers par an, l'aéroport de Francfort est le deuxième aéroport européen après Londres mais devant Paris, alors que la ville ne compte que 800 000 habitants (une naine comparée à Londres, 8 millions, ou Paris, 10 millions !) On se souvient aussi que Francfort est presque au centre de l'Europe, tant sa position est privilégiée et qu'elle se trouve grosso modo à égale distance de Londres, de Paris, de Milan et d'Amsterdam ! Dès qu'on y pose le pied, Francfort semble faire l'éloge permanent du gigantisme. Mais un gigantisme à visage humain. Ici, rien ne vient rappeler l'atmosphère de Blade Runner. Non, on a tout simplement à faire à une ville – une architecture commerciale, ni laide ni belle – simplement efficace et effacée. De l'aéroport on rejoint la ville en 15 mn, pour débarquer dans la grande gare centrale. Puis, la ville s'offre sans détours, on la découvre de plain-pied, naturellement, spontanément. Le centre n'est pas bien grand pourtant. C'est un essaim de buildings (dont le plus haut d'Europe qui vient se percher à 300 m), essentiellement des sièges de banques (au total, la ville compte 370 banques !), ou de compagnies d'assurance, un essaim bourdonnant, traversé de reliquats de l'histoire récente. Comme de nombreuses villes, Francfort a été en grande partie détruite durant la Deuxième Guerre mondiale, mais nombre de bâtiments (églises, centre historique …) ont été reconstruits à l'identique. Cependant leur patine fraîche montre bien que ce ne sont que des copies, admirables copies certes. A Francfort donc, si la modernité est bien visible (une modernité qui, curieusement, n'est pas clinquante), elle n'a pas la mémoire courte. Dans une fulgurance bizarre, je me souviens soudain, au détour d'une place, que c'est à Francfort qu'est né Goethe. Ce qui me ramène fort heureusement à l'obscur objet de ma visite. Un écrivain donc, et quel écrivain ! «Je suis venu au monde à Francfort sur le Main le 28 août 1749, à midi heure tapante», écrivait Johann Wolfgang von Goethe dans ses mémoires. Goethe a certes passé une grande partie de sa vie en dehors de sa ville natale, mais c'est à Francfort qu'il a créé ses principales œuvres, et notamment ce délicat et terrifiant chef-d'œuvre Les souffrances du jeune Werther. Et c'est à Francfort qu'est remis chaque année le Prix Adorno (autre enfant de la ville, fondateur de l'Ecole de Francfort qui bouleversa la sociologie moderne), un prix prestigieux, qui a récompensé d'abord nombre de chercheurs alémaniques puis s'est ouvert à d'autres disciplines en récompensant le cinéaste Jean-Luc Godard, le philosophe Jacques Derrida ou encore le musicien Ligeti en 2003. Me voilà bien. Une fois franchi l'essaim de gratte-ciel -qui vont chercher leurs fondations très loin et s'assoient à même le sol sur des plaques de béton qui peuvent atteindre 4 mètres d'épaisseur -, si d'aventure on se sentait perdu, l'air frais et tranchant du matin qui danse dans un ciel cristallin et d'azur nous rappelle la proximité du Main : c'est le repère de la ville et, son axe de vie. Le fleuve coule paresseusement découpant deux rives, la Museumsufer, les fameuses rives des Musées. De part et d'autre se succèdent, au milieu d'une végétation abondante, au-devant de promenades soigneusement entretenues, des musées de toutes sortes : art moderne, ethnographie, cinéma, Grand musée d'Art… Le premier que l'on trouve est une grande bâtisse blanche posée au milieu d'un grand parc. C'est le Musée des Arts Décoratifs. Construit en 1984, il est l'œuvre de Richard Meier, l'architecte du siège de Canal Plus à Paris et du Musée d'art moderne à Barcelone, connu pour ses bâtiments d'un blanc immaculé. Il est bientôt 9 h, le froid perçant m'a légèrement engourdi. Je m'assieds sur un banc de pierre, sous un grand orme, et contemple cette œuvre majeure de l'architecture contemporaine en m'abandonnant aux caresses d'un soleil presque gai. La lumière semble traverser le bâtiment de part en part, et s'en dégage alors une sorte de sérénité éclatante. «Mehr Licht !» («Plus de lumière !») s'écriait Goethe sur son lit de mort à Weimar le 22 mars 1832. Oui, plus de lumière encore.