Depuis la (sur) venue de Bouteflika au pouvoir, le thème de la réconciliation nationale a rythmé les discours et les débats de la vie nationale de façon récurrente. Pour ou contre, mais le plus souvent nuancés, les protagonistes politiques y sont allés chacun de leur propre sensibilité politique, de leur stratégie partisane ou de leurs propres convictions. On a vu d'anciens « éradicateurs » s'aligner sur les objectifs présidentiels avec aisance pendant que d'anciens « san't égidiotistes » s'en démarquer ostensiblement. Aussi, il serait pour le moins péremptoire de trancher dans le vif du débat en donnant raison aux uns ou aux autres. Il serait tout aussi imprudent de définir toute l'action de l'actuel locataire d'El Mouradia à travers le seul prisme de cette politique de réconciliation. D'autant plus que Bouteflika n'a pas encore défini clairement sa volonté, ses objectifs et les moyens pratiques de cette politique. Bien malin serait celui qui pourrait lui apporter la contradiction ou même le soutien, sachant qu'en dehors du terme générique de réconciliation nationale qu'il propose, toute chose et son contraire peuvent y être inclus, à tel point que même l'irréductible MDS y a vu le salut ! Cependant, il n'est pas inutile d'ouvrir un débat ne serait-ce que sur les principes énoncés de cette politique et de réfléchir sur le bout par lequel prendre le problème algérien. Bien sûr, l'esprit peut être immédiatement amené à comparer les situations et à essayer de voir ce qu'il s'est fait sous d'autres cieux, en Afrique du Sud, au Liban, ou ailleurs, dans les pays déchirés par des affrontements civilisationnels, ethniques, culturels et politiques. Mais à bien y regarder, le cas algérien est décidément encore plus complexe, plus ardu, plus incertain. Le moins que l'on puisse dire est que l'Algérie est une nation dont le cheminement est des plus douloureux, des plus tragiques. En 2004, ceux parmi nous qui ont encore la force de jeter un regard introspectif sur leur histoire ne rencontrent que les humiliations d'une trop longue colonisation, suivie par les fracas d'une révolution armée, puis par ceux d'une tentative avortée d'une émancipation sociale, enfin par un déchaînement furieux et suicidaire de forces obscures et mortifères. Victime durant une décennie d'une effroyable entreprise de destruction massive, l'Algérie a vécu l'enfer dont les chaudrons avaient été alimentés par trois longues décennies d'un populisme infantile, de l'injustice d'un Etat de non-droit et de l'incapacité de ses dirigeants à penser et à réaliser l'Algérie moderne. Le terrorisme et la violence ont pris racine dans ce terreau, nourris autant par l'idéologie islamiste radicale que par l'absence des libertés politiques, le désert culturel et la misère sociale. Aujourd'hui encore, le véritable diagnostic de la crise algérienne n'a pas été définitivement et précisément établi. Le regard des uns et des autres porté sur les événements est toujours divergent, sinon antagoniste. Cependant, l'homme politique n'a pas - in fine - à rechercher et à conceptualiser la théorie sur la genèse de la réalité mais plutôt à concrétiser les moyens à mettre en œuvre pour la changer et la faire évoluer. Depuis 1997 au moins, les pouvoirs publics ont amorcé une approche graduelle pour faire baisser la tension dans la société due aux contradictions idéologiques et politiques (loi sur la rahma, accord ANP-AIS, loi sur le repentir, grâce amnistiante...). Malgré les apparences et à part quelques nuances de forme, l'action de Bouteflika dans ce domaine s'inscrit naturellement et directement dans cette logique stratégique. Celle-ci a été programmée sans aucun doute par les véritables centres sécuritaires et décisionnels du pays alors que celui-ci était au summum de la crise. La passation du portefeuille du MDN entre les généraux K. Nezzar et L. Zeroual en 1993 révèle a posteriori les véritables intentions des concepteurs de cette stratégie. Le référendum sur la réconciliation nationale et l'amnistie générale qui se profilent ne seront donc que le couronnement d'un processus de normalisation décidé et mis en œuvre depuis lors. Il est évident que sans une stratégie politique, complétée par une action militaire d'envergure, le terrorisme ne s'éteindra jamais. Dans son principe et surtout dans ses objectifs premiers (la paix et la sécurité pour tous), nul ne saurait remettre en cause la réconciliation nationale, à condition bien sûr qu'elle ne prenne pas l'allure d'une reddition de l'Etat, ce qui semble être hors propos. Tout le problème maintenant est de savoir comment la réaliser, comment définir les arbitrages à effectuer, comment rendre justice aux victimes innocentes tout en ouvrant la porte au pardon. Une vraie réconciliation passe par l'énonciation de la vérité, la condamnation - même symbolique - du fautif, la réhabilitation des victimes. Mais la sortie de crise ne peut être envisagée sans, par ailleurs, la perspective de l'établissement d'un véritable Etat de droit et de règles démocratiques respectées, de la levée de la mainmise de la bureaucratie sur l'économie du pays, de la lutte contre la corruption, de la sécurisation des citoyens et du sauvetage de la jeunesse algérienne de la délinquance et de la débauche, d'une justice indépendante mais contrôlée contre ses propres dérives, d'un système éducatif modernisé. Dans cette crise algérienne, la responsabilité de l'Etat est gravement mise en cause. Indéniablement, celui-ci en est à l'origine car les choix stratégiques qui avaient été faits dès les années soixante et soixante-dix ont semé les germes de la fitna. Le développement fulgurant de la protestation islamiste des années 1990 n'était pas un phénomène spontané. Il n'a été que l'expression manifeste des désordres idéologiques, politiques, économiques, culturels et sociaux induits par le pouvoir de la pensée unique en action depuis 1962 au moins. Aujourd'hui, une réconciliation nationale même réussie sur les plans politique, juridique et technique ne résoudrait pourtant qu'une partie de la crise algérienne. Ses effets positifs risquent de s'envoler aussitôt si une nouvelle vision politique ne venait pas à la rescousse pour donner sens au véritable changement et surtout proposer un nouveau dessein national. La réconciliation doit avoir pour objet le dépassement de la crise et non pas son approfondissement. Il faut amener la société à transcender les divergences et non pas à les nier. Vu sous cet angle, et aussi large qu'il puisse paraître, le projet de Bouteflika est encore trop restreint, trop politicien. En effet, il ne s'agit plus de réconcilier seulement le peuple avec ceux qui ont pris les armes contre l'Etat et la société. Il faut impérativement s'attaquer aux véritables causes des multiples et profondes fractures qui fragilisent la cohésion sociale tout autant que l'équilibre psychologique de l'individu. Les motifs de discorde plus ou moins dangereux se sont démultipliés au sein de la société, de la famille et de l'individu lui-même. Des thèmes rédhibitoires plus ou moins refoulés, tels les rapports au pouvoir, à la richesse, au travail, à la famille, à la femme (et inversement à l'homme), à l'identité, à la langue..., devront être abordés en toute franchise. Les nouveaux équilibres dans la société doivent être redéfinis. Les rapports entre le besoin religieux et le confort matériel, entre la modernité sans âme et le conservatisme éculé, entre le nécessaire rationnel et l'inévitable irrationnel, entre les valeurs obsolètes et les valeurs universelles, entre le « nationalisme de papa » et le modernisme de Bush, entre les formes extérieures du paraître et le fond authentique de l'être, doivent être repensés. Par l'exemple au plus haut niveau de l'Etat, par la promotion pédagogique des belles actions humaines, par l'école et l'éducation et par les médias, des hommes nouveaux et sereins devront offrir au peuple des raisons de croire, des motifs de satisfaction, des motivations positives, pour accomplir, ensemble et au-delà des divergences conjoncturelles, un dessein commun et sortir enfin de la gangue des contradictions et des névroses civilisationnelles. Malheureusement, dans sa démarche, Bouteflika semble bien s'inscrire dans une optique politicienne où il voudrait s'inscrire comme le sauveur de la nation pour le bien de son image et de son pouvoir. Ce n'est point son patriotisme qui est en doute. Il fait partie d'une génération qui a beaucoup donné à l'Algérie, qui, en même temps, lui a même beaucoup coûté. Comme ses anciens compagnons, comme Messali Hadj, comme Ben Bella, comme Boumediène, comme Boudiaf, comme Aït Ahmed pour ne citer que ceux-là, morts ou vivants, au pouvoir ou dans l'opposition, Bouteflika croit au zaïm, au leader incontestable et incontesté, à l'histoire fabriquée par la volonté d'un seul. Il croit au chef absolu, à la vérité unique, au volontarisme politique. En cela, Bouteflika participe intégralement à la culture du dirigeant arabe. L'image du bon gouvernant que ce dernier a formée en lui-même est celle du patriarche, du prophète, du Messie, du berger qui guide avec brio son troupeau. C'est une dimension anthropologique de l'univers mental qui est en cause. Mais l'Algérie renferme d'autres ferments de culture que ceux du despotisme oriental. La société algérienne est tiraillée par d'autres idéaux, par d'autres forces, par d'autres ambitions. Dans cinq ans, dans dix ans, dans vingt ans, une autre génération d'hommes politiques sera là. Elle aura pour première mission de construire le véritable Etat de droit après que l'indépendance eut été obtenue le 1er Novembre 1954.