«Chergui n'a rien à voir avec l'arrestation de Ben M'hidi.» Lieutenant Allaire, qui a arrêté Ben M'hidi du côté de la rue Debussy en 1957 Entre son domicile à Kouba, ses pérégrinations et le café Tlemçani à Alger, où il a ses habitudes, le vieil homme coule des jours tranquilles, sauf qu'il a mal digéré les attaques dont il a été l'objet. Il a même fini par être agacé par l'image qu'ont donnée de lui ses contempteurs dont les «vociférations hystériques ont dépassé les bornes», tempête-t-il. Alors il s'emporte et perd son sang-froid pour les clouer au pilori. «Lorsque j'étais militant dans le mouvement national, ils faisaient dans le proxénétisme», tonne-t-il avec cette rage qui traduit toute la douleur qui l'a forcément marqué. C'est dur d'être accusé d'intelligence avec l'ennemi. On l'accuse d'avoir «livré» Ben M'hidi, alors qu'il a sacrifié toute sa vie pour ce pays. S'il a longtemps hésité à nous offrir l'hospitalité de sa demeure, c'est que le personnage, au demeurant fort attachant, est devenu distant, voire méfiant depuis les rumeurs et les calomnies qui l'ont profondément affecté et qui continuent de le poursuivre, malgré toutes les informations restituant les véritables faits. Même le regretté Benkhedda y est allé de son témoignage. «Je l'affirme avec la plus ferme certitude, Chergui ne savait pas où se cachait Ben M'hidi, pas plus avant que pendant la grève des 8 jours et encore moins après. A aucun moment, cet homme qui s'est acquitté loyalement de ses obligations envers l'organisation n'a fourni à ses bourreaux les adresses des appartements et pied à terres où j'avais l'habitude de le rencontrer.» Inconsidéré par l'histoire officielle Presque un demi-siècle après l'arrestation de Ben M'hidi, le 23 février 1957, celle-ci demeure toujours une énigme. Chergui Brahim, à son corps défendant, est au centre d'une polémique pour sa soi-disant collaboration avec l'ennemi. Authentique militant de la cause nationale, Chergui nous conte sa vie sur le même rythme, avec la même intonation presque monocorde, comme si celle-ci a été sans relief, sans faits saillants. Et pourtant Dieu sait qu'il y en a eu. De sa naissance, il y a 84 ans à M'sila dans le Hodna, il en parle peu, sinon qu'il est issu d'une famille d'agriculteurs qui travaillaient dur pour gagner leur vie. Quant à son père, El Hachemi, «c'était un patriarche qui régnait sur la tribu». Fils cadet d'une famille de trois enfants, Brahim a gardé des images vivaces de sa jeunesse confisquée. «L'Algérie était partagée en circonscriptions administratives, en communes mixtes où le code d'indigenat faisait loi avec le travail forcé et les lois d'exception. Cette situation intolérable, on l'a surtout vécue dans notre scolarité. Il y avait distinctement deux écoles : l'indigène et la française. Je me trouvais à l'époque à Biskra et notre objectif ultime était de décrocher le certificat d'études», se souvient-il. Puis, il y a eu l'éveil politique, notamment avec la création du PPA en 1937. «Une littérature nationaliste commençait à se faire jour. Nous nous posions des questions et cherchions à comprendre.» Il a fallu qu'il boucle ses vingt ans, le bel âge, pour entrer en politique. «Mon parcours militant dans ce parti n'a commencé qu'en 1943. Mais avant d'y être, nous avions été subjugués par les discours flamboyants des élus nationalistes menés par Benjelloun. On aimait les entendre discourir, les Abbas Saâdane et consorts.» Clandestinité oblige, les militants qu'ils étaient œuvraient à distribuer des tracts de propagande afin de gagner la sympathie des gens et les faire adhérer au parti. «Cela a duré jusqu'au débarquement allié qui a vu l'émergence des Amis du manifeste et de la liberté dont j'étais membre aux côtés du docteur Saâdane avec une ossature du parti composée de Touati, Mekki, Gharbi, Tataï Mohamed Seghir, Troudi El Hachemi… Le secrétariat général était confié à Larbi Ben M'hidi.» Brahim connaîtra sa première déconvenue en 1944 où il est arrêté pour incitation contre l'incorporation des conscrits. Transféré devant un tribunal militaire à Constantine, le policier qui l'a dénoncé n'étant pas en mesure de prouver ses accusations a été arrêté et Brahim relaxé. «A ma libération et pour ne pas être pris pour le service militaire obligatoire, je m'étais enfui à Casablanca où j'ai passé une année.» En rentrant en Algérie, il est arrêté et traduit devant le tribunal pour refus de passer le service. En 1946, Brahim poursuit ses activités militantes. Il est désigné par Assami Mohamed en qualité de responsable de tout l'arrondissement de Batna qui couvrait une superficie appréciable. Là, il fait campagne pour son parti qui le désigne chef de zone de l'organisation paramilitaire du nord constantinois, et ce, jusqu'en mai 1949 où il est appelé à exercer les mêmes fonctions en Oranie. Après la dislocation de l'OS, il a été nommé à l'organisation politique à Blida, dont il est l'adjoint du chef de daïra jusqu'en 1953, peu avant sa nomination en tant que chef de wilaya de Constantine, et ce, jusqu'à la scission du parti et le conflit entre les centralistes et Messali. «Dans cette crise, j'avais pris mon parti, concède-t-il. J'avais opté pour le comité central mais, réellement, j'avais décidé de me retirer de toutes les activités politiques parce que je n'admettais pas qu'on se batte comme des chiffonniers entre militants. Ce n'était pas digne. De plus, je n'ai pas accepté que Messali nous considère comme des 'bachagas” alors qu'on avait consacré toute notre jeunesse, au péril de notre vie, à servir le parti, c'était injuste.» Au déclenchement de la guerre, les militants divisés n'avaient pas beaucoup de choix. «Nous avons été mis devant le fait accompli et étant recherchés, que nous restait-il à faire sinon de prendre le flambeau qui ne cherchait qu'acquéreur.»Tous les militants du parti ont pris fait et cause pour la Révolution, suivant la directive de Abane. «A cette époque, Alger était une zone de fait, puisque, à sa création, elle se nommait ainsi, devenant Wilaya 4. Elle était dirigée par Bitat, remplacé par Abane qui avait du pain sur la planche, vu l'obédience messaliste de la capitale. Avec Hachemi Hamoud, j'ai travaillé en qualité de responsable de l'organisation politique d'Alger qui se composait d'un embryon à La Casbah, sous l'égide de Hamidouche Bouzrina, Hamada Fekrache et Ahcène Laskri. A Kouba, il y avait Ahmed Hassam, Nadir Kassab, Dab, Redjimi, Okbane, Touati Krim. Celui-ci qui était plutôt messaliste a rallié la révolution par le biais de ce groupe. La réunion s'est tenue au domicile de Kassab. C'est là que le contact a été pris avec Boudiaf, et Krim a rejoint le groupe dit des six à la Pointe Pescade.» Responsable politique Puis Brahim, la mémoire toujours fertile, de renchérir : «C'est dans l'appartement de Soltani Abdellatif au 1er Mai que Abane nous a fait le compte rendu des travaux du congrès de la Soummam. Il y avait les chefs de régions Ziane Hamoud, dit Akli le tôlier, Saddedine, Réda de Belcourt, Belouni Mahfoud et moi-même. C'est là que j'ai été désigné responsable officiel.» Mais Chergui était recherché. «J'avais rendez-vous avec le responsable de l'UGTA, dont je ne citerais pas le nom, à la rue des Tanneurs. Les paras de Bigeard sont venus me cueillir. C'est ce responsable qui m'avait tendu un traquenard. J'étais torturé presque à mort. Après plusieurs séances, j'étais affaibli mais je n'ai pas avoué. On me faisait soigner chez un médecin qui m'a dit un jour, que faites-vous avec votre Nasser (allusion à Gamal Abdenacer) ? Ma réaction a été véhémente au point de lui dire qu'on n'a rien à faire avec Nasser et que notre contact avec l'Occident nous a été beaucoup plus profitable et du reste, il nous est plus facile de traverser la Méditerranée que le désert de Libye. Par ce fait, le médecin avait prescrit qu'il ne fallait plus me torturer, sinon il cesserait de m'administrer de la morphine. Cela m'a donné l'impression que ce type a décelé chez moi un élément de récupération. Ce qui était loin d'être le cas. Un jour, un militant chez qui je travaillais a confié au lieutenant Allaire, chargé de notre interrogatoire, que les archives étaient chez moi. Ce militant savait de quoi il parlait, puisque j'étais familier de sa maison, dont je détenais les clefs. On m'arrête, on me met dans la cellule de Ben M'hidi en me menaçant, si je ne remettais pas les archives, que l'on m'exécuterait. J'ai résisté. On m'extrait de la cellule avec Hachemi et on m'amène à la villa Susini à la disposition du tortionnaire Folk. Je suis transféré à Blida où j'ai encore subi la torture. Puis, retour à la villa Susini. Un véritable calvaire. Aujourd'hui, avec toutes les atrocités subies, je me demande comment j'ai gardé toutes mes facultés.» Les souvenirs sont consignés de même que les photos, dont la plus répandue est celle où il apparaît debout avec un Ben M'hidi souriant. Captifs, mais fiers. «Ils venaient de nous faire subir le sérum de vérité. Ils devaient faire un film sur l'exécution, car ils avaient reçu l'ordre d'exécuter tous les cadres. Ben M'hidi était digne. La veste qu'il portait était la mienne.» Son appréciation sur le martyr : «Ben M'hidi, confie-t-il, est un élément qui a été subjugué par les révolutions de l'époque à travers le monde. Il s'en était imprégné. Il était sincère jusqu'au bout, pour la cause nationale. Il a été un élément vital pour la concrétisation du congrès de la Soummam avec Abane Ramdane. L'un sans l'autre, rien n'aurait été réalisé.» Piège à la rue des Tanneurs Brahim lie étroitement la révolution à la lutte discontinue des travailleurs, car, soutient-il, le syndicat est d'inspiration nationaliste, créé par le PPA/MTLD qui a envoyé ses militants à la CGT pour se former. «C'est grâce aux compétences de Aïssat Idir que l'UGTA a pu voir le jour. A l'indépendance, Brahim s'est détaché carrément du circuit. Par sentiment d'amitié, j'ai été contacté par Belaïd Abdeslam qui m'avait proposé d'organiser la police algérienne dès l'indépendance acquise. Je ne pouvais pas faire ce travail, car j'aurais eu des remords en arrêtant les gens et peut-être même celui qui m'a confié cette mission. J'étais prêt à poursuivre mon chemin de militant, mais les régimes qui se sont succédé en ont décidé autrement. Ils n'ont fait que nous donner des coups de pied», regrette-t-il amer. Comme il déplore l'acharnement qu'ont mis certains à le dénigrer. «J'ai supporté cela pendant 40 ans. Je n'avais jamais parlé de ce que j'ai fait. On ne peut s'adjuger la révolution, mais les calomnies m'ont poussé à me défendre. Je ne veux pas que les gens pensent que je suis un traître ou quelqu'un qui a dénoncé. Par probité intellectuelle, je vous dirais que l'endroit où Ben M'hidi a été arrêté, jusqu'à l'heure où je parle, je ne le connais même pas. Mes calomniateurs laissent croire, depuis 1957, que j'ai livré Ben M'hidi à Bigeard. C'est faux. Ben M'hidi a été arrêté avant moi le 23 février et moi le lendemain. Je ne pouvais ni le dénoncer ni donner son adresse, que du reste je ne connaissais pas. Vous voyez jusqu'où peut aller la méchanceté.» S'il n'a aucun regret et est fier de tout ce qu'il a entrepris depuis ses débuts de militant de la première heure, Brahim, même s'il est froissé par la culture de l'oubli, n'en reste pas moins optimiste pour l'Algérie. «J'espère que nous allons mettre la manne d'argent au service du pays et tordre le cou aux entraves qui gênent l'Algérie dans son avancée pour devenir l'âme vivante de l'Afrique du Nord et le centre d'attraction du monde.» Avant de nous quitter, il n'omet pas en guise de conclusion de faire un clin d'œil méprisant à ses détracteurs : «Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose…» Parcours Brahim Chergui, militant de la cause nationale de la première heure, est né en 1922 à M'sila en plein cœur du Hodna au milieu d'une famille d'agriculteurs. Cadet d'une famille de trois enfants, il a été influencé par les hommes politiques de l'époque comme le docteur Bendjelloun, qui l'amenèrent à entrer en politique. C'est en 1943, à vingt ans, qu'il intègre le PPA dont il sera un élément entreprenant. Responsable de l'Organisation d'Alger avant qu'elle devienne zone autonome. Responsable de l'OS dans le Nord constantinois et dans l'Oranie. Il activait sous le pseudonyme «Ahmida». La police entendait parler de lui, mais n'avait aucun indice sur son visage, sa personnalité. Arrêté le dimanche 24 février 1957 sur dénonciation d'un responsable UGTA qui lui avait donné rendez-vous avec… les paras de Bigeard. Torturé à plusieurs reprises, sous la direction du lieutenant Allaire. A l'indépendance, Brahim se retire de toute activité politique et se consacre à son commerce.