Ses symptômes apparents participent d'une esthétique de l'hybridation et du syncrétisme là où ses ressorts cachés puisent leurs racines dans un sol mental saigné par des blessures symboliques. Lors d'une enquête sociologique, sur les élus algériens conduite en 2001, une députée islamiste, tout de hijab vêtue, nous avoua son admiration pour deux modèles politiques féminins : Lady Diana et Madeleine Albreight. Lors de la même enquête, un autre député islamiste radical se félicitait, avec un lyrisme débordant, de l'indépendance de l'Algérie, synonyme à ses yeux d'«extirpation du sol algérien, arabe et musulman, des traces, culturelles et catholiques, de la France». Le même député nous déclara pourtant avoir acheté – grâce à un prêt d'un million de dinars généreusement octroyé par l'Assemblée au tout début de la législature – un véhicule fabriqué par un constructeur… français. Ici surgissent quelques questions. Comment peut-on se revendiquer d'une part de la doctrine des Frères Musulmans qui pose la supériorité de l'homme sur la femme comme axiome canonique, et élire, d'autre part, pour modèle politique féminin des femmes qui se situent aux antipodes de l'idéal type islamique ? Comment peut-on dénoncer l'«invasion culturelle» (al ghazw a-thaqafi) de la France et consommer, dans le même temps, les produits français ci-devant décriés ? Au Caire où le néo-fondamentalisme a littéralement envahi le quotidien, et où le kitsch a pris le dessus sur la culture, les téléphones mobiles n'émettent désormais plus de sons musicaux mais bien plutôt des appels de muezzin ou des extraits de récitation coranique. La logique prônée par le réformisme religieux visant à négocier un compromis entre authenticité (açala) et modernité (mu'açara) atteint ici son paroxysme : l'art de draper en aval une technologie qu'on est incapable d'inventer en amont. Dans une veine similaire, le politologue marocain Mohamed Tozy rapporte dans son ouvrage Monarchie et islam politique au Maroc (1999) les faits suivants : «Sur le vol Casablanca-Paris, une bourgeoise [marocaine] de 80 ans, impressionnante de classe même si elle ne savait ni lire ni écrire, était installée à côté d'un chrétien. Le chapelet à la main, elle ne cessait pas, durant le décollage, de prier à haute voix, au point d'incommoder son voisin. Une fois l'avion stabilisé, elle demanda à l'hôtesse de lui apporter un double whisky. [Interrogée par son voisin sur son comportement contradictoire], elle répondit nullement décontenancée : «Le chapelet est pour lui (Dieu), le whisky est pour moi». Différenciation des sphères ou syncrétisme des normes (sacrées et profanes) ? Cette ambiguïté est bien plus troublante encore dans le cas des jeunes filles en hijab fashion. Avec pantalon moulant, petit haut serré, voile discret sur la tête, maquillage des plus coquets, lunettes de soleil et chaussures à talon, ces filles sont en passe d'inventer une nouvelle syntaxe du corps dans laquelle les conventions esthétiques et les référents éthiques se trouvent entremêlés dans une joyeuse bigarrure. Par-delà l'esthétique, c'est le régime de subjectivité de ces jeunes filles célibataires qui achève de jeter le trouble, tant il est vrai qu'il associe d'un même tenant religiosité et sexualité, conformisme et transgression… Ces exemples trahissent l'ampleur d'un phénomène qui ne finit pas de dérouler ses effets : l'occidentalisation des musulmans. De l'importation des produits de consommation (fast-food, jeans, Nike, jeux électroniques, téléphones portables…) à celle de la technologie politique (Constitution, Parlement, partis politiques, suffrage universel, etc.), l'occidentalisation est bel et bien là, et les réponses qu'on lui oppose, à Alger ou au Caire, ne relèvent que de l'ordre de la mime, rarement de la pensée. D'où cette schizophrénie culturelle ambiante : plus s'accroît la fascination pour l'occidentalisation plus s'exacerbe le sentiment honteux de l'aliénation, d'où le recours constant des sujets à la ruse, au contournement, au bricolage des normes censé produire une authenticité. Mais à y bien voir, celle-ci n'est plus qu'une ré-invention a posteriori et non plus tant un héritage transmis sans altération de génération en génération. Le réformisme musulman du XIXe siècle est pour beaucoup dans cette impasse débilitante. En effet, en tant que matrice de sens, la doctrine réformiste n'a pas pensé la modernité comme une rupture épistémique avec le cadre théiste de l'autorité morale (primat de l'hétéronomie, négation de l'autonomie) et son pendant, la forme féodale de l'autorité politique (le rapport maître/disciple, berger/troupeau, patron/clients). Tout à l'inverse de l'Aufklärung (Lumières), le réformisme musulman, lui, a prôné la modernité en termes de renaissance, de retour à la Tradition, au salaf, le mouvement de pensée consistant à négocier un compromis acceptable entre le progrès technique occidental et la morale islamique originelle. Mais en quoi, diable, les valeurs de l'humanisme laïque (la raison, la liberté, la tolérance, la souveraineté de l'individu, les droits de l'Homme…) qui constituent le socle philosophique de la Modernité occidentale sont-elles plus étrangères à notre «authenticité» que le téléphone mobile, le véhicule 4X4 et tous ces produits de consommation, tout droit venus d'Occident, que nous affectionnons tant ? Ainsi se fait précisément l'importation, par les élites locales, des concepts fondateurs de la modernité politique – tels que «Constitution», «Parlement», «suffrage universel» – en prenant un soin méticuleux à les expurger de leur contenu théorique, c'est-à-dire de l'essentiel : la sécularisation, la citoyenneté, la séparation des pouvoirs, le pluralisme. C'est ainsi que la modernité se voit affadie en mode (vestimentaire, technique) périssable. Et de bricolage en compromis, la démarche a fini par enfanter un hybride qui, à l'entre-deux confus du réformisme, prône l'application urbi et orbi de la norme orginaire : le néo-fondamentalisme. Cette impasse culturelle désastreuse a été décrite par le grand intellectuel tunisien Hisham Djaït en des termes crus : «Je me sens humilié d'appartenir à un Etat sans horizon ni ambition, autoritaire quand il n'est pas despotique, où ne se trouve ni science, ni raison, ni beauté de la vie, ni culture véritable. Cet Etat me réprime, et dans cette société provinciale, ruralisée, j'étouffe […]. En tant qu'intellectuel, je vis une névrose et il est humain et légitime que je projette mon malaise sur ma société, mais les révoltes populaires sont là pour témoigner que ce malaise n'est pas une construction d'intellectuel.»