Après celui de la guerre froide, nous vivons donc sous le règne du clash des civilisations. Comme la Rome antique, l'Amérique se montre ainsi incapable de vivre sans un ennemi extérieur dont elle se sert comme d'un épouvantail. La nouvelle Administration américaine est arrivée en pensant que Clinton avait fait de l'Amérique une proie facile pour ses anciens alliés talibans qu'elle avait lâchés après la débâcle du communisme internationaliste. Ces mêmes talibans allaient offrir aux néoconservateurs de l'équipe Bush-Rumsfeld le prétexte rêvé pour repartir en croisade contre le monde arabe. Car ce noyau dur animé par Dick Cheney et inspiré par Bernard Lewis a, selon le chroniqueur du magazine Newsweek Michael Hirsh, délibérément décidé de placer les Etats-Unis dans une trajectoire évangéliste et un traçage « civilisationnel » remontant aux Croisés. C'est au nom de la croisade que la première réaction aux attentats du 11 septembre fut l'invasion de l'Afghanistan. Cette invasion et la traque ratée de Ben Laden pouvaient encore comporter une certaine cohérence, mais l'invasion de l'Irak peu de temps après a pris à revers tous les esprits un tant soit peu rationnels en et hors d'Amérique. Les néoconservateurs de la première Administration Bush ont fini par admettre que la question des armes de destruction massive n'avait été qu'un prétexte pour justifier leur désir de « finir le travail » laissé inachevé en 1991, lorsque Saddam avait pu sauver sa tête et son régime au nom d'une politique pragmatique recherchant la stabilité. Paul Wolfowitz était l'un des derniers survivants de l'équipe Bush père. Il est par excellence l'élément complémentaire au trio évoqué plus haut. Il est aussi celui qui a complété les sources cultuelles qui, aux yeux des évangélistes puritains, justifient les justifications bibliques à l'occupation de la Palestine par Israël. Les extrémistes évangélistes puisent également dans les mythes leur refus de condamner l'extension de colonies de peuplement sur des territoires internationalement reconnus au peuple Palestinien, mais considéré par eux comme la reconquête de la terre promise. Ainsi, les évangélistes et à leur tête l'équipe du pouvoir à la Maison Blanche considèrent leur alliance avec le judaïsme comme un axe essentiel qui exclut l'Islam qui est, lui aussi, une religion abrahamique. ancrage dans la tradition Malgré son fort ancrage dans la tradition abrahamique, l'Islam est donc rejeté par cette tendance anglicane très puritaine qui aux Etats-Unis axe ses convictions sur ce que ses adeptes qualifient de « monde judéo-chrétien ». Pour eux et pour leurs penseurs comme Bernard Lewis, c'est ce monde et ses valeurs qui ont créé la démocratie moderne tandis que le monde musulman serait à leurs yeux « invalide » au progrès humain. En dehors de l'aspect fondamentalement raciste qui sous-tend ces idées, on peut affirmer qu'elles sont récurrentes dans la pensée occidentale récente, puisqu'elles ont servi à justifier le colonialisme et sa prétendue mission civilisatrice. Au XIXe siècle, les Européens ont conquis des terres qui ne leur appartenaient pas en Amérique, en Asie, en Afrique et en Océanie. Ils ont commis des génocides qu'ils n'ont jamais reconnus. Le massacre des Indiens d'Amérique et la victoire des conquérants européens constituent une raison de plus pour les USA de ne pas condamner un colonialisme israélien qui se fait sur la même base. Les Européens qui ont du mal eux-mêmes à reconnaître les crimes du colonialisme sont gênés devant un mécanisme d'expansion qui ressemble étrangement à celui qui fut récemment le leur. Mais l'histoire est faite aussi de faits accomplis et de transmission d'acquis culturels. C'est de tout cela que se nourrit en réalité le fameux et dérisoire « clash » des civilisations. Comme on le voit, ce nouveau mythe n'a rien de nouveau. Il a été remis au goût du jour pour justifier la remise en cause des indépendances chèrement acquises. Il me semblait important de planter le décor qui a servi à la remise au goût du jour de l'affrontement des civilisations. Précisons encore que la terminologie « clash des civilisations » a été utilisée pour la première fois par Bernard Lewis en 1990 dans son essai intitulé The roots of Muslim Rage (Les Racines de la grande colère des Musulmans ) et que Samuel Huntington a admis lui avoir empruntée. Une invasion qui divise Autant le monde avait cru comprendre les raisons de l'intervention en Afghanistan, autant l'invasion de l'Irak a divisé l'Occident dont la partie catholique a mal compris les motivations d'une agression contre un pays qui garantissait la liberté de culte d'une minorité chrétienne arabe. Le désordre provoqué par une expédition contre un régime certes, tyrannique mais néanmoins laïque, a laissé des traces profondes et montré que les motivations religieuses n'étaient pas cohérentes. C'est sans doute pour pallier cette cacophonie que les conseillers de Cheney lui ont conseillé, du fond de son bunker, de jeter sur la table les dessous des cartes. Les Etats-Unis d'Amérique ont eu alors le mérite de proposer enfin une réponse au clash des civilisations sous la forme du projet du grand Moyen-Orient démocratique. Ce projet ne fait que revenir aux théories développées depuis 50 ans par Lewis sur l'obligation des musulmans d'abandonner leur passéisme et leurs rêves de grandeur pour reprendre le cours de la civilisation occidentale là où il se trouve, c'est-à-dire au chapitre démocratique. C'est la meilleure façon qu'ont trouvé les Américains pour proposer un dialogue au monde musulman. Les partisans de cette approche font très justement remarqué que l'Occident chrétien s'est appuyé à la fin du Moyen-Age sur les immenses progrès culturels, scientifiques et humains réalisés par le monde musulman pour avancer. Le monde des Lumières était alors celui d'Ibn Rochd et d'El Mamouni, et l'Occident chrétien n'a pas hésité à s'en servir pour sortir de l'ignorance. A l'époque, l'Andalousie musulmane incarnait la modernité. Pourquoi se demandent-ils, le monde musulman qui se trouve dans une situation similaire quinze siècles après, se montre-t-il si réticent à continuer le cours de la civilisation universelle, lui qui avait transmis à la Méditerranée le savoir et l'art de vivre grec ou indien. Les Occidentaux devraient de leur côté se souvenir que tout ne fut pas simple avec la Reconquista et les fondamentalistes chrétiens qui rejetaient l'algèbre parce que son origine était arabe. Umberto Eco rappelait dans le Nom de la Rose qu'on interdisait aux prêtres de lire les manuscrits grecs traduits en arabe pour ne pas pervertir leurs esprits avec des idées de liberté. clarifications Le dialogue des cultures vu par la diplomatie américaine a l'avantage de clarifier les règles du jeu, et on peut souhaiter que ces règles s'appliquent à tous. Ils font, cependant, la même fatale erreur d'approche que les Européens, par ailleurs fort sincères d'initier un dialogue des cultures et des civilisations. On comprend bien que chaque peuple apporte à la civilisation universelle sa contribution culturelle. Et dans ce sens, on peut comprendre le pluriel appliqué aux cultures. Mais prétendre que les croyances religieuses suffisent à constituer des civilisations distinctes et antagonistes me paraît non seulement erroné mais dangereux. La culture universelle est fortement marquée par l'apport des cultures méditerranéennes, mais aussi chinoises ou pharaonique et indienne. Chaque culture est comme un affluent qui se déverse dans un grand fleuve appelé civilisation humaine. Discriminer les hommes en les exilant dans des civilisations irréductiblement opposées est à la fois le début et le recommencement des grands malentendus qui ont toujours été à l'origine de tragiques malentendus. La culture grecque a vécu longtemps et sa pensée continue à irriguer la civilisation universelle, pour la simple raison que le monde hellénique a cherché à rayonner plutôt que d'imposer sa suprématie politique. Les empires naissent, grandissent puis se disloquent. Les grandes civilisations leur survivent toujours.