Ce qui lui permettra de se répandre à travers le monde d'une façon étonnante. Halladj, qui est né, lui, à Al Baïdha dans le Sud de l'Iran en 885 et décédé en 922 à Baghdad sous la torture et sur la roue, va permettre à plusieurs Soufis d'installer, tranquillement, leur doctrine deux siècles plus tard. C'est ainsi qu'Ibnou Arabi, né en 1165 à Murcie en Andalousie et décédé à Damas en 1241, émergera grâce au martyre d'El Halladj, à l'origine de cette révolution qui introduira le rationalisme dans la théologie musulmane en la débarrassant de ses scories tant politiques que mercantiles ; et en développant le mysticisme le plus radical. Ibnou Arabi va s'engouffrer, donc, dans la brèche ouverte par le premier soufiste d'une façon magistrale et sera considéré, jusqu'à nos jours, comme le grand maître (Al Cheikh Al Akbar) de la doctrine. Ibnou Arabi est un moniste intransigeant, doublé d'un styliste hors du commun et d'une capacité d'abstraction qui va le mettre à l'avant-garde du mouvement, pour toujours. Son système se fonde sur un postulat très simple : l'unicité de l'être en tant qu'étant. Et ce postulat sera récupéré par Hegel, Husserl et Schopenhauer à la fin du XIXe siècle. Ainsi, Dieu est unique et sa créature privilégiée, l'homme, aussi. Et c'est ce va-et-vient dialectique qui va faire l'originalité d'Ibnou Arabi. Et la façon de l'exprimer : le style dont la beauté et la complexité laissent le lecteur contemporain dans l'étonnement et le désarroi, tant le texte arabien est dense, poétique et intelligent. A la limite, en le lisant, on en oublie presque la thèse au profit de la forme. Tout en proclamant l'unicité de Dieu comme la base fondamentale de toute sa conception, Ibnou Arabi n'en est pas moins panthéiste dans la mesure où il humanise Dieu et défie sa créature, c'est-à-dire l'homme en tant qu'étant et non plus qu'en tant qu'être ; parce qu'il est le produit de la perfection divine, il participe lui aussi à une certaine forme de perfection que Dieu lui a octroyée parce qu'il en émane. Et cette perfection, c'est l'intelligence. Comme chez Halladj, comme chez Shahraouardi et comme chez la plupart des grands mystiques de l'Islam. Grâce à ces postulats posés d'emblée, la notion de matérialité disparaît, ainsi que la notion de plaisir. Le seul plaisir possible réalisable et durable est l'adoration de Dieu. Tout autre plaisir est éphémère et donc inutile, voire inepte. Le «panthéisme» d'Ibnou Arabi se résume dans cette affirmation que Dieu a un visage, dont la beauté est l'empreinte divine qui se retrouve dans la conception par Dieu de l'être humain et dans celle de l'Univers ainsi créé à sa propre image. L'homme et le cosmos sont beaux, parce que le Créateur est beau. Et cette conception esthétique du monde qu'introduit Ibnou Arabi dans l'Islam le rend jubilatoire. Jubilatoire et ludique. Le monde s'offre à l'être humain comme une célébration amoureuse et charismatique de présence de Dieu qui imprègne constamment la vie ordinaire et sa banalité. En fait, on retrouve là la position de Halladj, mais beaucoup plus élaborée et moins extatique. Ibnou Arabi va aller plus loin que Halladj parce qu'il fait de la «pondération» son credo fondamental. La philosophie, chez lui, n'est plus gesticulation, transe et débordement du corps. Elle est une réflexion sereine et rigoureuse qui se base sur la démonstration logique. L'homme ainsi créé par Dieu est habité par l'ardeur divine et par la passion mystique. C'est à ce sujet qu'il va être combattu par Ibnou Taymia au XIIIe siècle, mais d'une façon théologique et pacifiste qui a été dénaturé, aujourd'hui, par les intégristes islamistes qui ont complètement manipulé les thèses d'Ibnou Taymia en les déformant complètement. Les thèses de ce dernier entraient dans la «jadalia» ; c'est-à-dire dans ce que les Romains appelaient «la disputation». Il est vrai qu'Ibnou Arabi dans ses différents livres et dans ses séances de Dhikr extatique, qui étaient très prisées de son vivant, convoque tous les prophètes des religions monothéistes à travers ce qu'il appelle «Les présences imaginaires» qui ont fait réagir ses adversaires qui vont très vite l'accuser d'hérésie. Ce qu'il réfute en répondant avec insistance : «Je ne fais que parler avec eux !», d'autant plus que pour le Cheikh Al Akbar, Mohammad est bien le dernier des prophètes et le dernier émissaire de Dieu sur terre. Influencé par le néoplatonisme, il présente des recoupements avec le taoïsme et avec la philosophie zoroastroade, dans lesquelles il va puiser une conception très avancée à l'époque : grâce au «Coït cosmique, les pôles femelle et mâle sont égaux». Vacillant entre l'anthropomorphisme (Dieu a un corps et un visage; surtout un visage !) et la transcendance la plus pure et la plus abstraite, Ibnou Arabi n'y voit aucune contradiction ; bien au contraire ! Il y voit une formidable complémentarité ou comme disait Halladj «une fusion et une confusion». Cela grâce à une expérience que le grand mystique musulman mènera jusqu'au bout qui est celle de l'amalgame entre l'ontologique et l'esthétique. Cette expérience, il va exprimer dans son «tourjoumane al achouak» (les translations de la passion) dans lequel, il tente de faire la synthèse entre les trois religions monothéistes et le taoïsme. Dans Foussous Al Hikam (Les Gemmes de la Sagesse), il expose la vision des prophètes et l'explique par le Verbe et leurs capacités à innover et à se confondre dans le style de l'écriture. Al Foutouhat Al Maqqia (les conquêtes mecquoises) demeurent, à ce jour, la plus grande encyclopédie soufie. Dans cette somme, Ibnou Arabi fait ressortir une synthèse entre l'expérience mystique et ontologique avec l'expérience personnelle (fragments d'autobiographie, entre autres) et la symbolique très complexe et très ardue. Ce texte inspirera plus tard l'ésotérisme chrétien. En relisant Al Foutouhat Al Maqqia, on est frappé par l'obsession du Maître dans son désir de fonder un syncrétisme total grâce à la technique du «tachbih» (La ressemblance.) Mouhiddine Ibnou Arabi a donc fondé la vivification d'un Islam capable de fonctionner dans le rationnel et le non rationne l; c'est-à-dire l'intuitif et le sensitif. L'Emir Abdelkader qui fut son grand adepte ne s'y est pas trompé en étant son premier éditeur en transformant ses manuscrits en livres imprimés. Abdelkader qui fut enterré aux côtés de son maître en 1883 à Damas. Ainsi, avec Al Cheikh Al Akbar, le soufisme musulman allait boucler la boucle que Halladj avait initiée aux dépens de sa vie.