De la «bonne» colonisation Ce que nous nommons saint-simonisme colonial équivaut à l'idée de «colonisation de progrès», c'est-à-dire à la «bonne» colonisation. Des études, des essais, des rééditions de textes d'époque, des articles de presse sur la colonisation de l'Algérie s'accordent à reproduire, en ces temps de révisionnisme colonial et de relativisme post-moderne, l'idée selon laquelle il y eut une «bonne colonisation», ou, énoncé plus subtilement, qu'il y eut, à côté d'une mauvaise colonisation, une bien «bonne». Au moment où est rédigée cette étude, cette idée a pris corps dans un projet de loi(3) «visant à la reconnaissance de l'œuvre positive de nos concitoyens qui ont vécu en Algérie pendant la période de la présence française». Car «ce n'est pas insulter l'avenir que d'effectuer un travail de mémoire lucide et équilibré» et dissimuler cette «œuvre positive» serait «une erreur historique». Indépendamment de cette loi, les discours post-coloniaux, provenant de divers horizons politiques, vantant la positivité coloniale, ne sont pas sans lien avec celles de courants d'idées, nés au XIXe siècle, héritiers pour certains de l'esprit des Lumières, qui, au-delà de leurs clivages minorant ou ignorant la nature du colonialisme, ont célébré le triomphe de la «civilisation», tel Victor Hugo : «C'est la civilisation qui marche contre la barbarie. C'est un peuple éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit. Nous sommes les Grecs du monde, c'est à nous d'illuminer le monde.» Mais ces discours ne sont pas exclusifs à la sphère politique contemporaine. En parcourant quelques études savantes, publiées entre 1991 et 2000, consacrées aux saint-simoniens, nous pouvons lire(4) que «les saint-simoniens, dans leur grande majorité, sont pour une colonisation, mais en douceur qui éviterait un choc frontal avec les populations arabes». Une autre étude nous dit que «… Enfantin verra quant à lui dans la colonisation de l'Algérie une chance historique d'accélérer la fusion des civilisations européenne et orientale. Il est, à bien des égards ,regrettable que son souhait de voir la conquête algérienne produire "une association avec le vaincu, qui lui soit, en définitive, aussi avantageuse qu'au vainqueur". (Enfantin dixit), ainsi que «ses conseils relatifs au respect à témoigner aux populations assujetties et à leurs institutions n'aient pas été plus écoutés». Enfin une troisième, en présentant l'ouvrage d'un saint-simonien, en l'occurrence Ismail Urbain, de son vrai prénom Thomas, acquis à une colonisation «humaniste» et qui néanmoins «ne perd jamais de vue les intérêts de la France», estime que «l'administration militaire» a su prendre de «sages et utiles mesures» pour les colonisés et que ceux-ci «ont accompli des progrès considérables». Les mythes, nous le savions, ont la peau dure. Ils nous disent que le saint-simonisme colonial refusait oppression et asservissement et a su porter, ou aurait pu porter, non seulement la «fusion» civilisationnelle, mais aussi «douceur» du contact et «respect» au colonisé s'il avait été «écouté» et appliqué. Le «réseau rédempteur» Notre propos, quant au rôle des saint-simoniens dans la mise en place des réseaux coloniaux de la guerre, del'économie, du commerce, de la science, des moyens de communications et de transport et ceux de la «soumission» se limitera, dans le cadre de ce travail, à la période qui va de 1830 à 1848. Il est bien évident que leur action a été bien au-delà de cette date. Mais la période arrêtée n'est pas arbitraire. En effet, en même temps qu'elle cristallise plusieurs durées de la colonisation, elle est le moment où ont été inventées lois, doctrines et ingénieries coloniales, nourries d'idéologies diverses et contradictoires, mais toutes légitimatrices de l'asservissement des autres. Si l'année 1830 n'est pas encore significative de l'action des saint-simoniens en Algérie, elle est toutefois indicative de la participation zélée et brutale d'officiers polytechniciens, tel Lamoricière, qu'une fulgurante «carrière» coloniale conduira en 1848 au poste de ministre de la Guerre dans le gouvernement de Cavaignac, ce général concepteur de la mort par enfumage de milliers d'Algériens et sabreur impitoyable du prolétariat parisien, dont certains membres, déportés en Algérie, participeront à l'écrasement de leurs frères dans l'oppression. Mais l'intérêt est tel que dès 1831, le journal saint-simonien Le Globe affirme que la colonisation va procurer aux peuples arriérés les sentiments religieux, c'est-à-dire association, lumières et aisance. En 1833, l'homme d'affaires saint-simonien E. Pereire propose de rattacher l'Algérie à la France et de la diviser en trois départements Alger, Oran et Constantine. Il suggère aussi d'y instaurer un même tarif douanier, de relier par les bateaux à vapeur Marseille à Alger et de lancer la construction de voies ferrées reliant Alger à Oran et Bône (Annaba) trois villes portuaires et celle-ci à Constantine. La primauté accordée par les saint-simoniens à ces systèmes de communication s'appuie sur leur vision réticulaire de l'univers, que le «réseau rédempteur» de la science doit «enlacer». Ce projet saint-simonien articulé à des réseaux de communications-lignes de chemins de fer, bateaux à vapeur, tarif douanier —formulé par un acteur de premier plan de l'Eglise saint —simonienne, fonde le choix de l'année 1848 comme date butoir de notre propos. C'est en effet en novembre 1848, sous le régime Cavaignac, que le projet sera inscrit dans la Constitution de la IIe République, entérinant ainsi le décret de mars 1848 pris par le précédent gouvernement, se réclamant de la démocratie et de l'humanisme et formé de républicains, tels Ledru Rollin ou Lamartine, respectivement ministre de l'Intérieur et ministre des Affaires étrangères, mais aussi de personnalités saint-simoniennes marquées à «gauche», tel Lazare. H. Carnot, ministre de l'Instruction publique, ce qui, soit dit en passant, annule la thèse du clivage à cette époque, défendue encore aujourd'hui par des légataires du mouvement, entre saint-simoniens de gauche et de droite. Triomphe de l'armée coloniale, l'année 1848 est aussi la synthèse d'une époque qui, de la Monarchie de juillet à la proclamation de la IIe République, consacre un large consensus des élites françaises, toutes tendances confondues, quant au bien-fondé de la colonisation. Les premiers saint-simoniens en Algérie Les militants et sympathisants saint-simoniens, principalement les partisans d'Enfantin, ont eu une relation soutenue à l'Algérie, que ce soit dès 1830, pendant la guerre de conquête ou durant le processus colonial. Certains d'entre eux ont cumulé ces trois moments, tel Lamoricière. Ils y ont mis leurs idées, leurs projets, leurs connaissances, leurs fantasmes, leurs préjugés, un savoir-faire militaire et un rapport à la guerre, qui conduisit certains d'entre eux aux pires atrocités. L'Algérie fut une «carrière» pour eux, au même titre que l'Orient pour les savants, militaires et politiques britanniques. Un Orient qu'ils soumettront et fabriqueront à partir de doctrines prônant la supériorité de la «race européenne» sur un homo arabicus-islamicus(5), défini comme «une espèce d'abstraction» a-historique, figée et immuable. L'Algérie fut aussi un laboratoire où ont été conçues et appliquées théories et techniques d'assujettissement et de liquidation de toute résistance (6). Les premiers témoignages de saint-simoniens proviennent d'officiers polytechniciens, tels Lamoricière ou son ami Bigot. Grâce à eux, cette idéologie circule au sein de l'armée. «(…) Nous avions été longtemps les seuls saint-simoniens de l'armée d'Afrique ; (…) nous avions fini par amener à nous plusieurs de nos camarades». Lamoricière symbolisera longtemps l'idéal saint-simonien et une guerre, dont il dit qu'elle «est une œuvre d'apostolat auprès de gens qui n'entendraient de longtemps des raisonnements qui ne seraient point appuyés par des baïonnettes. Je regarde la conquête comme un puissant moyen d'importation d'idées». Mais dans les faits, avec ou sans baïonnettes, les saint-simoniens et les autorités occupantes «ne cherchent nullement à répandre leur religion dans les milieux arabes», c'est-à-dire les «bienfaits de la science et de la civilisation». Exploration scientifique et rectification identitaire Faute de «lumières», la France engage, parallèlement à une guerre impitoyable, des actions de «découverte» et de recension menées par des officiers formés aux sciences de l'époque. La nécessité de connaître, de maîtriser et de dompter le pays est une affaire d'Etat. C'est ce que confirme, en 1833, le ministre de la Guerre en joignant aux institutions scientifiques de préparer l'exploration totale de l'Algérie et de réaliser des cartes géographiques, «instrument le plus utile pour (…) la colonisation de l'Afrique». Ce volontarisme d'Etat et ces préparatifs donnent naissance en 1839 à la Commission d'exploration scientifique d'Algérie. En sont membres plusieurs saint-simoniens, dont Enfantin, nommé rapporteur pour la partie historique et ethnographique et le capitaine Carette. En font également partie I. Urbain, en qualité d'interprète, le docteur Warnier et des sympathisants. Aux premières découvertes succède une vaste entreprise d'exploration d'une société devenue, malgré elle, objet d'études et mobilisant toutes les sciences disponibles : géographie, histoire, ethnographie, antiquités, géologie, agronomie, chimie, etc. Les objectifs ne se limitent pas à l'accumulation d'informations scientifiques. Il faut explorer scientifiquement et fabriquer idéologiquement l'Algérie pour justifier la colonisation. Auxiliaire de la conquête, la science doit donner «naissance» à un pays défait, une naissance fondée sur la rectification de son substrat historique et identitaire, entre autres. Cette entreprise est aussi le moment d'une connivence entre savants, politiques et militaires, qui ne se limite toutefois pas à la commission d'exploration et est partagée par les «avant-gardes fraîches et joyeuses de la colonisation», pour citer J. Berque. C'est en liaison avec ces lignes de conduite et ce contexte que la contribution théorique et pratique des saint-simoniens doit être saisie.Indépendamment de l'action des officiers polytechniciens, la contribution des civils, dont certains étaient aussi polytechniciens, a été inséparable du cadre étatique, qu'Enfantin pose et admet d'emblée : «L'esprit d'association et la plus grande de toutes les associations : le gouvernement, peuvent entreprendre avec ensemble, avec ordre une colonisation scientifque». L'inscription de leur contribution dans le cadre étatique – la commission d'exploration dépend de l'armée, son chef est colonel – ne leur interdit pas l'autonomie d'action, la promotion de leurs idées et projets et leur propagation auprès de l'administration coloniale, de personnalités influentes au sein du pouvoir d'Etat, et des milieux de la finance. Leur poids grandit et en 1845 Enfantin peut déclarer : «Nous ne permettrons plus à personne de mener les affaires de l'Algérie qu'en étant d'accord avec nous». Fondamentalement, leur contribution participe à la mise en place d'un réseau de la colonisation multiforme articulé aux urgences, aux besoins de l'économie et à l'excédent démographique, ce qu'indique, au lendemain de la Révolution de juillet 1830, le maréchal Gérard au général Clauzel : l'Algérie doit devenir «un vaste débouché pour le superflu de notre population et pour l'écoulement des produits de nos manufactures» Techniciens et idéologues de la colonisation Si la technique coloniale s'identifie, entre autres, à l'action d'établir des plans et de placer des hommes pour asseoir et pérenniser la domination, alors nous pouvons estimer que les saint-simoniens, civils et militaires, ont été des techniciens de la colonisation, inspirant, guidant, influençant ou anticipant les décisions et les choix des responsables militaires, civils et des entrepreneurs. A cet effet, Enfantin se fait technicien de la colonisation au plan économique, mais aussi idéologue de la colonisation de peuplement, «… qui doit être européenne, chrétienne et non française exclusivement, quoique faite sous la domination française», dira-t-il.Parmi ces techniciens, son ami le capitaine Carette. Dès son arrivée, en 1835, il se lance, bien avant la commission d'exploration scientifique, dans la recension des possibilités de mise en valeur du territoire, des richesses matérielles et des ressources naturelles, offrant ainsi des perspectives pratiques à la science, à l'armée et à l'industrie françaises. Ses travaux, cités par Enfantin, portent sur les voies de commerce, les tribus et s'appuient sur des cartes géographiques qu'il confectionne. La Kabylie et le Sahara l'occupent particulièrement. Ethnographiant les Kabyles, ces «aborigènes», qui parlent une «langue pauvre», il procède à un «inventaire de questions» «qui se rattachent (…) aux intérêts français», c'est-à-dire «la délimitation, la division, la configuration et l'aspect du sol», les «habitudes de travail et d'échange», ainsi que «l'état politique ou les relations des tribus entre elles». Cet inventaire est essentiel car «la domination de la Kabylie (sic) est une affaire industrielle». Pour le Sahara, il déclare que sa «domination (…) est une affaire commerciale». La jonction coloniale entre l'Algérie et l'Afrique passe inéluctablement par la conquête et le contrôle des anciennes voies de communication.Enfantin débarque à Alger en décembre 1839, nommé par décision royale sur intervention d'un oncle général. Il doit s'occuper en liaison avec l'armée «de travaux concernant l'ethnographie, l'histoire, les mœurs et les institutions». Accueilli comme le messie par ses amis d'Alger, il dit des «indigènes» qu'ils croisent : «J'ai vu hier soir une danse de nègres ; … ce n'est séduisant ni par la musique, ni par les entrechats, ni par l'odeur. (…) L'autre jour, j'en ai vu une autre, de filles publiques juives et mauresques, et je me suis dit : comment ! Il faudra que ce soit moi qui raconte comment toutes ces gotons chahutent.» Pour voir la guerre, il obtient, par «faveur spéciale» d'un général, dont l'interprète n'est autre qu'Urbain, l'autorisation d'accompagner une expédition. Pendant 15 jours, il suit une colonne et assiste aux exactions commises sur les populations. Construire un «réseau colonial» Les écrits sur la colonisation d'Enfantin ne peuvent être considérés comme l'expression de son seul point de vue. Ils sont aussi ceux d'un groupe social dont l'objectif avéré est «la soumission des indigènes». Ils expriment une vision du monde qui permet de saisir, au-delà du rôle et de l'action des individus, le rapport dialectique qui fonde leurs pratiques et leur système d'idées. A cet égard, le saint-simonisme colonial est aussi une «… discipline extrêmement systématique qui a permis à la culture européenne de gérer – et même de produire – l'Orient du point de vue politique, sociologique, militaire, scientifique et imaginaire pendant la période qui a suivi le siècle des Lumières», comme le note E. Saïd.Discours sur l'infériorité des autres, donnée comme dogme et évidence, ils sont à ce titre «un ensemble de positions, d'attitudes, d'idées partagées» mis en œuvre par une «collectivité à un moment de son histoire». Les registres qu'il aborde – scientifiques, économiques, politiques, culturels- font partie, certes avec des variantes, du paradigme de l'infériorité ontologique des Autres.Lieu d'une production de données à prétention scientifique, son discours est un condensé ethnocentriste sur l'histoire, la culture, la religion. Il participe ainsi pleinement des préjugés et des théories sur la race de son époque – encore vivaces aujourd'hui sous formes d'idées reçues et d'évidences – quels que soient par ailleurs les élans généreux, en apparence, du discours saint-simonien sur l'Orient, ou l'habillage humaniste de propos dont la finalité visait la rectification et la péjoration de l'histoire plurimillénaire de l'Algérie et de son substrat identitaire pluriel et complexe.Au chapitre de l'expédition militaire, il reprend la propagande officielle et légitime le «droit de conquête» et «la possession de l'Algérie» «légitime et irrévocable». Cette légitimité, proclamée au nom d'une «guerre préventive», notion aujourd'hui réactivée, s'appuie sur l'impérative nécessité de délivrer «les mers de la piraterie algérienne», alors qu'en 1830, la course n'existe plus suite au processus de déclin du monde ottoman et à sa terrible défaite à la bataille de Navarin (1827). Rationaliser, organiser la colonisation Imprégné des métaphores organicistes, il considère que «la tête» de la colonisation «doit être française…». Rappelant qu'aux «efforts d'occupation» il fallait «joindre des efforts de colonisation» et «accompagner nos actes inévitables de destruction de puissantes tentatives de production», il souhaite faire partager à «notre gouvernement de l'Algérie» la question suivante : «Dans quel sens faut-il modifier les institutions, les mœurs et les usages des indigènes pour les élever au sentiment de civilisation, d'association, dont nous fûmes toujours les représentants les plus généreux…». C'est cela «civiliser l'Algérie et nous en avons la prétention». Mais qu'est ce qu'une telle «association», articulée à la mise en place d'un «réseau de la soumission», pour reprendre une de ses récurrentes et implacables formules ? «Réseau organisateur», le réseau de la soumission doit favoriser la dissolution des grandes tribus, constituer (…) vigoureusement les douars et détruire les structures sociales existantes.» Notons que ces propositions, datant de 1843, seront systématisées en 1863 par le sénatus-consulte et le développement des «douars» comme unité administrative. Les «indigènes» doivent, en effet, être enserrés, enfermés dans ces petites structures pour faciliter leur intégration au «réseau de la soumission» coloniale.Cette généralisation des douars se justifie d'autant plus que «l'islamisme né dans une tribu ne s'est jamais montré très habile à fonder des villes».Pour lui, l'Algérie «n'est pas le seul pays musulman où il y ait peu de villes ; des tribus nomades et des fermes isolées, telle est la vie générale des sociétés musulmanes», ajoutant que «les villes de l'Algérie devaient renfermer une population molle et lâche d'esclaves parquée comme un troupeau». De cette péjoration, doublée d'une ignorance de la civilisation urbaine arabo-musulmane, il en conclut qu'«il sera donc prudent de ne pas essayer de leur imposer trop et vite cette vie sociale des cités. En vérité, cette position est au fondement de la colonisation de peuplement : un secteur d'activités modernes, celui du colonisateur, formé d'espaces de développement et de prospérité et, à la périphérie, le maintien et la multiplication des structures traditionnelles des colonisés, anémiées, dévitalisées, avec une société «indigène» plongée dans le dénuement social et mue par une dynamique de régression du fait de la destruction des solidarités et des anciens équilibres économiques, sociaux, une société ensauvagée et déculturée, en un mot et pour citer Enfantin, une société «déterminée» par un «réseau de soumission». Sur les formes de la colonisation, contrairement à ce qui est prétendu par la vulgate historique, Enfantin et les saint-simoniens n'ont jamais été hostiles à sa dimension militaire. Comment pouvaient-ils l'être, puisque la colonisation militaire, tel un bulldozer, déblayait le terrain pour la colonisation économique civile et l'accompagnait organiquement ? Les critiques qu'il adresse aux militaires sont tactiques, car l'essentiel réside dans «l'ordre selon lequel ces deux espèces de colonisation doivent être commencées et progressivement développées». Les deux formes doivent coexister et s'influencer réciproquement, le triomphe de la colonisation n'est envisageable que si on militarise les civils, plutôt que de «civiliser» les militaires.Plus fondamentalement, la colonisation sera de peuplement ou ne sera pas. A cet effet, n'est-ce pas par cette forme d'occupation que l'idée de peuple européen et chrétien, née de la fusion sexuelle entre de nombreuses nationalités d'Europe prendra corps en Algérie ? Pour ne pas conclure La part prise par les saint-simoniens dans l'asservissement de la société algérienne a été centrale, tant dans la justification idéologique, que dans la production et la banalisation d'un sens commun colonial largement partagé, indépendamment de la mise en place stratégique des réseaux de la colonisation. A cet effet, leur action en Algérie cède trop facilement le pas, comme en témoignent, encore aujourd'hui, de nombreuses études et publications, à une réputation de scientifiques, d'industriels, d'intellectuels ou de commis de l'Etat, altruistes, humanistes, guidés par l'esprit de «l'association universelle» et de «la fusion» de l'Orient et de l'Occident. Une telle réputation relève du mensonge historique. A cet égard, l'idée de «l'association universelle», doit être sérieusement bousculée. Cette notion au long cours historique, le plus souvent maniée comme une évidence, ne fonctionne-t-elle pas, encore aujourd'hui, comme un rapport d'inversion et de dissimulation de ce que fut la réalité coloniale ? Peut-on sérieusement penser de cette «association» en la dissociant du «réseau de soumission» d'hier et des formes nouvelles qu'il prend aujourd'hui ? Association et soumission n'ont-elles pas été et ne sont-elles pas cette dualité, faussement contradictoire, du colonialisme, une sorte de dualité dans le même sens : la domination et l'ethnocentrisme ? Le saint-simonisme, au-delà de ses variantes, dans son rapport à la question coloniale ne bénéficie-t-il pas à ce jour, dans les champs de la connaissance et de l'histoire des idées, au même titre que d'autres courants de pensée, héritiers ou non des Lumières, d'une impunité épistémologique qui lui permet de conserver à moindre frais et à trop bon compte, une sorte de pureté, de générosité et de noblesse d'intention ? Ultime interrogation, au-delà du saint-simonisme colonial, l'héritage intellectuel et politique de Saint-Simon a-t-il pu nourrir et justifier, positivisme oblige, les théories de l'exploitation et de la domination coloniales, tout en les occultant ? Il y a dans cette interrogation, il nous semble, une vaste exploration et réévaluation scientifiques à entreprendre sur les écrits, les idées, les courants de pensée et les actes, qui, tout en revendiquant l'héritage émancipateur des Lumières européennes, ont légitimé, avec décontraction, la domination et la négation des autres. Seul un tel travail, pour peu qu'il s'appuie sur des procédures résolument critiques, contradictoires, pourra révéler que de nombreux discours drapés d'humanisme ou d'amitié contiennent dans leur fondement une culture, spontanée ou réfléchie, pratiquée et admise, de la domination et de l'infériorité des autres, toujours prête à resurgir du fait de son essentialisation et de sa naturalisation séculaires. Dénaturaliser, «desessentialiser» ces discours, ces pratiques et ces postures, voilà une tâche passionnante et citoyenne, au-delà de sa dimension scientifique. (*) L'auteur est chercheur. 1- Cette étude, abrégée pour la circonstance, a été présentée au colloque «L'actualité du saint-simonisme» qui s'est déroulé en juin 2003 à Cerisy-La-Salle. 2- Dans une lettre adressée à Bugeaud en février 1845 Enfantin, père suprême de l'Eglise saint-simonienne, déclare à propos de l'Algérie : «Quant à moi, j'y ai mis ma vie…». 3- Projet de loi UMP n° 667, déposé le 5 mai 2003 et soutenu par100 députés. 4- Respectivement : A. Picon, A. Pignol et M. Levallois. 5- Smaïl Hadj Ali, l'homo-arabicus, in La Semaine, n° 25 6- Voir notre étude sur les zaouias. In El Watan du 31 mars et 1er avril 2004.