Il n'est pas de notre intention de nier l'effet souvent certain et immédiat de certaines de leurs actions et la réalité de l'espoir que les victimes des violations des droits de l'homme ont à leur égard en les accueillant comme «amies». L'entretien de la flamme initiale des ONG leur assure la proximité de la population victime des violations, ainsi que la fidélité de leurs nombreux militants et soutiens du Nord. Le problème de l'identité ou la contradiction entre intention et discours affichés et, successivement, «culture d'origine», conséquences pratiques de leurs activités et «logique de survie» pose la question de l'éthique des ONG. Conscientes de ce besoin impérieux de légitimité, les plus grandes ONG internationales(8) se sont engagées très récemment sur une charte pour s'empêcher toute discrimination et s'obliger à la franchise, à la transparence et à la bonne gouvernance. Elles s'engagent aussi à maintenir leur indépendance financière. Tout cela est dans l'air du temps. Il est si facile d'exprimer sa bonne volonté. Mais les promesses sont ce qu'elles sont : sans garanties réelles. La Charte commune use d'ailleurs de vagues concepts. C'est ainsi que les ONG se réservent le droit de «choisir les faits et les conclusions» alimentant leurs campagnes. Et alors que la Charte établit un principe de recommandation responsable, ces ONG affirment : «Nous userons de procédés clairs afin d'adopter des positions d'ordre public, de politiques morales explicites qui guident nos choix de stratégie de recommandation.» Cela n'inspire pas complètement confiance. Quels sont ces choix moraux et culturels sinon celui de leur milieu d'origine ? Et de quel ordre public s'agit-il, sinon celui de leurs alliés naturels, dont elles appliquent les programmes. Il faut savoir en effet que les organismes institutionnels du Nord ont de plus en plus recours aux ONG pour réaliser leurs propres programmes, enveloppés de «droits de l'homme», en raison du moindre coût que cette voie de réalisation procure, ainsi que la flexibilité et l'agilité des ONG. Ce ne sont finalement pas les ONG qui ont des politiques de droits de l'homme, mais ces institutions intergouvernementales, dont les ONG appliquent les programmes moyennant financements et prestige. En contrepartie, les ONG doivent respecter les normes (surtout comptables) de vérification et de résultats concrets qui leurs sont imposés. Formellement indépendantes des structures étatiques, les ONG sont en relation fonctionnelle constante avec elles. La relation est globalement positive s'il s'agit des Etats du Nord et globalement négative (par pressions formelles et informelles) avec les Etats du Sud. Elles sont financées par les instances publiques et privées du Nord à tel point que l'on doute qu'elles soient toujours non-gouvernementales et neutres, non seulement par leurs ressources mais aussi pour la définition de leurs ordres du jour. Elles sont partie prenantes des programmes officiels qu'elles se chargent d'exécuter et réconfortent l'idéologie dominante. De plus, la plupart d'entre elles s'engagent dans l'activité de «consultation» au profit de gouvernements et des multinationales, sans assumer le reproche qui fait d'elles de véritables entreprises lucratives. Neutres les ONG ? Il suffit de voir leurs produits ; et à qui s'adressent leurs critiques ; les pays du Nord n'y sont mentionnés que pour maintenir l'idée vacillante de leur neutralité. Utiles les ONG ? Beaucoup pensent que les ONG sont utiles. Elles sont en rapport avec les sociétés civiles, tant au Nord, pour maintenir ou acquérir leur légitimité par des politiques d'information, de collecte de fonds et de soutiens de bénévoles, qu'au Sud, pour justifier tant de leur existence que de leur «permis d'opérer» afin d'obtenir «l'information utilisable». Leur neutralité et a-politisme sont de moins en moins évidents. Les ONG sont donc utiles ; mais pour qui ? Pour les victimes des violations des droits civils et politiques de l'homme ? Examinons l'hypothèse en 3 points. D'abord, la manière d'opérer des ONG se fixe généralement sur l'urgence, et sur un choix arbitraire de droits à promouvoir, renvoyant donc la question des causes des violations et des menaces de disparition des droits et fermant la porte à celle de la transformation du réel. Elles participent donc à la reproduction du réel qui est leur raison d'être tant que l'agenda du donneur d'ordre réel n'est pas réalisé. La fixation de leurs objectifs, droits civils et politiques, renseigne amplement sur le choix irrationnel et arbitraire de délaisser les autres droits (économiques, sociaux et culturels) alors même que, théoriquement et sur leurs propres statuts et discours, tous les droits de l'homme sont universels, indivisibles et interdépendants. Sans doute que la violation des droits économiques, sociaux et culturels sont aussi le fait des multinationales et des structures du marché international qui imposent les prix des matières premières et du travail des paysans et ouvriers du Sud. Il faut bien admettre que le besoin de droits civils et politiques dans les pays du Sud est pressant ; mais celui des autres droits l'est davantage sur le double plan de la culture et des réalités socioéconomiques. En Algérie, après des décennies de socialisme, avec ce que cela comporte d'acquis sociaux et économiques, ces acquis sont directement menacés de remise en cause systématique par l'adoption de la politique libérale. Aucune ONG n'a pensé à adopter un programme pour faire face à ce danger imminent. Il faut bien reconnaître que les restes du socialisme ne font pas leur soupe. Elles ont toujours défendu la libre entreprise et été les partenaires du libéralisme. La Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH), créée en 1922, n'a jamais dénoncé, jusqu'en 1970, le colonialisme et ses crimes (massacres de Sétif et de Guelma de mai 1945, de Madagascar de 1947, des ouvriers algériens à Paris en 1961). Cela s'explique par le fait que ces ONG prennent modèle sur leurs sociétés d'origine et leurs valeurs. Elles sont aujourd'hui l'un des instruments de néo-libéralisme. Leurs ordres du jour le confirment de manière éclatante. Elles sont des partenaires privilégiés des gouvernements du Nord et des organisations financières internationales afin d'instaurer (restaurer dans les pays de l'Est) le capitalisme. Le reste du monde doit s'y refléter. L'idée générale qui sous-tend leur activisme est qu'il y a un retard de libertés (de circulation du capital et des idées dominantes) à combler, des réglementations restrictives à démanteler aux niveaux politique et économique, et donc un Etat à affaiblir. Peu importe si elles agissent consciemment ou non. Seul le résultat est parlant. Ensuite, le choix et l'organisation des partenaires du Sud est révélateur. Les ONG entraînent dans leur sillage les partenaires du Sud qui acceptent leurs conditions, avec de plus en plus d'exigences, y compris dans la définition des programmes et le contrôle des ressources. Le partenariat Nord-Sud des ONG est de la pure rhétorique. Il est à sens unique. Les ONG du Sud devront ajuster leurs programmes, projets et priorités sur les grandes sœurs, car l'évaluation de leur travail est externe et leur survie en dépend en raison de l'absence de ressources et de la stupidité des gouvernants du Sud. Toute ONG locale qui refuse de se plier aux normes nordistes est boycottée et, dans les coulisses, dénigrée. Devenues de véritables Etats et/ou entreprises commerciales déguisées, les ONG internationales exigent de leurs sous-traitants des rapports plus fréquents, plus détaillés et selon des canevas préétablis. L'attitude condescendante et paternaliste est toujours de mise. La société du Sud ne sait pas ce qui lui convient dans une ambiance de cafouillage des idées, d'absence volontaire ou forcée de l'élite et des organisations politiques et syndicales locales. Il faut aussi dire que, parfois, l'interlocuteur du Sud est heureux de ce partenariat tant que son ou ses représentants sont invités à voyager gratuitement dans les capitales du Nord. L'autosatisfaction résultant d'un article de presse révèle aussi la culture bla-bla ; alors qu'un procès retentissant aurait pu faire bouger les choses. Mais l'usage des tribunaux pour faire respecter les droits humains n'est pas dans les cordes des ONG. Cela signifie travailler hors des institutions gouvernementales et régionales, dont les programmes destinés aux ONG prévoient bien autre chose. Enfin, les ONG visent apparemment à faire pression sur les gouvernement afin que ceux-ci respectent davantage le droit et, en dernier recours, à les faire condamner moralement devant l'opinion publique internationale. Sans doute que le mandat des différentes ONG ne les prédispose pas à militer au-delà de la pression publique et de l'alerte des institutions des droits de l'homme de l'ONU. Or elles ne le disent jamais clairement aux victimes, qui continuent de garder l'espoir entretenu de résultats palpables grâce à des chimères. Le mode classique d'action des ONG laisse de très faibles probabilités d'un changement de conduite radical des gouvernants dénoncés. En réalité, ce sont les alertes, pressions et actions médiatiques qui font tenir le fonds de commerce des ONG dans leur pays d'origine. Pour prospérer, elles doivent aussi maintenir des sources d'information locales, les plus variées si possibles pour faciliter les recoupements et n'utiliser que les mécanismes de l'ONU des droits de l'homme. Or ces mécanismes ont gardé, d'une part, une approche sectorielle et, d'autre part, n'offrent que des résultats stériles au regard de leur fonctionnement bureaucratique coûteux. D'ailleurs, les ONG le savent bien. Ainsi, après plus de 10 années de récolte d'informations sur les violations des droits de l'homme et sur les victimes, en Algérie, très peu de dossiers ont été présentés par ces ONG aux mécanismes de l'ONU. Prenons l'exemple du dossier des victimes de disparitions forcées. Les chiffres en Algérie tournent entre 7000 et 12 000 victimes directes. Il s'est même trouvé des chiffres officiels qui les situent à un peu plus de 6000. Malgré l'absorption par les ONG internationales des droits de l'homme d'un nombre considérable de dossiers de disparus, il n'a été formellement déposé auprès des instruments de l'ONU qu'un nombre infime de cas, pas plus d'un millier. Que conclure après ce rapide tour d'horizon certes schématique mais révélateur des grands traits de la réalité ? Il est vital nous, semble-t-il, que l'élite locale s'attache à revitaliser le patrimoine intellectuel et idéal dormant des droits humains. Il est tout aussi vital de revoir les collaborations horizontales et verticales locales pour un meilleur partage des rôles et des ressources. Plusieurs associations et comités de victimes, ainsi que de nombreux avocats et défenseurs des droits de l'homme travaillent de façon isolée et sans coordination, et restent sous l'influence familiale, tribale ou partisane inconsciente. Ils ne doivent pas s'attendre à ce que les ONG internationales les aident à changer de perspective et de mode d'actions, car ce qui les intéresse est la récolte de leurs témoignages et l'usage d'une main-d'œuvre gratuite. Ce n'est pas l'organisation des victimes et des ONG locales et leur promotion qui les intéresse, elles peuvent bien continuer à être éparpillées et parfois à se faire une guerre de renommée, de représentation ou seulement de prestige personnel. Ce n'est pas assez de faire le tour des capitales étrangères, une telle activité devrait plutôt servir à se faire comprendre et aider les victimes directes qu'à pleurnicher sur leur sort et, le soir venu, penser au prochain tour. Les victimes directes, elles, n'y peuvent malheureusement rien. Elles n'ont jamais la faculté d'agir en tant que sujets de droit ; ce sont des objets passifs figurant sur des fiches. Elles savent plus que quiconque, qu'après 12 années de sang et de larmes, jamais leur droits n'ont été rétablis ni aucun dédommagement ne s'est matérialisé. Elle n'ont que la satisfaction psychologique d'avoir été indirectement écoutées par des témoins «prestigieux». Cela n'a pas de prix pour la victime isolée faisant face au mur du silence et à la douleur du dédain. Les ONG auront alerté l'opinion publique internationale de cas concrets, mais seulement avec l'effet éphémère d'un fait divers. Si la victime éprouve une certaine satisfaction morale lorsqu'elle entend parler d'une condamnation symbolique de l'Etat qui a attenté à ses droits, elle reste, tout comme les défenseurs locaux des droits de l'homme, insatisfaite car la dure réalité va encore perdurer. Pour recentrer les choses, les victimes et ONG locales ont sans doute l'obstacle politique à franchir. Alors qu'au Nord, les ONG sont les partenaires des gouvernements, au Sud elles sont sinon interdites, du moins combattues. Les gouvernements du Sud devraient plutôt faciliter cette prise de conscience et aider les ONG locales à sortir du rôle de porte-voix des ONG du Nord et de leur tête-à-tête abrutissant. Un nouveau pacte gouvernements/ONG locaux est donc vital pour tous. Et le plus important objectif à réaliser ensemble est un «plus jamais de violations». Tout un programme pour préserver l'avenir sur des bases authentiques et solides et sur un «comptons sur nous-mêmes». Note : 8) Plusieurs ONG (Amnesty International, ActionAid, Greenpeace, Oxfam, save the Children Alliance and Transparency International, notamment) ont adopté une charte de responsabilité sociale (International NGO Accountability charter).