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Pour une autre perspective
Responsabilité des ONG de droits humains en Algérie
Publié dans El Watan le 13 - 09 - 2006

L'Algérie a été sur plus d'une décennie un point de mire des accusations d'organisations non gouvernementales (ONG) de droits de l'homme(1) nationales ou internationales(2). Nous proposons de débattre de la nature juridique et du rôle de ces ONG dans les pays du Sud — Algérie — en tenant compte tant des besoins internes de ces pays que de la dynamique et de l'impact de la globalisation.
Il s'agit de révéler le paradoxe des ONG internationales, acteurs politiques déguisés et entreprises rentables, contre la doxa dominante de leur encensement. Dans la même veine, il s'agit de constater que les ONG nationales sont souvent des affaires familiales, tribales ou partisanes, lesquelles focalisent sur un seul des droits humains censés être indivisibles et universels. Les gens respectables concernés, qui sont toujours sûrs d'avoir raison, doivent nécessairement répondre à la question de savoir si toutes ces ONG sont neutres, ont des intérêts propres à défendre, sont (ir)responsables, et si elles sont un facteur de conquête et de consolidation des libertés et droits humains ou le simple faire-valoir d'un discours partisan ou même idéal, ou de pratiques de deux poids, deux mesures. Il devront aussi répondre à la question de savoir qui définit et comment sont conçus les programmes appliqués localement, peu importe la controverse que ces programmes suscitent et peu importe les réponses banales d'approbation et/ou de fin de non recevoir aux rapports et prises publiques de position. Ils doivent honnêtement dire ce qu'ont offert ces ONG aux victimes sinon du discours sans lendemain. Poser la problématique de manière binaire est certes simpliste, mais elle permet d'être plus claire pour une publication généraliste. Le lecteur exigeant excusera d'avance l'absence de nuances que la réalité devrait induire. Forcément donc, cet article sera loin d'être exhaustif.
Haro sur les préjugés
Concernant les pays musulmans, un préjugé domine : les musulmans auraient tout à apprendre sur les droits de l'homme, nés depuis la Magma Carta, la charte royale des droits politiques concédés au XXIIIe siècle aux barons anglais en révolte par le roi John de Grande-Bretagne. Tout le patrimoine des vertus des pays du Sud est franchement ignoré. L'évoquer provoque le sourire moqueur. Mais que sait-on du Pacte des vertus (Hilf al fudhul) conclu en 590 et précédant donc de sept siècles la Magma Carta, conclue par plusieurs clans de la tribu Quraych, dans l'Arabie de l'époque ? Ils s'étaient réunis et avaient prêté ce serment : « Par Dieu ! Nous serons tous une seule main avec l'opprimé et contre l'oppresseur, jusqu'à ce que ce dernier lui rende son droit, et cela aussi longtemps que la mer restera capable de mouiller un poil et que les monts Hira et Thabir resteront sur place, et cela avec une parfaite égalité en ce qui concerne la situation économique de l'opprimé. » Le Prophète Mohammed (QSSSL) en a dit : « J'ai assisté chez ‘Abd Allah Ibn Gud‘an à un pacte tel que je ne voudrais pas l'échanger contre les meilleurs chameaux, et si j'étais invité à m'y conformer, maintenant que nous sommes en Islam, j'accepterais volontiers. » Dans un hadith célèbre, le Prophète a prescrit de porter secours tant à l'opprimé qu'à l'oppresseur. Quand l'une des personnes présentes demanda : « Messager d'Allah, s'il est opprimé je le secours, mais s'il est oppresseur, comment pourrais-je le secourir ? » La Prophète a donc expliqué : « En l'empêchant d'opprimer », posant là la base moderne de toute la philosophie des ONG de droits humains. Outre les droits humains, le droit humanitaire moderne a aussi été connu et appliqué sur la terre d'Islam avant sa naissance en Europe. Le Croissant Vert du désert (Khalawiyyah), formé de bédouins volontaires dispersés dans la Péninsule arabique et qui soignaient sans discrimination les blessés des conflits tribaux, a bel et bien existé avant la Croix-Rouge internationale(3). Principalement, tout musulman a l'obligation coranique(4) d'ordonner le convenable et d'empêcher le blâmable, sans demander d'autorisation et sans violence. Dénoncer les violations des droits humains et des libertés est bien inhérent à l'Islam ; et ce n'est pas l'attribut d'une élite mais le devoir de chaque musulman.
Qui sont les ONG ?
Très diverses, elles se définissent négativement : n'appartiennent pas à l'Etat, n'ont pas de but lucratif..., usant même de formules affirmatives : elles sont apolitiques, areligieuses... Ce mode de définition ne renseigne ni sur leur organisation ni sur leurs fonctions. Les intentions qu'elles proclament volontairement à travers leurs statuts ne sont pas suffisantes pour les définir, même si elles ont en commun la même culture dont elles affirment l'universalité, une culture censée justifier et expliquer leurs activités (conception de la démocratie, du développement, du contenu des droits de l'homme, du rôle de la femme, de la place de la religion ...) Elles défendent sensiblement les mêmes programmes définis au Nord, et plaqués tels quels au Sud, sans que des acteurs locaux aient leur mot à dire. Elles ont un statut contradictoire : acteur privilégié de la société civile et, successivement, partenaire de l'Etat, des organisations intergouvernementales du Nord et des multinationales et substitut à l'Etat du Sud ou organe de recours contre ce dernier. Leur index accusateur se tourne plus souvent vers le Sud que vers le Nord. Sans doute, dira-t-on, que les violations des doits humains sont massives au Sud et plus rares au Nord. Oui, sans doute, mais seulement pour les droits civils et politiques. Or, cette sélection parmi les droits humains censés être indivisibles et universels est révélatrice d'un choix partisan. L'effet structurel de la globalisation touche directement tous les droits humains et non seulement les droits civils et politiques sur lesquels les ONG continuent, vis-a-vis des pays du Sud, de concentrer leurs activités de lobbying/dénonciation, tout en gardant un silence lourd de significations sur la violation et menaces de violations sur les droits économiques et sociaux.
Quels sont leurs buts ?
Si les ONG tirent leur légitimité des libertés d'expression, de réunion et d'association universellement reconnues et méritant le respect, ainsi que sur les valeurs qu'elles disent promouvoir, les conséquences pratiques de leurs initiatives, apparemment bien intentionnées, ne coïncident nécessairement pas aux buts autoproclamés. Leur fonction réelle ne correspond pas toujours aux intentions et aboutit, d'une part, à reproduire les systèmes critiqués, sinon à les renforcer sur certains points, et, d'autre part, à affaiblir l'Etat du Sud conformément aux vœux de la doctrine néo-libérale. Par ailleurs, la réponse aux violations est seulement médiatique et se conjugue aux pressions occidentales pour fragiliser l'Etat en le conduisant à délaisser un pan entier des droits de l'homme (dépenses sociales), ouvrir ses frontières aux marchandises du Nord et au transfert vers l'extérieur des bénéfices ; remettre en cause des acquis sociaux, etc. La globalisation amoindrit le rôle des Etats (dérèglementation, austérité des dépenses sociales et culturelles) ; sa dynamique a des effets sur la cohésion sociale (marginalisation, chômage, inégalités, pauvreté) sur l'environnement (fragilisation) et sur la vie économique interne traditionnelle (règles du travail, du commerce, des privatisations). La remise en cause des acquis sociaux et culturels crée de nouveaux besoins par leur nature et par leur ampleur. Or, concernant l'Algérie, les ONG continuent d'agir selon les modes traditionnels sur les seuls droits civils et politiques, avec l'alternative respect/violation de ces droits, laquelle diffère en matière des autres droits, notamment les droits économiques, sociaux et culturels (droits à l'alimentation, à la santé, à l'éducation, au logement, à l'eau potable, etc.) qui ne sont pas seulement des droits à ne pas violer mais des droits qu'il faut surtout sauvegarder sinon réaliser, concrétiser ou promouvoir. Certes, les facteurs de la globalisation/ouverture ont compliqué leur théâtre d'opération, ce qui aurait dû les amener à élargir et enrichir les domaines de leurs activités. L'interdépendance des populations, des économies, (libéralisation de l'investissement, du commerce des biens, des services et du capital) et des idées (information transnationale) auraient dû les amener à changer de stratégie, d'autant plus que de nouveaux et puissants acteurs internationaux sont apparus, les multinationales, reléguant les Etats du Sud à l'adaptation, au suivisme, sinon à la réaction en perdant l'initiative. Certes, ce n'est pas par méconnaissance des nouveaux enjeux et par ignorance des nouveaux acteurs que les ONG des droits humains sont sélectives dans leurs programmes. Par exemple, elles surveillent et stimulent la responsabilité sociétale des entreprises dans les pays industrialisés du Nord et sont moins regardantes lorsqu'il s'agit des entreprises du Sud, généralement des entreprises d'Etat, et des activités des multinationales dans les pays émergents du Sud. Pro-actives au Nord, elles ne font que réagir au Sud. Ainsi, la stratégie d'investissement éthique au Nord reste inconnue au Sud où les Etats continuent de quémander l'investissement conventionnel, faute de mieux, en contrepartie d'une dérèglementation rampante. Autre exemple tiré du droit à la vie : les ONG adoptent une politique de double standard. La stratégie est continue et à long terme pour dénoncer la peine de mort dans les pays du Sud, en focalisant sur l'Arabie-Saoudite, et n'est que ponctuelle lorsqu'il s'agit d'un pays du Nord, notamment pour sauvegarder l'étiquette de la neutralité(5).
Neutres les ONG ?
Vis-a-vis des multinationales, ces ONG collaborent pour, principalement, initier des codes éthiques et n'exigent ou n'utilisent pas les dispositions juridiques disponibles. Elles vendent des labels(6) de commerce équitables, des codes de conduite, du sponsoring et marketing et de la certification sociale. Elles monnayent aussi leur expertise par des consultations lucratives. Ce faisant, elles participent à la substitution de la norme « morale » ou éthique à la règle de droit, sous prétexte de régulation « civile » ou norme volontaire ou « soft » opposée à celle de la règle de droit obligatoire ; des normes soft dont elles sont les émetteurs avec les gouvernements du Nord, les agences de l'ONU, les organismes économiques et financiers internationaux (OCDE, BM, FSI, OMS), les universités du Nord et les multinationales. Sur ce point, les ONG sont donc co-législateurs, conseillers-experts et juges des performances. Elles invitent les multinationales, nouveaux et puissants acteurs internationaux, à l'action volontaire qui n'est pas sanctionnée par le droit. Elles agissent de la même manière avec les gouvernements du Nord et obtiennent, en contrepartie de leur collaboration, des subsides sous toutes les formes, comme l'émission par les gouvernements du Nord de timbres-postes par exemple, où un surplus, payable par le consommateur, leur est destiné. La plupart des ONG participent de plus en plus, en effet, a des programmes gouvernementaux et d'organismes politiques et financiers régionaux et internationaux, y compris la Banque mondiale et l'ONU(7), ce qui assure leur survie financière. On comprend qu'en tant qu'organismes, les ONG se doivent d'exister, de continuer d'activer, et donc d'avoir des moyens financiers pour payer leur personnel, leurs loyers, les voyages de leurs enquêteurs, etc. Cette collaboration sert, aux yeux des Etats du Nord pourvoyeurs de fonds et de programmes, des intérêts de puissance. Elle a, à son tour, nécessité la professionnalisation croissante des ONG, exigé un personnel permanent, salariat, carriérisme et bureaucratie. On est loin du bénévolat/volontariat initiaux. Les finalités affichées dans les statuts sont donc forcément limitées, voire remises en cause par le besoin vital de leur maintien en vie. C'est leur collaboration avec des Etats et des organismes officiels qui a nécessité leur professionnalisation, renforçant ainsi la logique « entrepreneuriale » et institutionnelle au détriment du sentiment altruiste, du discours humanitaire et des bonnes intentions. Ainsi, au rapport conflictuel avec les Etats du Sud, qu'elles fragilisent, elles ont un rapport paradoxal de partenariat avec les multinationales, les gouvernements du Nord et avec les organismes internationaux. Ces collaborations peuvent sans doute être précédées de pression, mais les ONG « partenaires » ne sont souvent pas forcément celles qui animent les campagnes de pression. En tous les cas, les intérêts communs gouvernements du Nord/multinationales/ONG des droits de l'homme sont plus importants que les zones de divergence, contrairement aux rapports ONG/Etats du Sud vis-a-vis desquels elles continuent à « exiger » le respect d'une liste définie de droits, au détriment du principe cardinal de l'universalité et de l'indivisibilité des droits humains.
(A suivre)
Notes :
1) Elles tirent leur légitimité de la Déclaration universelle des droits de l'homme (articles 19 & 20), du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (articles 19 al. 2 & 22 al. 1) et du droit national où elles ont leur siège social.
2) L'article 2 du projet de convention de l'Institut de Droit international de 1950 énonce que ce sont : « Des groupements de personnes ou de collectivités, librement créées par l'initiative privée qui exercent, sans esprit de lucre, une activité internationale d'intérêt général, en dehors de toute préoccupation d'ordre exclusivement national. » La convention européenne sur la reconnaissance de la personnalité juridique des ONG (n° 124 du 24 avril 1986) s'applique aux associations, fondations et autres institutions privées qui : a) ont un but non lucratif d'utilité internationale ; b) été créées par un acte relevant du droit interne d'une Partie ; c) exercent une activité effective dans au moins deux Etats et d) ont leur siège statutaire sur le territoire d'une partie et leur siège réel sur le territoire de cette Partie ou d'une autre Partie. Elles relèvent toute du droit national du pays où elles se sont constituées.
3) John Lewis Burckhard l'a signalé au début du XIXe siècle dans ses : Notes on the Bedouins and Wahabys, collected during his travels in the East, colburn & Bentley, Londres 1831, vol. I, 14-15.
4) Qur'an : « Puissiez-vous former une communauté qui appelle les gens au bien, leur enjoint à ce qui est convenable et les empêche de faire ce qui est blâmable : voilà ceux qui seront heureux » (3 : 104). voir aussi 31 : 17 ; et encore ce verset qui précise que cette obligation repose sur les hommes et sur les femmes à égalité : 9 : 71 ; 3 : 110 ; 5 : 77-78 et 22 : 41. Il y a aussi de nombreux hadiths : « Celui qui voit un mal, qu'il le corrige par sa main. S'il ne le peut pas, qu'il le corrige par sa langue. S'il ne le peut pas non plus, qu'il le corrige dans son cœur, et c'est là le moindre degré de la foi. » Dans son Ihya ‘Ulum Eddin, l'Imam AI Ghazali écrit : « Ordonner le convenable et empêcher le blâmable est la pierre angulaire de la religion et le but pour lequel tous les prophètes ont été envoyés. Si ce devoir est écarté, que sa connaissance et sa mise en application sont négligées, la prophétie devient sans objet et la religion disparaît, le désordre s'étend et l'ignorance se généralise. »
5) Amnesty International's Reaction to Benetton's Ongoing campaign against the Death Penalty, Press release, 28 January 2001, www.web.amnesty.org/ai.nsf/index/ACT500032000.
6) Par exemple, label Tourism for Development lancé en 1998 depuis la France, soutenu par des compagnies d'aviation et des agences de voyages, demande aux voyageurs de favoriser les hôteliers qui versent 1% des revenus des nuitées à des projets menés par des ONG ; voir ici :
7) Par exemple, la charte de l'ONU leur reconnaît un rôle consultatif (article 71).


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