On reste muet de stupeur à la lecture de ce qu'il faut bien appeler un «dossier» accablant. Il y a quelque temps, on disait que Tahar Ben Jelloun était le favori du palais et des médias marocains. Il faisait des romans gentils, il n'a jamais touché le palais royal. En général, ses romans étaient sur les archaïsmes de la société marocaine mais surtout pas des pamphlets politiques. Ce roman est sur la modernité (ratée) du Maroc. Sur les plaies béantes qui caractérisent son existence et mettent en danger son avenir : la corruption systématique partout où l'on va, le chômage, la misère, la prostitution (hommes et femmes), le trafic de drogue. Dans Partir, Ben Jelloun brave en quelque sorte un interdit. Il a décidé de tout dire. Il ne ménage aucun quartier. La presse marocaine a hurlé de douleur : comment peut-on parler du Maroc comme d'un dépotoir ? Pour qui sonne le glas dans ce roman ? Pour la jeunesse marocaine, pour l'espoir de tout un peuple. L'espoir est-il, s'interroge Ben Jelloun, dans la fuite vers Tarifa avec la mort au bout du voyage ? Partir, le mal-être des Marocains, le malaise et la faillite de la société. La lecture de ce roman provoque un tel malaise (après tout le Maroc est un pays frère) qu'on se demande si une violente révolution populaire ne va pas éclater un de ces jours et balayer tout cela. On a beau faire des études (dans le cas terrible d'Azel) pour échapper à la misère et à la médiocrité, on retombe dans le désespoir et la prostitution, où Kenza, sa sœur, fille moderne et droite, termine par une tentative de suicide. Ben Jelloun aime beaucoup Jean Genêt. Le personnage de Miguel ressemble beaucoup à Genêt dans le roman. Homme généreux, sincère, entier. Tout le roman de naturelle. En revanche, Tahar Ben Jelloun n'aime pas du tout Paul Bowles. Il raconte l'origine, d'après lui, des romans de Bowles : il prend un type analphabète, comme Mohamed Mrabet, il lui dit : «Raconte-moi l'histoire de ta vie.» Il traduit tout ça en américain. Et ça devient une carrière de «grand écrivain américain à Tanger». – Partir, roman de Tahar Ben Jelloun, édition Gallimard, 276 pages