La bataille menée par les réformistes musulmans, vivant encore dans des sociétés musulmanes, semble destinée à l'échec, tant les conditions dans lesquelles ils se trouvent leur sont défavorables d'où l'exil forcé en Occident d'un grand nombre d'entre eux. La question se pose sérieusement de savoir si le salut de l'Islam (ou si la voie royale de la réforme de l'Islam) ne passe pas par les seuls intellectuels réformistes musulmans vivant dans les pays occidentaux, qu'ils y soient de simples résidents ou des citoyens à part entière. L'environnement libertaire dans lequel ils vivent et activent leur est beaucoup plus favorable que celui, liberticide, des pays islamiques. L'avantage des intellectuels musulmans réformistes occidentaux ou vivant en Occident est qu'ils peuvent s'attaquer sans crainte à tous les sujets : ceux listés précédemment, et d'autres encore plus tabous (tels la remise en cause du caractère révélé du Coran et l'application de la raison critique à tout, y compris au Coran lui-même), pratiquement interdits d'études depuis la fin tragique, au IXe siècle, du mouvement m'utazilite. Il y a de nos jours en Occident un véritable foisonnement d'intellectuels musulmans réformistes. Les quelques noms qui vont suivre ne donnent qu'une idée très vague de leur nombre et de leur combat ; ils ne sont donnés ici qu'à titre illustratif pour l'importance de l'avenir de l'Islam des idées qu'ils développent et défendent. Parmi tous ces intellectuels, des Algériens tiennent une place enviable : leur renommée a depuis longtemps dépassé les limites des frontières de l'Algérie (leur pays d'origine) et de la France (pays d'accueil pour certains et patrie pour d'autres). Mohamed Arkoun est connu pour son combat, déjà ancien, pour concilier Islam et modernité et par le grand nombre de livres qu'il a édités et de conférences qu'il a données sur l'Islam, son passé et son devenir. Les frères Bencheikh, dont l'un, Soheib, est muphti et l'autre, Ghalib, animateur d'émissions sur l'Islam à la télévision publique française, se dépensent sans compter pour montrer un visage plus avenant de la religion musulmane. L'un et l'autre sont des adversaires irréductibles de la lecture littérale du texte coranique et préconisent un retour à une lecture plus historique et contextuelle. Rachid Benzine est partisan d'une lecture scientifique du texte coranique. «Pour les nouveaux penseurs, l'étude scientifique du texte coranique ne vient pas annuler la démarche religieuse : elle vient la compléter, l'éclairer, en donner une assise intellectuelle», affirme-t-il. Malek Chebel, anthropologue de renommée mondiale, se bat pour un retour de l'Islam dans la modernité que lui ont fait quitter des politiques et penseurs guidés par d'autres raisons que le bien-être de la ouma. Il est l'auteur de cette phrase provocatrice, mais pleine d'enseignements : «L'Islam n'a connu le voile que pendant un seul siècle de son histoire : le XXe siècle !» Abdelwahab Meddeb, islamologue bien connu par ses publications, la direction de la revue Dédale et ses émissions sur France-Culture, tente d'instituer une réflexion sur ce qu'il appelle, au grand dam de ses contradicteurs, «la maladie de l'Islam». Il dénonce le terrorisme islamique en affirmant que les attentats ne sont pas dans la tradition islamique. «… On ne peut pas dire, affirme-t-il, que les attentats soient un phénomène religieux. L'utilisation du suicide, au nom de la politique ou de la religion pour tuer aveuglément, n'a jamais existé dans l'Islam, jamais.» Bien sûr, il n'y a pas que des penseurs d'origine algérienne qui figurent dans la liste des réformistes musulmans : toutes les nationalités sont bien représentées. Quelques noms pour illustrer cela : Haroon Amirzada, Afghan, ancien conférencier de l'université de Kaboul, se bat pour que «tous les élèves, tous les politiciens d'Orient et d'Occident, qu'ils soient islamiques ou non, travaillent ensemble à la modernisation de l'Islam». Lafif Lakhdar, intellectuel tunisien qui dénonce la crise identitaire et éducative que traverse le monde arabe et qui milite pour un système politique basé sur la séparation de l'Etat et de la religion. C'est à lui que nous devons cette analyse socio-psychanalytique du monde musulman en parlant de «blessure narcissique» à propos de ses défaites répétées face aux impérialismes occidentaux et à Israël. Il affirme, par ailleurs, que la laïcité est vitale pour l'avenir du monde musulman. Hussein Shubakshi, journaliste saoudien, qui se bat pour la réforme du système éducatif dans son pays et pour le recours à la science et à l'astronomie pour la fixation des dates religieuses. Il est l'auteur de cette phrase pleine de dépit : «Le jour où un chercheur saoudien a publié une étude sérieuse sur les manuels scolaires, et sur le recours à l'astronomie pour observer la lune (pendant le Ramadhan), il a été condamné à des milliers de coups de fouet. Voilà qui montre à quel point nous sommes ouverts au dialogue !» Le journal en ligne en langue arabe Elaph est devenu une véritable institution dans le combat contre l'intégrisme religieux et pour une modernisation significative du monde musulman. Toutes les grandes plumes arabes épousant la cause de la modernité s'y côtoient pour combattre les absurdités moyenâgeuses du fondamentalisme religieux. Les pays occidentaux dans lesquels les réformistes islamiques sont les plus nombreux et les plus combatifs sont évidemment ceux où la diaspora musulmane est la plus importante : France, Grande-Bretagne, Allemagne. Il existe environ 15 millions de musulmans en Europe occidentale, dont cinq en France. Tous ne sont pas croyants et pratiquants ; mais tous subissent le regard méfiant des citoyens européens relevant d'autres religions (ou même des athées). Certains, une minorité agissante, épousent les idées extrémistes des fondamentalistes, des intégristes ou même des djihadistes et se déclarent en état de guerre permanente contre les impies (kufars). D'autres, une autre minorité beaucoup moins agissante, vivent un Islam apaisé et se sentent totalement intégrés dans les pays dont ils sont des citoyens à part entière. La majorité, quant à elle, balance au gré des événements d'un bord à l'autre ; avec toutefois une tendance lourde, ces deux dernières décennies, pour des regroupements communautaires annonciateurs de conflits graves et peut-être du fameux choc des civilisations défendu par Samuel Huntington. Le cas des Etats-Unis est différent en ce sens où les cinq (ou six) millions de musulmans qui y vivent ont des problèmes différents de ceux de leurs coreligionnaires d'Europe occidentale. Les Etats-Unis renferment la plus forte concentration de l'élite intellectuelle musulmane. Elle est actuellement plus importante que dans le monde musulman lui-même. C'est bien sûr la conséquence de la fuite des cerveaux au départ du monde islamique et surtout arabe : médecins, universitaires, ingénieurs, chefs d'entreprise… Leur importance en nombre aux Etats-Unis est remarquable. Mais le dynamisme de cette intelligentsia, depuis près d'un demi-siècle, s'est surtout distingué dans un lobbying social dirigé vers une plus grande intégration des musulmans dans la société américaine. Les problèmes de la réforme de l'Islam se pose très peu à ce niveau. C'est surtout en Europe que se déroule la «mère des batailles», celle pour la réforme en profondeur de l'Islam en tant que religion et principe de vie. Pourquoi donc le combat des réformistes musulmans d'Occident a-t-il plus de chance, à terme, d'aboutir que celui de ceux qui sont restés dans leur pays ? La raison la plus évidente est qu'ils vivent et activent dans un milieu plus ouvert à la confrontation d'idées ; où il n'y a pas de tabous religieux (et politiques) qui rendent impossibles toute réflexion sérieuse et sereine sur l'Islam, ses dogmes, ses soubassements socio-psychologiques, ses pratiques, son histoire, ses divisions, ses perversions… Même les cas, extrêmes, des fatwas mortelles lancées contre l'auteur des Versets sataniques (Rushdy), ceux des caricatures danoises ou celui de la tribune libre parue dans un quotidien français très critique envers l'Islam (professeur Redeker), n'ont jamais réellement intimidé ou impressionné les intellectuels intéressés par le débat sur l'Islam et son devenir, ou n'ont été en mesure de menacer leur sérénité. En Occident, quoiqu'on en dise, il existe une réelle liberté de pensée et une longue tradition de débats (plus ou moins sereins) sur les sujets les plus divers et les plus profonds. Contrairement à ce que d'aucuns peuvent penser, il n'y a pas d'unanimisme au sujet de la nécessité de réformer l'Islam. Toutes les tendances, y compris les plus intégristes, existent. Même si un dialogue direct serein n'est pas vraiment possible avec les nombreux tenants de l'islamisme vivant et activant en Occident, les idées des uns et des autres circulent librement et entrent souvent en confrontation dans les médias et sur la Toile. Certains islamistes ont même pris l'habit et les méthodes occidentales pour débattre du bien-fondé de leurs positions ou prêcher pour leur cause. Le très médiatique Saïd Tariq Ramadan, petit-fils du fondateur égyptien du mouvement des Frères musulmans, a acquis une célébrité très enviable qui lui a ouvert les portes de pratiquement tous les médias occidentaux qui comptent. Contrairement aux islamistes hirsutes et vociférants que les télévisions du monde entier aiment à montrer, il porte une tenue vestimentaire irréprochable, est bardé de diplômes, s'exprime parfaitement en langues française, anglaise et bien sûr arabe, parle sans violence et avec éloquence, mais défend avec acharnement (et souvent efficacement) ses positions extrémistes de Frère musulman. Le courant qu'il défend fait, grâce à lui et aux innombrables conférences qu'il anime, beaucoup d'émules en Europe occidentale (dans les banlieues surtout, parce que devenues des ghettos dans lesquels sont parquées les communautés musulmanes, victimes de la pauvreté, du chômage et de la marginalisation). Le courant fondamentaliste a même son téléprédicateur à la mode : Omar Khaled, égyptien d'origine et de nationalité, qui, à l'image des télés évangélistes américains, et avec les mêmes armes, est en train de séduire et d'amener à la pratique religieuse fondamentaliste, une quantité non négligeable de personnes d'origine et de situations sociales diverses dans de nombreux pays d'Islam et même en Occident. Dans les pays occidentaux donc, le dialogue et la confrontation d'idées sont possibles. Ne dit-on pas que c'est de la discussion que jaillit la lumière ? Les idées défendues par les réformateurs ont plus de chance d'y faire leur chemin que dans les pays islamiques, Turquie comprise. En effet, le climat de liberté intellectuelle qui règne dans le monde occidental, les moyens modernes de communication qui s'y sont développés, le rôle majeur joué par les télévisions satellitaires et le Net, tout cela contribue à une très large diffusion des idées, y compris donc, celles des réformistes musulmans. Leurs idées pénètrent même l'espace islamique, malgré les efforts de certains états islamistes pour interdire tous les médias modernes qu'ils ne peuvent contrôler. Elles finiront bien par faire leur nid et s'imposer un jour ou l'autre. L'un des moyens intellectuels le plus efficace utilisé par la majorité des réformateurs est de faire appel à l'histoire et de rappeler, preuves à l'appui, qu'Islam et modernité n'ont pas toujours été antinomiques. Le rappel de l'aventure m'utazilite et de sa défense de la primauté de la raison dans tous les domaines, y compris dans le domaine religieux, est l'un de ces exemples historiques. Les contributions des plus grands savants musulmans aux progrès de la science universelle en sont un autre : les noms et les œuvres de Farabi, Ibn Sina, Ibn Rochd, El Khawarizmi, Ibn Khaldoun… sont régulièrement appelés à la rescousse pour faire la démonstration que l'Islam peut très bien se dissoudre dans la science et la modernité. Petit à petit, la mayonnaise prend et de plus en plus d'intellectuels de tous bords acceptent de parler de possibilité d'intégrer l'Islam dans le courant du développement universel, à condition toutefois qu'il se réforme en profondeur. Pour beaucoup de penseurs musulmans, il ne s'agit en fait que d'un retour aux sources et de la reprise d'une place qu'il n'auraient jamais dû perdre. L'Islam doit redevenir le vecteur essentiel du progrès scientifique, qu'il a été autrefois. La référence à l'expérience turque actuelle d'un gouvernement islamiste «moderniste» est aussi souvent utilisée pour rappeler l'inanité des jugements expéditifs sur la nature fondamentalement archaïque de l'Islam politique. Tout dépend du contexte dans lequel naît et se développe l'expérience. La Turquie a un pied en Occident et l'autre en Orient. Toute son histoire est intimement liée à ces deux contrées (et cultures) : autant le christianisme que l'Islam ont profondément marqué la culture turque (l'église chrétienne d'Orient était basée à Constantinople et la ville d'Antioche a été longtemps l'un des premiers centres de la chrétienté en Orient). Concernant l'expérience actuelle d'un gouvernement islamiste, les craintes initiales ont vite été effacées par le comportement plutôt «civilisé» du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan et de son équipe, plus intéressés par leur combat, pour intégrer l'Europe qu'à des querelles religieuses qui ne mènent nulle part. Il est vrai que le cas de la Turquie est singulier du fait de son système politique laïc et du rôle que joue constitutionnellement l'armée dans la défense de cette laïcité. Mais il est tout de même significatif des possibilités d'intégration de l'Islam dans le jeu politique démocratique. Le combat d'idées mené contre les tenants occidentaux du choc des civilisations (Samuel Huntington, Bernard Lewis et leurs nombreux adeptes) constitue lui aussi une étape importante dans la bataille que mènent les réformateurs musulmans qui cherchent à démontrer que la religion mahométane est une religion d'essence progressiste et à caractère fondamentalement pacifique. Le recours à l'œuvre des grands penseurs et rationalistes musulmans leur sert de moyen pour convaincre ceux qui sont à l'écoute. Pour beaucoup d'entre eux, la gloire passée peut, si elle est bien utilisée, servir de déclic pour une évolution future : la vie et l'œuvre des grands m'utazilite et autres rationalistes musulmans, des tenants de la Nahda de la fin du XIXe siècle, de certains soufis, de certains hommes politiques et de religion, à l'image de l'Emir Abdelkader, les exemples réussis de pays musulmans ayant adopté la laïcité en tant que système politique… peuvent servir la cause de la modernité. Même le cas de la Palestine avec son gouvernement issu du parti intégriste Hamas est utilisé par les uns et les autres pour démontrer une chose et son contraire : d'une part, l'incapacité du parti islamiste à évoluer, compte tenu des pesanteurs idéologiques et dogmatiques dans lesquelles il baigne et de son antisémitisme primaire supposé. D'autre part, la capacité de l'Islam politique à utiliser les instruments de la démocratie pour arriver au pouvoir, et évoluer vers plus de modération, parce que confronté à des réalités géopolitiques incontournables. Les réformistes musulmans d'Occident mènent «la mère des batailles» d'une part pour faire accepter à tous l'idée que l'Islam est loin d'être une religion fermée, archaïque et sclérosée et qu'elle est tout à fait capable de s'adapter à la modernité et rattraper le train de l'universalité. Par ailleurs, et c'est là la véritable gageure, pour amener les sociétés musulmanes elles-mêmes à revendiquer la modernité et ses bienfaits. Cela passe inexorablement par un combat acharné contre les tenants d'un Islam salafiste et djihadiste, dont le seul objectif est d'en découdre avec l'Occident judéo-chrétien, rejoignant de ce fait le camp des tenants du choc des civilisations. La victoire d'un camp sur l'autre signifiera soit une avancée irrémédiable du monde vers plus de paix, de sérénité et de prospérité, soit une plongée encore plus profonde dans le chaos. L'auteur est politologue