Dans votre premier long métrage, Roma oulla n'touma, les personnages, en quête d'ailleurs, évoluaient dans une sorte de huis clos. Ceux de Inland s'inscrivent plutôt dans une sorte de road-movie où l'espace gouverne le récit. Pourquoi ces choix ? Avant Roma oulla n'touma, j'avais réalisé deux courts-métrages Ferrailles d'attente et La clôture. Et ces courts-métrages, je les considère comme liés à Roma…, car ils inscrivaient des corps dans un espace de ruines à Alger et ses environs. En fait, Roma… forme un triptyque avec ces deux courts-métrages car on y retrouve les thèmes d'Alger, de sa banlieue et de l'impossibilité d'aller vers un ailleurs de liberté. Avec Gabbla (ndlr : titre original de « Inland »), il s'agissait pour moi d'étendre le principe cartographique à l'échelle du pays. Le triptyque précédent avait pour cadre temporel les années de guerre. Tandis que Inland, c'est à la fois l'Algérie des profondeurs et ses blessures de l'après-guerre, mais parmi d'autres lignes de questionnement. A mes yeux, le cinéma doit être une expérimentation. Je n'ai pas choisi de faire du cinéma pour dupliquer des méthodes ou des formules déjà éprouvées. C'est pour cela que je travaille selon des schémas de production et de tournage non orthodoxes. Justement, comment travaillez-vous ? Je fais un cinéma à l'échelle de mes moyens et ce sont ces moyens-là (le recours à la vidéo par exemple) qui déterminent en partie l'esthétique du film. Le fait de former une équipe restreinte et très mobile permet à la fois d'improviser et de se réajuster. Ainsi, l'équipe comprenait deux voitures et six personnes à la technique plus les deux acteurs principaux. Tous les autres comédiens, nous les avons choisis sur place. Loin de moi l'envie de devenir le patron d'une PME où des paramètres nombreux sont à gérer. Je préfère m'intéresser aux moyens en fonction de leur souplesse. Au final, cela devient un cinéma très physique et on peut dire que j'ai fait un road-movie qui ne se termine pas sur une destination donnée, mais sur un espace ouvert. Gabbla, l'Algérie des profondeurs, aurait pu s'intituler « Partir-Revenir », puisque le personnage de l'Africaine décide de ne plus aller en l'Europe. Pourquoi ce revirement quand les « harraga » vont plutôt au bout de leur « rêve d'eldorado », quitte à mourir en mer ? En fait, au début du film, certains prennent la mer sur les plages d'Arzew. Bien sûr, la plupart d'entre eux ne parviennent pas au but. Pour moi, c'était une manière d'incurver la ligne de fuite de cette jeune fille et de réinscrire l'Algérie dans le continent qui est le sien, à savoir l'Afrique. Et ce n'est pas là une geste pessimiste. Le personnage féminin est d'abord et avant tout un corps et un visage sans nom et donc, peu importe d'où elle vient. Et ce n'est pas un hasard si elle converse en anglais avec Malek. Je voulais faire remonter « les lignes » vers l'Afrique, ce qui explique qu'elle rencontre d'autres femmes noires mais qui, elles, parlent arabe. Et ça aussi, c'est une réalité algérienne. Vous tournez délibérément le dos au cinéma traditionnel, en recourant volontiers aux plans séquences et en vous refusant de découper les scènes. Comme ce travelling-avant, démesurément long du train ou ce plan fixe d'un forage de puits qui semblent ralentir la dramaturgie. Quels sont vos choix d'écriture, déroutants pour certains, plutôt novateurs pour de nombreux critiques ou membres de jury comme à Venise ? En fait, le travelling-avant du train ne fait qu'accentuer la fuite du topographe et de la jeune fille vers un ailleurs « ouvert ». Et c'est, en même temps, un regard lui-même topographique qui explore les alentours et qui dit : « Que capte-t-on du réel ? ». D'ailleurs, le son lui-même est particulier dans ce plan. Il surgit par bouffées, comme une apnée sonore. Pour moi, il n'y a pas de vide dans ce travelling, mais au contraire la volonté de mettre à jour un paysage parsemé de micro-évènements. Ce travelling est essentiel pour le processus de disparition annoncé, à savoir celui du topographe et de la jeune fille qui vont se dissoudre dans le temps et dans la lumière. Dans l'autre plan, fixe celui-là, je montre des gens au travail qui forent un puits d'eau. Cette scène, n'est que le fruit d'une rencontre ; c'est aussi le sens de mon travail que d'intégrer une part documentaire dans la fiction, la laisser advenir et lui laisser du temps. Pour moi, la digression par rapport au récit, c'est un affluent à la ligne principale et le personnage du topographe est en fin de compte le point de rencontre de ces lignes secondaires qui ne le bloquent pas et qui ne font que le traverser. Vous prônez au fond un cinéma en liberté, laquelle est au cœur de vos deux longs métrages, et ce, qu'il s'agisse du rêve de liberté de vos personnages ou de votre grammaire cinématographique, elle aussi en totale liberté ? Suis-je libre ? Je ne sais pas. Mais ce qui importe à mes yeux, c'est de rendre compte de la vie qui pour moi est inséparable du cinéma. Pour moi, la forme et le fond ne constituent qu'un seul et même discours. « La forme, c'est du fond qui serait remonté de la surface », disait Victor Hugo. Si le peu d'argent te prive de certaines choses, il t'en permet d'autres, notamment l'expression d'une certaine liberté. On a le sentiment que pour vous la volonté de départ vers l'Occident de toute une jeunesse africaine constitue une question centrale dont nos gouvernants, à l'échelle de l'Afrique, semblent ne pas prendre toute la mesure ? La question du départ ou de la « fuit » est liée à des conditions de vie intolérables. Qu'il s'agisse de la vie politique, du statut de citoyen, du chômage ou de l'absence de conditions de vie décentes. En un mot, mes personnages sont du côté de la vie et ne sont absolument pas suicidaires. Ils sont, au contraire, l'expression d'une formidable envie de vivre. Le Maghreb comme l'Afrique entière sont gravement confrontés à ce problème. Et, à mon sens, l'Algérie n'a pas à devenir le gendarme de l'Europe pour freiner les cohortes désespérées de migrants. Or c'est le rôle que l'Europe souhaite assigner aux pays du Maghreb en général. Et aujourd'hui, les lignes ont aussi malheureusement beaucoup bougé, puisque les polices coopèrent des deux côtés de la Méditerranée. Qu'en est-il de la sortie du film en Algérie ? On espère le sortir bientôt, d'autant qu'on vient d'obtenir le visa d'exploitation. Après avoir été montré dans les festivals en Europe et dans les salles en France, il me paraît indispensable que Gabbla soit vu par les habitants du pays dans lequel il a été tourné… Repères Né en 1966 à Alger, Tariq Teguia a d'abord étudié la philosophie et les arts plastiques. En 1991, il est photographe pigiste pour le quotidien Alger Républicain. De 1993 à 1995, il travaille à Paris comme assistant du photographe Krzysztof Pruszkowski, activité qui se double de travaux photographiques personnels. En 2003, il enseigne l'histoire de l'art contemporain à l'Ecole supérieure des beaux-arts d'Alger. Au préalable, en 1996, il réalise en 16 et super 16mm ses deux premiers courts-métrages : Kech'mouvement ? et Le Chien. En 1998, Il passe à la vidéo avec « Ferrailles d'attente » (1998) puis « La Clôture » (2002). Il réalise en 2006 son premier long-métrage, Roma oulla n'touma, coproduit et coécrit avec son frère Yacine. Réalisé en vidéo, le film sera kinescopé en 35 mm et restera huit mois à l'affiche du MK2 Beaubourg à Paris. En 2008, il réalise Gabbla »(Inland) qui reçoit la même année le Prix de la Critique internationale au Festival de Venise. Les premières images saturées et striées d'un désert indiquent d'emblée que nous allons voir avec Gabbla »le film d'un auteur plasticien. Tariq Teguia a en effet longtemps étudié et enseigné les arts plastiques et son second film exprime avant tout un remarquable travail d'image, laquelle, rappelons-le, demeure l'essence du 7e art. Avec Gabbla, Tariq Teguia vient allonger la liste d'une nouvelle génération de cinéastes algériens à la fois talentueux et originaux tels Nadir Moknèche, Rabah Ameur-Zaïmeche, Lyes Salem, Amor Hakkar. La sortie française de Gabbla a croulé sous les éloges de la critique, bien qu'il s'agisse d'un film qui pose problème au spectateur lambda, conditionné souvent par des récits linéaires. Avec une culture de l'image et du rythme très éloignée du clip, Tariq Téguia ne s'inscrit pas dans une dramaturgie classique. Sorti en salles avec huit copies qui passeront bientôt à quinze, Inland peut espérer drainer de 10 à 15.000 spectateurs, d'autant qu'une soixantaine de salles seront distribuées par des structures d'aide à la diffusion en France de films novateurs. L'autre bonne nouvelle, c'est la délivrance récente par le ministère algérien de la Culture du visa d'exploitation de Gabbla qui pourra donc être projeté au public algérien, en espérant que les salles seront au rendez-vous à la découverte d'un réalisateur novateur.