Tout en estimant que le taux de participation est probablement « manipulé », le politologue Rachid Grim considère que les 90% de voix crédités au Président sont certainement exacts. A ceux qui disent que l'islamisme a reculé dans ces élections, il répond que la victoire de Bouteflika est aussi celle des islamistes, alliés au pouvoir. Il estime, par ailleurs, que Louisa Hanoune aurait pu obtenir un résultat bien meilleur dans ces élections. Quel commentaire faites-vous sur les résultats annoncés par le ministre de l'Intérieur, notamment par rapport au fait que Abdelaziz Bouteflika soit élu avec plus 90% des voix ? Le commentaire est simple et évident. Le président-candidat ne pouvait accepter moins que cela. Tout le monde connaît la personnalité exigeante de Bouteflika (pour ne pas utiliser le qualificatif plus pertinent mais moins accepté, de mégalomaniaque), qui joue beaucoup sur les apparences, même si celles-ci sont sujettes à critiques et remises en cause. La crainte essentielle du clan Bouteflika, avant les élections, c'était le taux de participation des électeurs. Une abstention massive avérée aurait été une gifle cinglante pour le président-candidat. Tout a été donc fait pour que les résultats (réels ou seulement annoncés) soient à la hauteur des exigences du président réélu. C'est d'ailleurs le ministre de l'Intérieur, dans sa conférence de presse d'annonce des résultats, qui a donné les clés de la « méthode Zerhouni » pour faire voter une révision des listes concernant toutes les familles qui ont bénéficié de logement ces dernières années (un million et demi de familles, a-t-il précisé), une campagne de proximité faite par des femmes qui ont pu pénétrer au sein de ces familles, qui les ont accueillies les bras ouverts (on notera la précision concernant le sexe des enquêteurs) ; un nombre important de jeunes qui ont atteint l'âge de voter, qui sont volontairement venus s'inscrire sur les listes électorales, pour pouvoir faire leur devoir, etc. Le taux de participation annoncé est de 74%, pensez-vous qu'il y avait véritablement un grande ferveur des Algériens ? Le ministre avait tout préparé pour justifier l'effarant taux de participation de 74%. Maintenant, la réalité est certainement moins idyllique, tous ceux qui ont visité les centres de vote au cours de la journée du 9 avril ont pu constater qu'il n'y avait ni rushes ni bousculades qui auraient pu crédibiliser un tel taux de participation. Il faut tout de même reconnaître que, contrairement à d'autres rendez-vous électoraux, les bureaux de vote n'étaient pas totalement vides. Des votants, il y en a eu, n'en déplaise aux partis qui ont appelé au boycott. Mais ce n'était pas le raz-de-marée annoncé par la télévision et la radio nationales. La seule comparaison qui me semble honnête de faire, c'est celle de l'élection présidentielle de 1995 ; celle qui a porté à la magistrature suprême Liamine Zeroual. Ce jour-là, il y a eu réellement rushes et bousculades dans les centres de vote. Ce jour-là, la population avait vraiment répondu présent à l'appel du devoir (ou du droit) civique. Ce jour-là tout un peuple a voté pour s'opposer au terrorisme qui lui avait interdit de le faire : l'urne ou le cercueil. Le 9 avril par contre, personne ne peut prétendre qu'il y avait cette ferveur ou ce défi de la part du peuple. Les partis d'opposition et quelques-uns des candidats ont parlé de bourrage d'urnes. Je ne sais pas si c'est cette technique qui a été utilisée pour atteindre de tels résultats, mais il semble évident, bien que difficilement démontrable, que les chiffres ont été manipulés pour atteindre un taux de participation aussi élevé. Il n'y a que ceux qui veulent bien fermer les yeux pour croire en la véracité d'une telle participation. Il fallait donner à n'importe quel prix une assise populaire très élevée à Bouteflika. Une fois le chiffre de la participation populaire arrêtée, il n'y avait plus de raisons de continuer à manipuler : Bouteflika a certainement reçu les 90% des voix exprimées. Personne ne peut mettre en doute cette réalité : ceux qui ont voté l'ont fait en majorité pour celui qui détient le pouvoir, les subsides, les subventions, qui peut créer des emplois… en quelque sorte, distribuer la rente pétrolière. Les autres, mis à part le cas particulier de Louisa Hanoune, ne représentent rien. Est-ce que la part du boycott et le manque de candidats de grande envergure ont servi au plébiscite du Président ? Officiellement, le boycott a totalement échoué, mis à part les cas particuliers des wilayas de Tizi Ouzou et Béjaïa (pour lesquelles les chiffres avancés sont probablement des chiffres réels), les résultats avancés par le ministre de l'Intérieur, sont un revers cinglant pour les partis du boycott. Ce sont, naturellement, ces mêmes partis qui crient au bourrage des urnes, sans malheureusement pouvoir en apporter la preuve, tant la transparence est totalement absente. L'absence de candidats d'envergure a bien entendu joué sur le taux d'abstention réel. Encore faudra-t-il pouvoir le chiffrer. En effet, en dehors de Louisa Hanoune, qui est une personnalité connue (et estimée au sein des couches populaires sensibles à ses arguments « chaveziens »), les quatre autres candidats ont joué le seul rôle qui leur était imparti, celui de « lièvres » (malgré l'interdiction faite par l'inénarrable coordinateur de la Commission de supervision des élections, d'employer ce qualificatif). Est-ce que le fait que Louisa Hanoune soit deuxième prouve que les Algériens sont plus attentifs aux discours de gauche ? Louisa Hanoune est un cas particulier : d'une part de par sa personnalité charismatique et les idées populistes de gauche qu'elle défend sans faillir depuis son apparition sur la scène politique, au cours des années quatre-vingt. D'autre part, par la position un peu particulière du PT qui se situe dans l'opposition, tout en refusant l'affrontement avec le pouvoir. Il joue un peu le rôle « de soutien critique » qu'a joué le PAGS (parti interdit, mais toléré) vis-à-vis du régime de Houari Boumediène, au moment des « trois révolutions » : agraire, industrielle et culturelle. Sa deuxième place dans les dernières élections est certainement réelle. Les 4%, eux sont difficiles à évaluer. Intuitivement, je dirais qu'elle a certainement obtenu plus que cela, et que des « corrections » ont été apportées aux résultats réels. Les « manipulateurs » ont toutefois laissé au PT et à sa candidate une place « honorable » qui montre le poids relatif des idées de gauche dans la société algérienne. Louisa Hanoune s'est spécialisée dans un discours de gauche, remettant en première ligne l'Etat en tant que distributeur de la rente, entrepreneur et garant des droits du peuple. Un peu un discours à la Chavez, qui est ces derniers temps sa référence. Une partie du peuple est très sensible à un tel discours. Surtout la jeunesse très fortement fragilisée par le chômage, la crise économique et l'absence totale de perspectives. Le fait que Djahid Younsi soit loin derrière démontre-t-il que l'islamisme a reculé ? Le recul de l'islamisme, jugé à travers les résultats de Djahid Younsi, le candidat du parti El Islah, c'est aller trop vite en besogne pour l'affirmer. N'oublions pas en effet que le candidat « indépendant » Bouteflika est soutenu par le MSP, parti islamiste de la coalition, qui ne s'est jamais départi de son idéologie ni de son objectif de gouverner un jour l'Algérie. N'oublions pas le pronostic fait par Soltani, il y a quelques années, affirmant qu'en 2012, le MSP sera majoritaire à l'APN, et donc serait en droit de gouverner le pays et de lui appliquer sa solution « El islam, houa el hal ». La victoire de Bouteflika est aussi en partie, celle des islamistes, alliés au pouvoir. Certains Algériens se disent préoccupés de l'avenir politique de l'Algérie. Ont-ils, d'après vous, des raisons de s'inquiéter ? La réponse ne peut être que oui. La réélection du président- candidat, après la révision à la hussarde de la Constitution, est le prélude à une période qui ne sera pas simple : d'une part l'âge du Président et son état de santé ne préjugent pas d'un mandat serein. D'autre part, il ne semble pas que la relève soit préparée de manière à ce que tout se passe en douceur, en cas de vacance du pouvoir. Pour le moment, ce qui est prévu en cas de vacance du pouvoir, c'est une présidence intérimaire du président du Conseil de la nation et des élections dans les quarante-cinq jours qui suivent. Mais rien ne dit comment cela se passera réellement : quelle sera l'attitude des partis de la coalition ? Comment la donne islamiste va-t-elle se manifester ? L'armée se remettra-t-elle en selle ? Le Président fera-t-il une autre révision constitutionnelle pour imposer son remplaçant ? Il me semble, que comme le premier mandat a été utilisé pour s'imposer face aux pouvoirs occultes, le troisième sera celui de la préparation de la relève. Il n'y aura pas moins de casse au cours de ce mandat, qu'au cours du premier : les résistances à un nouveau « coup d'Etat constitutionnel » seront certainement très fortes de la part des clans qui espèrent hériter du système et qui risquent de se trouver éliminés au profit d'un autre.