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Avec nos harraga des siècles derniers (1re partie)
Publié dans El Watan le 17 - 03 - 2007

Le rêve de tout musulman n'est-il pas de parvenir aux Lieux Saints de l'Islam et d'accomplir le pèlerinage !
Malheureusement, il n'était pas donné a tout le monde notamment les classes déshéritées de voir la Ka'ba. Si les gens fortunés, les biens vus de l'administration coloniale, détenteurs de passeport et d'argent suffisant faisaient le grand voyage, le commun du peuple était acculé à choisir une autre voie et, sans éveiller d'attention, préparait en secret le départ, ô combien dangereux !
L'histoire de ces clandestins est mouvementée mais passionnante et mérite d'être rapportée où courage, abnégation, sacrifice, foi et oubli de soi furent le levain pour décrocher le titre de «hadj».
Dans deux volumineux cartons des Archives d'Aix-en-Provence intitulés Pèlerinage à la Mecque, réglementation, rapports d'agents consulaires, comptes rendus des autorités accompagnatrices, transport des pèlerins… plus de 800 pièces, de différentes origines, émanant de différents services de l'ère coloniale, impliquant gouverneurs généraux successifs de l'Algérie, préfets, chefs militaires, commissaires de police, douanes, secteurs sanitaires, consuls de France à Djeddah contribuèrent, malgré eux, à écrire l'épopée ou l'odyssée de ces harraga en essayant d'endiguer, tant bien que mal, ou de neutraliser ce phénomène.
Afin de rendre cette masse énorme de documents accessible et son intérêt historique profitable, nous avons choisi 4 axes de recherche :
– A/ Les harraga leur méthode de fuite pour échapper à la vigilance des agents de l'administration, les dispositions qu'ils prenaient pour étouffer les indiscrétions ou acheter le silence, et l'embarquement pourtant très surveillé.
– B/ Le séjour au Hidjaz et les misères multiformes qu'enduraient ces soldats de la foi et le rôle du consul de France.
– C/ Le retour, plutôt le rapatriement au pays, au milieu des problèmes de moyens matériels.
– D/ Les sanctions qui les attendaient pour avoir défié l'administration communale.
Etre candidat au hadj, c'était faire face aux tracasseries de toutes sortes et au milieu de contradictions flagrantes.
D'un côté, le 1er responsable de la colonie disait à ses subordonnés : «J'estime qu'il se produit, en ce moment, dans la population indigène, un mouvement religieux considérable.» En effet, la soif «des départs à tout prix» allait en s'intensifiant, et, de l'autre, les interdits, les difficultés et les décisions répressives provoquaient les musulmans décidés à défendre leurs croyances.
Tout d'abord, il fallait une autorisation pour quitter le territoire, difficile à obtenir car l'enquête menée à l'insu du candidat n'était pas toujours favorable. Ensuite un billet de bateau aller et retour, très coûteux pour la classe démunie un pécule de 1000 Fr en monnaie sonnante et trébuchante, exigé avant l'embarquement sur le vapeur français alors que les navires anglais et allemands prenaient moins cher. Le consul de Belgique, ayant demandé l'autorisation pour le navire Marie-Thérèse de transporter les pèlerins algériens, reçut cette réponse du Gouverneur général : «Aux termes des règlements sur le pèlerinage des Musulmans algériens, ceux-ci ne peuvent prendre passage à leur départ de l'Algérie que sur les bateaux français.» (Lettre du 15 janvier 1905). La demande des deux armateurs belges n'eut pas de suite.
Bien avant le début du siècle, les ports se refermaient devant les Algériens ? Le règlement de 1895 était formel. Son article lu, extrait du journal Al Moubachir, disait : «Tout pèlerin musulman, quelque soit son lieu d'origine, qui s'embarque dans un port algérien à destination de la Mecque, devra justifier par les actes :
– 1er : Qu'il dispose de la somme indispensable pour effectuer le voyage aller et retour… laquelle somme est fixée à 1000 Fr.
– 2e : Que sa famille soit à l'abri du besoin et n'aura pas à souffrir de son absence.
– 3e : Qu'il soit acquitté des impôts et taxes dont il est redevable à l'Etat et envers la commune.
En plus de ces exigences, le pèlerin doit présenter assurance et garantie, d'un responsable solvable domicilié dans la même commune et ne pouvant pas participer au pèlerinage, lequel «représentant» s'engage par acte authentique à rembourser — le cas échéant — les avances qui seraient faites au pèlerin pendant le voyage. Et, afin de rendre le contrôle des pèlerins plus efficace, Alger fut retenue : point de départ unique alors que les autres ports d'Oran, de Bône et de Philippeville pouvaient soulager le grand port et éviter à nos hadjis un surcoût lié aux dépenses de déplacements.
Mais le comble, le voici : En 1898 et 1899, le pèlerinage fut purement et simplement interdit. Du jamais vu par les musulmans ! Cette décision engendra un mécontentement en Arabie «où la venue des pèlerins algériens était une source de profits pour la population locale. Ici, on y voyait une provocation, une atteinte aux libertés religieuses. Quand l'administration invoqua l'épidémie du choléra en Arabie, le prétexte était grossier et fallacieux…».
De cette série de décisions, il ne restait aux musulmans que le devoir de casser les instructions, de braver l'interdiction, et au diable les conséquences et qu'importe ces inconvénients du long et périlleux voyage !
Forcer les barrières du port ou franchir les frontières de Tunisie voie maritime ou voie terrestre, l'essentiel était de réussir le coup !
L'appel du large : la mer avait la préférence des clandestins. Au port, les plus malins, les plus intrépides avaient de la chance d'embarquer.
Le préfet d'Alger signalait au Gouverneur, le 7 janvier 1887, le départ de 9 indigènes de la commune mixte de Djurdjura qui ont quitté Alger pour se rendre en pèlerinage à La Mecque. Il ajoutait : «M. le commissaire central m'a fait connaître que si ces indigènes ont pu quitter Alger sans autorisation, il ne peut en attribuer la raison qu'aux difficultés qu'éprouvent ses agents à surveiller d'une manière efficace les embarquements des pèlerins. Il fait remarquer que les navires anglais qui embarquent sont généralement ancrés en dessous du port pour éviter tout contrôle et leurs commandants ainsi que le consul d'Angleterre s'opposent à ce que la police monte à bord pour surveiller les passagers.»
Dans ces conditions, M. le commissaire central déclare que «quel que soit le zèle de ses agents, ils ne peuvent éviter qu'un certain nombre d'indigènes déjouent leur surveillance. Il ajoute qu'il sera ainsi toujours tant qu'ils ne seront pas autorisés à monter à bord des navires étrangers pour exercer leur contrôle».
Y avait-il donc une parade meilleure ? Le préfet pense qu'il y a lieu d'inviter M. le capitaine du port de détacher pendant la période des pèlerinages une embarcation de son service auprès des navires anglais ancrés dans la baie pour empêcher l'embarquement des indigènes qui ne se trouvaient pas dans les conditions régulières.
De son côté, le directeur des services sanitaires et maritimes mentionnait dans son rapport de l'octobre 1907 : «La fièvre s'emparait des Algériens à l'époque du départ des pèlerins. Dès la fin du Ramadhan, le nombre des indigènes de l'intérieur candidats se rendant à Alger, Oran et autres ports du littoral où ils réussissent à s'embarquer clandestinement, sans aucune formalité, sur les vapeurs allemands, anglais et autres en partance pour Alexandrie, Port Saïd ou sur différents points de la mer Rouge.» «Bien mieux, ajoute-t-il, au moment du départ des vapeurs, il se produit le fait suivant : bon nombre de ces pèlerins, les uns munis d'un passeport ‘‘facilement obtenu'', contrairement aux termes du règlement sur le pèlerinage qui exigeaient avant, l'obtention du passeport, la présentation du billet de passage aller et retour délivré par une compagnie française agréée. Les autres, sans aucun passeport, rejoignent la Tunisie d'où ils s'embarquent sur n'importe quel navire.»
Les chefs indigènes impliqués
L'imagination des responsables fut tenue en échec. Toute mesure susceptible de stopper le flux n'était pas concluante. L'envoi de circulaires, les unes après les autres aux préfets, le 8 octobre 1903, le 23 novembre 1904, le 30 juin 1905 traduisaient plutôt les limites des initiatives de l'administration.
Les harraga s'avérèrent tenaces et imaginatifs. Ils se moquaient royalement des arrestations. Même les portefaix du port se trouvaient dans le collimateur de la police.
On exigea des compagnies de navigation de n'admettre comme portefaix que des indigènes munis d'une plaque distinctive. Mais nos portefaix s'embarquaient avec leur plaque ! Et constatant que ces ouvriers pouvaient pénétrer à bord sous les yeux de la police et y demeurer, on en vint avant l'appareillage de procéder à l'appel nominatif qui serait fait à terre.
Devant cette anarchie et cette impuissance des agents chargés d'arrêter les clandestins, il ne restait qu'à impliquer les chefs indigènes. On les avisa que ceux d'entre eux qui ne dénonceraient pas à temps les départs des suspects qui s'effectuaient à partir de leurs circonscriptions seraient frappés de peines disciplinaires. Mais avec un port passoire comme le fut, à l'époque, celui d'Alger, la situation ne s'améliora guère. Le 1er responsable de la colonie ne faisait que rappeler la nécessité d'enrayer ces embarquements clandestins. Les lettres du 25 novembre 1907 et du 12 juin 1914 ne furent qu'un aveu d'échec. Les gens décidés à partir se glissaient même parmi les pèlerins «réguliers», cachés durant toute la traversée et vivant aux dépens de leurs frères.
Désemparée, déboussolée, l'administration tenta de bafouer la loi. Le Gouverneur exigeait une surveillance à l'extérieur du territoire (la Tunisie ?). On lui rappela alors que les Algériens payaient une quote-part d'impôt «non inférieur à 20 Fr qu'ils sont dispensés de l'obligation du permis de voyage même pour se rendre en France». De ce fait, ils échappent à toute surveillance ou restrictions. Beaucoup d'entre eux se rendent en Tunisie pour travailler dans les mines de Metlaoui, et ceux qui préconisent leur remettre un permis de travail d'un mois seulement doivent savoir qu'il leur serait facile d'éluder les prescriptions administratives.
Peut-on connaître quelques-uns de ces clandestins qui, à l'approche du hadj, chauffaient l'atmosphère dans le pays ? il y a dans la masse des pièces d'archives, des listes, des noms, des villages, des communes en rapport avec la situation de l'heure. Nous nous contenterons de quelques exemples :
Le 1er cas Ammi Moussa, (dans le département d'Oran à l'époque). Un groupe de 9 clandestins, des Ouled Saber prépara son départ dans la plus grande discrétion. Grâce à un télégramme du préfet d'Oran, sur la base des renseignements fournis par l'adjoint indigène, nous connaissons l'âge, le physique, les signes particuliers de ces harraga.
– Sebhat Benaouda Ould Lakhdar, âgé de 30 ans, teint coloré, taille au dessus de la moyenne, yeux bleus, barbe rousse, tatouage à la main droite.
– Dinar Mohammed Ben Djillali, 28 ans, teint brun, grande taille, yeux noirs, barbe noire, tatouage aux genoux, parle du nez.
– Merad Mohammed Ben Brahim, 30 ans, teint coloré, petite taille, yeux bleus, nez mince, barbe rousse, tatouage à la main droite et au front.
– Sari Mohammed Ben Ahmed, 35 ans, teint coloré, taille moyen, yeux noirs, nez gros, barbe rousse, cicatrice à la tempe droite.
– Kheffaf Mostefa Ben Mohammed, 27 ans, teint clair, bègue, taille au dessus de la moyenne, barbe peu fournie, yeux noirs, tatoué au front.
– Ouail Ben Ahmed Ould Saïd, 30 ans, teint brun, taille moyenne, forte corpulence, imberbe, dépourvue de dents, tatoué à la joue droite.
– Mekki Ahmed Ben Mekki, 50 ans, teint coloré, taille moyenne, yeux noirs, nez ordinaire, lui manque une dent à la mâchoire supérieure, barbe grisante peu fournie, tatoué à la joue droite et au bras droit.
– Kacem Mehdi Ben Mohammed, 29 ans, taille au dessous de la moyenne, teint coloré, nez gros, bouche moyenne, barbe peu fournie, yeux noirs.
– Abid Salem Ben Mohammed, 28 ans, teint noir (nègre), taille moyenne, yeux noirs, imberbe, nez gros, lèvre inférieure grosse.
On remarquera que ces clandestins étaient tous des jeunes. Un seul avait la cinquantaine. Ils pouvaient faire face à nombre d'obstacles.
Ces informations précises étaient susceptibles — faute de pièces d'identité qui n'existaient pas encore — de faire arrêter en Tunisie les 9 clandestins. On demanda au Résidant général de France en Tunisie (le Traité du Bardo fut supposé, en 1881), qu'en cas d'arrestation, on procédera à leur rapatriement en Algérie.
Mais l'administration s'essouffla et lâcha du lest. Le 12 avril 1885, le Gouverneur, dans sa lettre au général de division de Constantine, reconnut la réalité de la chose en disant : «Comme on signale de nombreux départs clandestins pour le pèlerinage à La Mecque et qu'il pourrait être dangereux de s'opposer d'une façon absolue à un mouvement aussi considérable, je vous autorise à délivrer vous-même un certain nombre de permissions de pèlerinage avec les conditions suivantes :
– Aux Musulmans possédant des ressources nécessaires pour effectu er le voyage.
– A ceux n'ayant pas d'antécédents qui sont dangereux pour notre domination.» On craignait les contacts avec les pèlerins d'Egypte et du Soudan. Mais ces petits gestes n'eurent pas d'effet sur les musulmans. La preuve vient des propos du Gouverneur tenus aux préfets d'Oran et d'Alger : «Les autorités du département de Constantine me signalent le nombre toujours croissant des musulmans qui, à défaut de permission, s'offraient à partir clandestinement pour La Mecque.» En 1886, la commune mixte du Haut Sebaou connut une vague de partants. Ils étaient 14. (A suivre)
Le rêve de tout musulman n'est-il pas de parvenir aux Lieux Saints de l'Islam et d'accomplir le pèlerinage !
Malheureusement, il n'était pas donné a tout le monde notamment les classes déshéritées de voir la Ka'ba. Si les gens fortunés, les biens vus de l'administration coloniale, détenteurs de passeport et d'argent suffisant faisaient le grand voyage, le commun du peuple était acculé à choisir une autre voie et, sans éveiller d'attention, préparait en secret le départ, ô combien dangereux !
L'histoire de ces clandestins est mouvementée mais passionnante et mérite d'être rapportée où courage, abnégation, sacrifice, foi et oubli de soi furent le levain pour décrocher le titre de «hadj».
Dans deux volumineux cartons des Archives d'Aix-en-Provence intitulés Pèlerinage à la Mecque, réglementation, rapports d'agents consulaires, comptes rendus des autorités accompagnatrices, transport des pèlerins… plus de 800 pièces, de différentes origines, émanant de différents services de l'ère coloniale, impliquant gouverneurs généraux successifs de l'Algérie, préfets, chefs militaires, commissaires de police, douanes, secteurs sanitaires, consuls de France à Djeddah contribuèrent, malgré eux, à écrire l'épopée ou l'odyssée de ces harraga en essayant d'endiguer, tant bien que mal, ou de neutraliser ce phénomène.
Afin de rendre cette masse énorme de documents accessible et son intérêt historique profitable, nous avons choisi 4 axes de recherche :
– A/ Les harraga leur méthode de fuite pour échapper à la vigilance des agents de l'administration, les dispositions qu'ils prenaient pour étouffer les indiscrétions ou acheter le silence, et l'embarquement pourtant très surveillé.
– B/ Le séjour au Hidjaz et les misères multiformes qu'enduraient ces soldats de la foi et le rôle du consul de France.
– C/ Le retour, plutôt le rapatriement au pays, au milieu des problèmes de moyens matériels.
– D/ Les sanctions qui les attendaient pour avoir défié l'administration communale.
Etre candidat au hadj, c'était faire face aux tracasseries de toutes sortes et au milieu de contradictions flagrantes.
D'un côté, le 1er responsable de la colonie disait à ses subordonnés : «J'estime qu'il se produit, en ce moment, dans la population indigène, un mouvement religieux considérable.» En effet, la soif «des départs à tout prix» allait en s'intensifiant, et, de l'autre, les interdits, les difficultés et les décisions répressives provoquaient les musulmans décidés à défendre leurs croyances.
Tout d'abord, il fallait une autorisation pour quitter le territoire, difficile à obtenir car l'enquête menée à l'insu du candidat n'était pas toujours favorable. Ensuite un billet de bateau aller et retour, très coûteux pour la classe démunie un pécule de 1000 Fr en monnaie sonnante et trébuchante, exigé avant l'embarquement sur le vapeur français alors que les navires anglais et allemands prenaient moins cher. Le consul de Belgique, ayant demandé l'autorisation pour le navire Marie-Thérèse de transporter les pèlerins algériens, reçut cette réponse du Gouverneur général : «Aux termes des règlements sur le pèlerinage des Musulmans algériens, ceux-ci ne peuvent prendre passage à leur départ de l'Algérie que sur les bateaux français.» (Lettre du 15 janvier 1905). La demande des deux armateurs belges n'eut pas de suite.
Bien avant le début du siècle, les ports se refermaient devant les Algériens ? Le règlement de 1895 était formel. Son article lu, extrait du journal Al Moubachir, disait : «Tout pèlerin musulman, quelque soit son lieu d'origine, qui s'embarque dans un port algérien à destination de la Mecque, devra justifier par les actes :
– 1er : Qu'il dispose de la somme indispensable pour effectuer le voyage aller et retour… laquelle somme est fixée à 1000 Fr.
– 2e : Que sa famille soit à l'abri du besoin et n'aura pas à souffrir de son absence.
– 3e : Qu'il soit acquitté des impôts et taxes dont il est redevable à l'Etat et envers la commune.
En plus de ces exigences, le pèlerin doit présenter assurance et garantie, d'un responsable solvable domicilié dans la même commune et ne pouvant pas participer au pèlerinage, lequel «représentant» s'engage par acte authentique à rembourser — le cas échéant — les avances qui seraient faites au pèlerin pendant le voyage. Et, afin de rendre le contrôle des pèlerins plus efficace, Alger fut retenue : point de départ unique alors que les autres ports d'Oran, de Bône et de Philippeville pouvaient soulager le grand port et éviter à nos hadjis un surcoût lié aux dépenses de déplacements.
Mais le comble, le voici : En 1898 et 1899, le pèlerinage fut purement et simplement interdit. Du jamais vu par les musulmans ! Cette décision engendra un mécontentement en Arabie «où la venue des pèlerins algériens était une source de profits pour la population locale. Ici, on y voyait une provocation, une atteinte aux libertés religieuses. Quand l'administration invoqua l'épidémie du choléra en Arabie, le prétexte était grossier et fallacieux…».
De cette série de décisions, il ne restait aux musulmans que le devoir de casser les instructions, de braver l'interdiction, et au diable les conséquences et qu'importe ces inconvénients du long et périlleux voyage !
Forcer les barrières du port ou franchir les frontières de Tunisie voie maritime ou voie terrestre, l'essentiel était de réussir le coup !
L'appel du large : la mer avait la préférence des clandestins. Au port, les plus malins, les plus intrépides avaient de la chance d'embarquer.
Le préfet d'Alger signalait au Gouverneur, le 7 janvier 1887, le départ de 9 indigènes de la commune mixte de Djurdjura qui ont quitté Alger pour se rendre en pèlerinage à La Mecque. Il ajoutait : «M. le commissaire central m'a fait connaître que si ces indigènes ont pu quitter Alger sans autorisation, il ne peut en attribuer la raison qu'aux difficultés qu'éprouvent ses agents à surveiller d'une manière efficace les embarquements des pèlerins. Il fait remarquer que les navires anglais qui embarquent sont généralement ancrés en dessous du port pour éviter tout contrôle et leurs commandants ainsi que le consul d'Angleterre s'opposent à ce que la police monte à bord pour surveiller les passagers.»
Dans ces conditions, M. le commissaire central déclare que «quel que soit le zèle de ses agents, ils ne peuvent éviter qu'un certain nombre d'indigènes déjouent leur surveillance. Il ajoute qu'il sera ainsi toujours tant qu'ils ne seront pas autorisés à monter à bord des navires étrangers pour exercer leur contrôle».
Y avait-il donc une parade meilleure ? Le préfet pense qu'il y a lieu d'inviter M. le capitaine du port de détacher pendant la période des pèlerinages une embarcation de son service auprès des navires anglais ancrés dans la baie pour empêcher l'embarquement des indigènes qui ne se trouvaient pas dans les conditions régulières.
De son côté, le directeur des services sanitaires et maritimes mentionnait dans son rapport de l'octobre 1907 : «La fièvre s'emparait des Algériens à l'époque du départ des pèlerins. Dès la fin du Ramadhan, le nombre des indigènes de l'intérieur candidats se rendant à Alger, Oran et autres ports du littoral où ils réussissent à s'embarquer clandestinement, sans aucune formalité, sur les vapeurs allemands, anglais et autres en partance pour Alexandrie, Port Saïd ou sur différents points de la mer Rouge.» «Bien mieux, ajoute-t-il, au moment du départ des vapeurs, il se produit le fait suivant : bon nombre de ces pèlerins, les uns munis d'un passeport ‘‘facilement obtenu'', contrairement aux termes du règlement sur le pèlerinage qui exigeaient avant, l'obtention du passeport, la présentation du billet de passage aller et retour délivré par une compagnie française agréée. Les autres, sans aucun passeport, rejoignent la Tunisie d'où ils s'embarquent sur n'importe quel navire.»
Les chefs indigènes impliqués
L'imagination des responsables fut tenue en échec. Toute mesure susceptible de stopper le flux n'était pas concluante. L'envoi de circulaires, les unes après les autres aux préfets, le 8 octobre 1903, le 23 novembre 1904, le 30 juin 1905 traduisaient plutôt les limites des initiatives de l'administration.
Les harraga s'avérèrent tenaces et imaginatifs. Ils se moquaient royalement des arrestations. Même les portefaix du port se trouvaient dans le collimateur de la police.
On exigea des compagnies de navigation de n'admettre comme portefaix que des indigènes munis d'une plaque distinctive. Mais nos portefaix s'embarquaient avec leur plaque ! Et constatant que ces ouvriers pouvaient pénétrer à bord sous les yeux de la police et y demeurer, on en vint avant l'appareillage de procéder à l'appel nominatif qui serait fait à terre.
Devant cette anarchie et cette impuissance des agents chargés d'arrêter les clandestins, il ne restait qu'à impliquer les chefs indigènes. On les avisa que ceux d'entre eux qui ne dénonceraient pas à temps les départs des suspects qui s'effectuaient à partir de leurs circonscriptions seraient frappés de peines disciplinaires. Mais avec un port passoire comme le fut, à l'époque, celui d'Alger, la situation ne s'améliora guère. Le 1er responsable de la colonie ne faisait que rappeler la nécessité d'enrayer ces embarquements clandestins. Les lettres du 25 novembre 1907 et du 12 juin 1914 ne furent qu'un aveu d'échec. Les gens décidés à partir se glissaient même parmi les pèlerins «réguliers», cachés durant toute la traversée et vivant aux dépens de leurs frères.
Désemparée, déboussolée, l'administration tenta de bafouer la loi. Le Gouverneur exigeait une surveillance à l'extérieur du territoire (la Tunisie ?). On lui rappela alors que les Algériens payaient une quote-part d'impôt «non inférieur à 20 Fr qu'ils sont dispensés de l'obligation du permis de voyage même pour se rendre en France». De ce fait, ils échappent à toute surveillance ou restrictions. Beaucoup d'entre eux se rendent en Tunisie pour travailler dans les mines de Metlaoui, et ceux qui préconisent leur remettre un permis de travail d'un mois seulement doivent savoir qu'il leur serait facile d'éluder les prescriptions administratives.
Peut-on connaître quelques-uns de ces clandestins qui, à l'approche du hadj, chauffaient l'atmosphère dans le pays ? il y a dans la masse des pièces d'archives, des listes, des noms, des villages, des communes en rapport avec la situation de l'heure. Nous nous contenterons de quelques exemples :
Le 1er cas Ammi Moussa, (dans le département d'Oran à l'époque). Un groupe de 9 clandestins, des Ouled Saber prépara son départ dans la plus grande discrétion. Grâce à un télégramme du préfet d'Oran, sur la base des renseignements fournis par l'adjoint indigène, nous connaissons l'âge, le physique, les signes particuliers de ces harraga.
– Sebhat Benaouda Ould Lakhdar, âgé de 30 ans, teint coloré, taille au dessus de la moyenne, yeux bleus, barbe rousse, tatouage à la main droite.
– Dinar Mohammed Ben Djillali, 28 ans, teint brun, grande taille, yeux noirs, barbe noire, tatouage aux genoux, parle du nez.
– Merad Mohammed Ben Brahim, 30 ans, teint coloré, petite taille, yeux bleus, nez mince, barbe rousse, tatouage à la main droite et au front.
– Sari Mohammed Ben Ahmed, 35 ans, teint coloré, taille moyen, yeux noirs, nez gros, barbe rousse, cicatrice à la tempe droite.
– Kheffaf Mostefa Ben Mohammed, 27 ans, teint clair, bègue, taille au dessus de la moyenne, barbe peu fournie, yeux noirs, tatoué au front.
– Ouail Ben Ahmed Ould Saïd, 30 ans, teint brun, taille moyenne, forte corpulence, imberbe, dépourvue de dents, tatoué à la joue droite.
– Mekki Ahmed Ben Mekki, 50 ans, teint coloré, taille moyenne, yeux noirs, nez ordinaire, lui manque une dent à la mâchoire supérieure, barbe grisante peu fournie, tatoué à la joue droite et au bras droit.
– Kacem Mehdi Ben Mohammed, 29 ans, taille au dessous de la moyenne, teint coloré, nez gros, bouche moyenne, barbe peu fournie, yeux noirs.
– Abid Salem Ben Mohammed, 28 ans, teint noir (nègre), taille moyenne, yeux noirs, imberbe, nez gros, lèvre inférieure grosse.
On remarquera que ces clandestins étaient tous des jeunes. Un seul avait la cinquantaine. Ils pouvaient faire face à nombre d'obstacles.
Ces informations précises étaient susceptibles — faute de pièces d'identité qui n'existaient pas encore — de faire arrêter en Tunisie les 9 clandestins. On demanda au Résidant général de France en Tunisie (le Traité du Bardo fut supposé, en 1881), qu'en cas d'arrestation, on procédera à leur rapatriement en Algérie.
Mais l'administration s'essouffla et lâcha du lest. Le 12 avril 1885, le Gouverneur, dans sa lettre au général de division de Constantine, reconnut la réalité de la chose en disant : «Comme on signale de nombreux départs clandestins pour le pèlerinage à La Mecque et qu'il pourrait être dangereux de s'opposer d'une façon absolue à un mouvement aussi considérable, je vous autorise à délivrer vous-même un certain nombre de permissions de pèlerinage avec les conditions suivantes :
– Aux Musulmans possédant des ressources nécessaires pour effectu er le voyage.
– A ceux n'ayant pas d'antécédents qui sont dangereux pour notre domination.» On craignait les contacts avec les pèlerins d'Egypte et du Soudan. Mais ces petits gestes n'eurent pas d'effet sur les musulmans. La preuve vient des propos du Gouverneur tenus aux préfets d'Oran et d'Alger : «Les autorités du département de Constantine me signalent le nombre toujours croissant des musulmans qui, à défaut de permission, s'offraient à partir clandestinement pour La Mecque.» En 1886, la commune mixte du Haut Sebaou connut une vague de partants. Ils étaient 14. (A suivre)
L'auteur est Professeur d'histoire,
Université d'Alger


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