Rien de plus normal, pourtant : une très belle rencontre entre un long poème arabe, une musique des plus sensibles et une histoire d'amour vieille comme le temps. Tout a commencé par la présentation, à l'occasion de l'ouverture du Printemps de la Culture à Manama (Bahrein), de la comédie musicale de Marcel Khalifa, basée sur un long texte poétique de Qacem Haddad Le Fou de Leïla (Madjnoun Leïla) inspiré, comme son titre l'indique, de l'histoire de Qays et Leïla, une des pièces maîtresses du patrimoine littéraire arabe et universel. Jusque-là, rien d'anormal. Seulement voilà que les gardiens de la foi, institués tels par eux-mêmes, comme à l'accoutumée très en retrait par rapport au temps universel, manifestent non seulement leur désaccord, chose naturelle dans un pays qui construit une démocratie (laquelle demande beaucoup de temps et d'inspiration), mais engagent également un procès d'intention à l'encontre des deux artistes. C'est le groupe islamiste, constitué de trois formations, Manbar El Islami, El Wifak et El Assala, dominant au Parlement de Bahreïn, qui demande la création d'une commission d'enquête sur une œuvre qui nuirait selon ses détracteurs aux bonnes mœurs et règles de conduite islamiques. La référence d'appui du groupe, ce sont des photos, glissées à quelques membres du Parlement par un sombre journaliste, dans lesquelles on voit un acteur enlacer une actrice ou mettant sa tête sur sa poitrine ou tout simplement la tirant vers lui, comme dans toutes les danses classiques du monde entier. Comme à l'accoutumée bien sûr, tout ce qui est en dehors de l'histoire et du contexte de la comédie musicale est mis en relief. Et c'est toute la mouvance islamique qui est mise en branle, en tirant sur la sonnette d'alarme sur le thème : «Attention, société en danger !» Bien sûr, on montre du doigt l'artiste, élément le plus fragile et le plus sensible de la société, coupable toujours et éternel victime de l'inquisition. Aujourd'hui, ces moralisateurs demandent, par commission parlementaire interposée, la tête de deux artistes parmi les plus visibles du monde arabe : le grand musicien libanais Marcel Khalifa qui a fait de la poésie arabe moderne le cœur de sa production et Qacem Haddad, poète moderniste de premier plan à Bahreïn comme dans les autres pays de la région. C'est l'inquisition sunno-chïte qui manifeste, en bloc pour la première fois, contre une comédie musicale qui s'installe tout simplement dans l'humain et le beau. Une inquisition primitive qui n'a pu cacher ses desseins macabres contre l'art, c'est-à-dire tout simplement contre la liberté et la vie. Le Fou de Leïla, écrit il y a quelques années par Qacem Haddad, est un hymne à la vie et à l'amour dans le sens le plus noble du terme. C'est un texte qui dépasse les plaintifs tragiques du texte original et donne une continuité chronologique au combat des deux amoureux. Se taire aujourd'hui, c'est s'aligner sur les thèses moyenâgeuses des ennemis de l'art, toutes catégories confondues. C'est aussi accepter le diktat fasciste d'une autre époque qu'on croyait révolue à tout jamais. C'est un acte d'une intolérance inouïe et de terrorisme clair, disaient Qacem Haddad et Marcel Khalifa, en réaction à cette agression qui oublie que le travail d'un parlementaire n'est pas de contrôler l'esprit des gens ni de s'ingérer dans la création artistique, pour laquelle d'ailleurs il ne dispose pas des compétences requises, mais de régler les véritables problèmes d'une société qui attend toujours des solutions aux problèmes concrets d'emploi, de logement, de services publics, de savoir, de modernité, etc. Aujourd'hui, l'inquisition, qui montre son nez d'une manière directe, dressera demain, sur les grandes places publiques, les pelotons d'exécution des intellectuels. Ce sont là des indices qui ne démentent jamais et nous interpellent, nous qui avons vécu dans notre chair les manifestations de ce drame. Notre Alger, capitale arabe de la culture ne peut-elle pas réagir positivement en donnant plus de sens à ses activités et en invitant Qacem Haddad et Marcel Khakifa pour présenter la comédie musicale Le Fou de Leïla dans l'un de nos théâtres nationaux en signe de solidarité avec la culture et les créateurs arabes ? Juste une proposition dans l'air… Trouverait-elle bon entendant ? On pourrait facilement aujourd'hui imaginer les conséquences de tels actes si jamais nos sociétés venaient à basculer entre les mains de ces inquisiteurs. C'est comme un avant-goût amer d'un certain Goebbels, fasciste de premier rang, qui déclarait : «A chaque fois que j'entends le mot culture, je sors mon revolver.» L'histoire a montré ce qu'il en est advenu.