Séduction-répulsion : le dilemme D'ailleurs, n'est-il pas déroutant qu'au moment où beaucoup d'Algériens se reconnaissent beaucoup mieux dans leur appartenance tribale que dans leur appartenance politique, le vocable «tribalisme» chargé de tous les anachronismes vienne perturber leur quiétude tellement affectée des plus hautes connotations péjoratives que l'Algérien se voit contraint de le dénoncer hypocritement en public et le vivre en privé, c'est dire l'acuité du dilemme devant lequel se trouve placé l'Algérien : entre son intimité profonde et réelle que les microcosmes lui présentent synonyme de tous les archaïsmes et les sirènes stridentes du capitalisme porteuses de tous les risques mais aussi paré des oripeaux ? N'est-il pas phénoménal — qu'hormis le FLN qui fonctionne grâce à l'histoire et à l'exercice unilatéral du pouvoir (et non programme) et le MSP (ex-Hamas) qui a su mettre à profit justement ce dilemme en prétendant y remédier mais succombera incessamment — que les seuls partis qui fonctionnent sont ceux-là mêmes où adhérents et sympathisants partagent le sentiment d'être chez eux parmi les leurs ethniquement et régionalement ? Qui a donc inventé le mot tribalisme ou plutôt qui a affublé le vocable «tribu» de cet «isme» ? La ramification des langues de bois, les formidables incitations au conformisme, les formes inédites, moins voyantes assurément, mais d'autant plus redoutables que subreptices placent l'Algérien au cœur d'une dualité sidérante, être lui-même ou se laisser emporter docilement par la tyrannie du capitalisme, abjecte mais irrésistiblement charnelle, car le capitalisme a le pouvoir d'organiser l'impuissance et de se faire aimer de ses victimes, structurant leur mental et leur affectif ; il les rend beaucoup plus aptes à réagir qu'à comprendre et agir. Les microcosmes ne tirent-ils pas leur légitimité d'avoir justement pour mission de développer le peuple ? Le piège des paradigmes Le rapport Nord-Sud, un pur rapport policier Pourquoi se voiler la face et refuser d'aborder de front les questions que seuls les microcosmes s'obstinent à occulter alors que beaucoup d'Occidentaux n'hésitent pas à les poser crûment ? «J'ai cru dans le tiers-monde… comme les révolutionnaires du XVIIIe siècle qui croyaient dans le tiers-état, c'est-à-dire à la naissance d'un sujet autonome de l'histoire qui, à travers les luttes de libération nationale, allait amener l'humanité à un degré supérieur d'existence…Où sont-elles aujourd'hui, les forces porteuses de cette espérance pour nous tous ? » Jean Ziegler relève les faits saillants suivants : «L'histoire est mystérieuse. Je crois qu'on est dans un moment historique et épistémologique, le système impérialiste lui-même a cessé d'exister au sens où le tiers-monde n'est plus présent comme esclave. Sa main- d'œuvre n'intéresse plus personne, la délocalisation des industries n'a plus raison d'être, la rationalisation de la production dans le Nord et l'électronisation l'ont rendue superflue. L'industrie textile, par exemple, revient au Nord.» Il ajoute en outre que «tous les paramètres économiques indiquent la marginalisation du tiers-monde. Alors que les échanges entre le Nord et le Sud déclinent, les problèmes des termes de l'échange perdent de leur importance. L'Allemagne par exemple, en cinq ans, a réduit son commerce extérieur avec les pays du Sud de 25%. Aujourd'hui, il n'y a plus de matière à protester contre les ravages du capital privé occidental, contre sa domination des peuples du tiers-monde. Cela est fini. Maintenant, c'est le désengagement et le flux de capitaux est plus important du Sud vers le Nord que l'inverse». Il affirme en revanche que «toute l'histoire, celle qui est significative pour le devenir de l'humanité, se fait dans le triangle New York-Stokholm-Tokyo, c'est là que se fait toute l'accumulation du capital, se concentrent toutes les recherches scientifiques et technologiques… Ce triangle qui domine le monde concentre aussi un degré inouï de violence institutionnalisée à l'égard du reste de la planète. Si une des matières premières dont ils ont encore besoin tel le pétrole risque d'échapper à leur contrôle, les Etats dominateurs déclenchent des actions d'une violence qu'aucun pays n'a les moyens de s'y opposer.» Dans le même ordre d'idées, Jean Ziegler poursuit sa description de la descente aux enfers des peuples du tiers-monde — dont l'Algérie — en soulignant que l'«Afrique s'en va comme un radeau dans la nuit. Quelque 4 milliards d'hommes sortent de l'histoire du monde et les relations Nord-Sud deviennent un pur rapport policier. Le Nord fait encore de l'assistance humanitaire, il a progressivement substitué la plupart des matières premières produites dans le Sud …» Les fibres synthétiques, meilleur marché, ont marginalisé le coton et ainsi de suite. Pour lui, «le pacte colonial est en place partout… qui fonctionne grâce à l'adhésion totale et inconditionnelle des oligarchies du Sud, leur existence en est largement tributaire …» Enfin, Jean Ziegler conclut en faisant sienne l'idée, qu'en Afrique, il n'y a qu'une seule classe dominante : «La ville, dont les élites se font approvisionner en produits de beauté et de luxe payés par la plus value des paysans». (9) La ville dont les microcosmes principales bénéficiaires du pacte colonial empêcheront par la force toute déconnexion et avorteront dans le sang toute alternative autocentrée. L'OMC, la Banque mondiale et les transnationales occidentales poussent mécaniquement, au nom de la productivité, à une agriculture de type industriel totalement inadaptée aux réalités paysannes, cette politique faisant le jeu des pays riches et des géants de l'agrobusiness conduirait à la ruine, l'économie de subsistance permettant jusqu'à présent à des dizaines de millions de petits paysans et d'ouvriers agricoles de survivre. (10) Le processus de libéralisation du marché s'articule autour de l'abaissement des tarifs et des barrières non tarifaires et ce, afin de permettre l'ouverture à l'importation par la réduction des mesures de soutien au secteur public, l'élimination des subventions à l'importation et du système de la garantie des prix. A cause de l'adoption de ces mesures par bon nombre des pays du tiers-monde, l'agriculture est devenue une profession peu rentable en raison des prix généralement défavorables et d'une faible valeur ajoutée, ce qui a provoqué le départ des cultivateurs et une augmentation de la migration hors des zones rurales. La situation devrait encore être exacerbée par l'intégration du commerce agricole dans le système mondial. Avec ses petites surfaces, ses coûts de production élevés et ses faibles rendements, l'agriculture est loin des performances de l'industrie et des services, tirés par le boom de la communication et par une classe citadine avide de consommation… C'est à se demander si la vie des millions de gens est prise en compte ou s'ils sont considérés, du point de vue de la productivité, comme une quantité négligeable, remarque le professeur Kamal. M. Chenoy, de l'université New Delhi qui dénonce «des politiques imposées par une minorité de citadins» ignorants de la réalité des campagnes ou indifférents à leur sort. (11)Vers 1800, 3% de la population mondiale était urbanisée, aux alentours de l'an 2000, plus de la moitié vivra — ou s'acharnera à survivre — hors des campagnes. On peut épiloguer à l'infini pour dresser un état des lieux de la planète et imputer la responsabilité de ce qu'il en est advenu à telle ou telle puissance, à telle ou telle culture, à telle ou telle conception ou philosophie, mais on ne peut pas rester indifférent à «la critique philosophique radicale menée par un petit groupe d'intellectuels marginaux, (Cornelouis Castoriadis, Ivan Illich, François Partant, Gilbert Rist en particulier) (12) critique, que faute d'avoir réussi jusqu'à présent à ébranler «le complexe des croyances eschatologiques en une prospérité pour tous…», mais n'en a pas moins eu le mérite de montrer que le «développement» est un paradigme recelant. «… Un autre usage de l'occidentalisation du monde. Qu'il soit «durable», «soutenable» ou «endogène», il s'inscrit toujours, de manière plus ou moins violente, dans la logique destructrice de l'accumulation capitaliste. Il signifie inégalités, destruction de l'environnement et des cultures …»(13) Il est incontestable que le monde est tenu en servitude, ou du moins en respect, par une minorité de plus en plus étroite ; cette voie peut durer quelques générations, mais elle n'est qu'une impasse. «Après nous, le déluge», est la position de ceux qui croient en eux-mêmes mais qui ne croient pas en l'homme. (14) «Faudra-t-il attendre 40 ans pour qu'on comprenne que le développement c'est le développement réellement existant ? Il n'y en a pas d'autres. Et le développement réellement existant, c'est la guerre économique (avec ses vainqueurs bien sûr, mais plus encore ses vaincus), le pillage sans retenue de la nature, l'occidentalisation du monde et l'uniformisation planétaire, c'est, enfin, la destruction de toutes les cultures différentes.» (15) Cette question interpelle tous les humains, les «vaincus» que nous sommes en tête ; il y a lieu de réfléchir et de travailler sur une alternative, se révéler aptes à l'inventivité et «rechercher les modes d'épanouissement collectif dans lesquels ne serait pas privilégié un bien-être matériel destructeur de l'environnement et du bien social. L'objectif de la bonne vie se décline de multiples façons selon les contextes. (16) Ne voilà-t-il pas un projet qui permet l'émergence aussi bien au Nord qu'au Sud – par la conjonction des efforts de tous les mouvements humanistes à l'échelle mondiale — «d'un sujet autonome de l'histoire» qui à travers les luttes pour une poste, modernité acceptable et un après-développement rebelle à toute forme, mais nécessairement pluriel – amènera l'humanité à un degré supérieur d'existence ? Notes : (9) Jean Ziegler : entretien à Jeune Afrique. (10) Roland Pierre Paringaux : Monde diplomatique, septembre 2002. (11) Idem. (12) Serge Latouche : En finir, une fois pour toutes, avec le développement ; Le Monde diplomatique, mai 2001. (13) Idem. (14) Albert Jacquard : Les nombres de l'homme : revue Le genre humain 9 . (voir référence n°3). (15) Serge Latouche : En finir, une fois pour toutes, avec le développement : Le monde diplomatique, mai 2001. (16) Idem.