Tandis que ArcelorMittal voit son titre remonter en Bourse et que le groupe annonce maintenir les mesures de suspension et d'optimisation temporaires de production partout dans le monde, les ouvriers s'enfoncent quotidiennement un peu plus dans l'angoisse et la précarité de moyens au travail. Enquête dans le plus grand complexe sidérurgique du Maghreb, passé du public au privé en 2001. « A chacun son salaire », me glisse dans un pénible sourire Amar, l'ancien cadre du complexe sidérurgique d'El Hadjar, qui m'a accompagnée chez Saci Kedaya. Face à nous, tranquillement assis, cet ouvrier de 49 ans retrousse ses manches. Presque une année après son accident de travail à l'aciérie, si son visage a repris forme humaine, ses deux bras et ses mains ressemblent encore à des pièces vivantes de viande cuite. En ce malheureux jour de mai 2008, un entrepreneur algérien sous-traitant la réfection des machines était venu réparer la butte du chariot de la lance de soufflage, en panne depuis le matin et régulièrement à l'arrêt depuis des mois. « Le matériel est défectueux, négligé. Il y a des fuites d'eau, les câbles sont abîmés, les coffres électriques non protégés. Avec le chariot cassé, si la lance était tombée dans le convertisseur, dans l'acier en fusion, tout aurait explosé. Depuis que les Indiens sont arrivés, c'est la production avant tout, avant nous. » Trop inexpérimenté pour être efficace seul, le sous-traitant a demandé de l'aide à Saci, en poste depuis trente ans, formé à son métier lors de son recrutement en 1979 puis en 1990. Pendant les manipulations, ils ont été surpris par un méchant retour de flammes et ont partagé la même chambre d'hôpital. « Pendant 48 jours, je n'ai eu aucune nouvelle de l'entreprise. Aucune assistante sociale n'a été voir ma famille. Mon jeune fils a été renversé par une voiture pendant mon hospitalisation. Ma femme s'est débrouillée toute seule. » Saci n'est satisfait que d'une seule chose depuis la privatisation partielle du complexe en 2001 : la régularité du versement mensuel de sa paie de 40 000 DA, tout compris, après trois décennies de travail. Mais le manque de sécurité et de formation des jeunes recrues, postulant souvent par défaut, l'inquiète. « il faut produire et c'est tout » Cette inquiétude semble être la chose qui se partage le plus équitablement chez ArcelorMittal. « Tu ne dis pas mon nom ni mon poste », insiste celui qu'on appellera Farid, timide et souriant, la trentaine, dont les larges cicatrices d'une première brûlure à l'avant-bras rappellent les risques quotidiens d'un métier qu'il n'a pas choisi. Formé à l'électricité, il a appris la mécanique sur le tas, « avec les anciens », ces derniers garde-fous poussés au départ volontaire en 2007. « Sans eux, c'est difficile, explique Farid, on improvise. » S'il espère passer toute sa vie au sein de l'entreprise, c'est parce que le chômage endémique guette. « Il y en a beaucoup qui voudraient être à ma place. C'est de plus en plus dur d'avoir un poste ici, depuis qu'ils réduisent le personnel », poursuit-il. Alors Farid ne se plaint pas trop. Avec ses 28 000 DA de salaire, il aide sa mère, veuve depuis 1999, et compense en s'improvisant transporteur clandestin après le travail, quand ses horaires en 3x8 le lui permettent. « En deux ou trois heures de temps, tu gagnes autant qu'une journée d'usine. Mais sans la retraite et l'assurance maladie. » Aujourd'hui, il a un téléphone portable à vendre, dont il espère tirer un petit bénéfice. « Je mets très peu d'argent de côté avec la famille. Je voudrais me marier, avoir un logement, mais je n'ai pas les moyens pour l'instant », constate-t-il. « il y a des morts ici » S'il sait que les anciens, à l'époque où l'usine était publique, bénéficiaient, par leur statut, d'un accès au logement, il n'oublie pas que son père, sidérurgiste entré en longue maladie en 1997 après 28 ans de labeur, ne touchait que 8000 DA d'une retraite calculée sur sa dernière année d'indemnisation. « Après sa mort, on a vécu sans rien pendant neuf mois. Le jour du Mawalid, on a mangé un œuf cette année-là. Il s'est sacrifié pour rien. Moi aussi, je risque d'y perdre ma santé. Dans ma zone, les ventilateurs ne marchent plus depuis deux ans. Parfois, tu ne vois même pas ton camarade à côté. C'est de la poussière de fer qu'on respire, on a des allergies. Et puis on est de moins en moins nombreux. Sur des postes où il faut être cinq, on est plus que deux. On sait où est le danger, on sait que le matériel n'est plus bon, mais si on réclame, on nous traite de paresseuxs. Il faut produire et c'est tout », conclut-il. Dans le journal interne de l'entreprise, on signale que la journée santé et sécurité, prévue le 28 avril prochain, sera l'un des moments forts du calendrier du groupe. L'information fait sourire Souhil, permanent du laminoir à chaud. « Je travaille au four, dont la température peut atteindre 1300°. Je suis en bleu de travail, comme les autres. Je n'ai pas de lunettes spéciales pour protéger mes yeux du rayonnement de l'acier en fusion. J'ai de vieilles chaussures de sécurité. Et c'est tout. Il y a des morts ici. En février dernier, un sous-traitant de 23 ans a été amputé du pied parce qu'un cylindre lui est tombé dessus. Moi, je touche 30 000 DA, mais les agents privés, qui remplacent les retraités et travaillent en discontinu, en fonction des commandes, touchent 12 000 DA pour la même tâche. Vous trouvez ça normal ? », demande ce jeune ouvrier. « Ceux qui travaillent à la réfection des fours, ils ne sont pas formés. Tout est désorganisé. On met n'importe qui n'importe où. On sait qu'ils manipulent de l'amiante et la respirent. L'Etat a laissé cela s'installer, la direction ne cherche pas à savoir ce qui se passe chez les sous-traitants. On nous a abandonnés », explique-t-il calmement. L'argument de la direction, qui explique que les revendications salariales des travailleurs ne peuvent être acceptées en temps de crise, ne convainc pas Souhil. « Nous fabriquons du rond à béton et nous ne couvrons même pas la demande nationale. Nous ne dépendons pas de l'industrie automobile. On sait qu'ils veulent faire plus de bénéfices avec le moins de dépenses possibles. Nous, on paye pour ça », analyse celui qui se qualifie de « simple ouvrier ». Si on évoque les différents scandales qui secouent actuellement le site, de l'affaire des malversations de Grand Smithy Works, société indienne sous-traitante de statut algérien, dans laquelle viennent d'être condamnés le directeur général indien et un proche collaborateur, ainsi que deux agents de sécurité algériens, à l'enrichissement soudain et spectaculaire de certains membres du Comité de participation, les travailleurs ne sont pas surpris. « Ici, tout le monde s'enrichit sauf nous », souffle Farid. « Rien n'est clair, ni ce qui se passe entre les sous-traitant ni pourquoi ce genre d'affaire éclate tout à coup au grand jour. On ne sait pas qui ça arrange. Enfin, si. Souvent, on sait. Ceux qui se targuent de défendre les intérêts des travailleurs ne sont pas toujours les mieux intentionnés », souligne Amar, vieux routard du complexe sidérurgique maintenant à la retraite. « Le bizness ici, c'est l'obscurité", conclut amèrement Souhil. Alors que Lakshmi Mittal, président du groupe, compte les pierres précieuses qui décorent sa piscine, le complexe d'El Hadjar a dégagé depuis octobre 2001 un bénéfice net de 500 millions de dollars, soit un pécule suffisant pour rénover toutes les installations du complexe, bénéficiant également de larges avantages fiscaux et d'abattements en matière de consommation octroyés par l'Etat. Tandis que l'on « découvre » les agissements du président du comité de participation de l'entreprise et que le linge sale se lave en famille, on sait que la masse salariale globale des 9000 collaborateurs algériens d'Arcelor Mittal d'El hadjar ne représente que 80 000 dollars. Pourtant, l'octroi d'un bonus supplémentaire de 5% pour les ouvriers ne sera possible que si le taux de fréquence mensuel des accidents de travail est inférieur à 6. A chacun son salaire.