Quelle extraordinaire aventure que celle qui a conduit les polygraphes arabes de l'ère classique à s'intéresser à l'art d'accoucher l'histoire humaine ! Emboîtant le pas à leurs prédécesseurs grecs, persans et indous, ils ont éprouvé, à leur suite, un besoin pressant de se situer dans le temps et dans l'espace. Leur folle équipée graphique s'est voulue, dès le départ, à l'image de l'état d'esprit au sein duquel ils devaient évoluer durant plus de mille ans. Toutefois, ils avaient pour caractère commun de ne pas être tentés par les interrogations d'ordre ontologique : qui sommes-nous, où allons-nous ? A l'opposé de toute quête existentielle, ils s'estimaient détenteurs d'une vision du monde, bien charpentée, bien ramassée, qui n'avait rien à envier à celle de leurs prédécesseurs dans les autres sphères de civilisation. De quelque façon que l'on abordât leurs textes, la notion de durée se fait imposante, voire accaparante. Il y a, d'un côté, un commencement, c'est-à-dire, un passé, et de l'autre, un présent. Le futur, quant à lui, donne l'impression d'être une notion relevant de tout ce qui est métaphysique ou, à la limite, comme étant de l'ordre de cette grande inconnue dont parlent les mathématiciens. Aucune projection sur l'avenir ! Le merveilleux, cet élément fondamental dans toute écriture novatrice, est absent de ces vastes compilations. Du reste, le peu dont on dispose en littérature arabe est, surtout, d'origine persane ou indoue : Kalila et Dimna, Les mille et une nuits et les autres écrits de cette même veine sont le fruit d'une autre vision du monde aux antipodes du message que ces polygraphes ont tenu à communiquer à leurs lecteurs. En fait, cette linéarité, si chère à ces polygraphes, fait disparaître toute propension au lyrisme et aux échappées poétiques. Sur un plan de pure historicité religieuse, elle déroge même à la tradition du Prophète qui fait allusion à la rotondité du temps. Il s'agit donc, dans leurs écrits, d'une remontée vers les premiers âges de l'homme et, bien sûr, d'un retour vers le point de départ. Et dans cet aller-retour, nos polygraphes évoluaient au coude à coude avec les mythes et les histoires invraisemblables. El Masoudi, Ibn Khellikan, El Makdissi y compris le fameux Tabari, et tant d'autres se voulaient les chroniqueurs de l'histoire de l'humanité depuis Adam et Eve jusqu'à leurs époques respectives. Le climat est enchanteur dans ces écrits au point de nous croire dans le cœur même du merveilleux, mais, celui-ci n'existe, en tant que tel, que sous une forme tronquée. Non, Sindbad n'accomplit pas un huitième voyage en direction du Maghreb, lui qui a écumé toutes les mers du globe ! Les données tombées, pour ainsi dire, dans le domaine public s'y trouvent rassemblées à tout va sans grande approche rationnelle. Pas étonnant donc qu'Ibn Khaldun, leur coéquipier, mais d'un autre genre, les prenne à partie. Il faut dire aussi que le lecteur ne sait pas comment distinguer le vrai du faux dans ce gigantesque travail de compilation. Sa déroute est complète lorsqu'il fait sa remontée dans les premiers temps de la vie humaine sur terre. En somme, c'est une linéarité qui a bridé l'imaginaire, en ce sens qu'elle n'a pas donné à celui-ci la possibilité d'avoir un pied dans le futur tel que cela s'est fait dans le monde occidental depuis la renaissance. Pourtant, le message coranique est on ne peut plus clair : le principe de mobilité sociale, donc, de l'esprit, doit sous-tendre toutes les actions que l'homme est en mesure d'accomplir dans son existence. Il est même permis de dire que ces polygraphes, n'en déplaise à ceux qui n'ont cessé de les encenser, n'étaient pas instrumentés pour faire ce type de travail. Faute de matériaux fiables, ils avaient tendance à utiliser, pêle-mêle, tout ce qui leur tombait sous la main. Résultat : la plupart de leurs écrits traitant de l'histoire du monde sont truffés d'anecdotes frisant la mythologie si ce n'est de la mythologie tout court. Fort heureusement, il y eut des poètes et, surtout, des philosophes qui ont volé très haut pour nous !