Tout philosophe a en lui un côté poète qui fait oublier le côté rétif, rebutant de la notion de système. Parménide, dans ses « fragments », Ibn Sina, dans son fameux poème traitant de « l'âme », l'andalou, Ibn Tofaïl, dans Hay ibn Yagdhan, Gaston Bachelard, dans ses différents écrits psychanalytiques, et même l'incommensurable Frédéric Nietzsche, dans Ainsi parlait Zarathoustra, tous, étaient, d'une manière ou d'une autre, de cette trempe de penseurs subjugués par le verbe dans ce qu'il a de juste et de beau. Abou Nasr Al Farabi (870-950) faisait partie de cette équipée qui commence à se faire rare de nos jours. L'on s'accorde aujourd'hui à dire que les débuts d'un homme sont autant de signes révélateurs de ce qu'il adviendra de lui. Les nombreux exemples que nous offre l'histoire de la pensée humaine en font foi. Dès le départ déjà, on chuchotait dans l'entourage direct d'Al Farabi que celui-ci allait avoir une place de premier plan parmi les plus grands penseurs de l'humanité. C'est que le jeune Farabi fit montre d'une grande précision dans la formulation de ses idées philosophiques, d'une part, et d'une poéticité inégalée, d'autre part. Pourtant, le jeune gardien de verger qu'il fut dans la périphérie de Damas était si démuni au point qu'il lui fallait profiter de la lampe de son coéquipier, le gardien de nuit, pour plonger dans les écrits philosophiques, arabes comme grecs. Musicien, médecin, linguiste, mathématicien, mais surtout philosophe, Al Farabi tranche sur les autres penseurs de l'ère islamique par un certain amour du détail, un amour qui l'amena à s'intéresser à l'identité même des plus petites entités signifiantes et à leur séquençage. De la simple forme interrogative à la locution adverbiale de temps ou de lieu, d'un vocable qui reste flou, valsant entre les différentes significations, il prend le départ, toutes voiles larguées, vers le grand large philosophique. Et à mesure qu'il évolue dans son entreprise, on le voit éviter les écueils de la philologie classique, pourtant, tout le problème de l'appréhension en matière de philosophie demeure d'ordre linguistique en premier lieu. On lit L'épître des lettres, et on croit lire un Roland Barthes du Xe siècle tant l'approche est d'une haute tenue poétique, tournant le dos à toute prétention démesurée. Faut-il donc s'étonner de le voir porter le plus grand intérêt à la classification des différentes disciplines scientifiques dans un style, certes, taillé dans la pierre, mais, de toute beauté ? Son grand livre sur ce sujet Ihsa al ouloum en est la preuve éclatante. Al Farabi, ce deuxième maître selon l'expression qui lui colle à la peau depuis des siècles, explique, indique le chemin qui mène à la réflexion philosophique, car, pour lui, celle-ci demeure une nécessité quotidienne pour tout être humain. Il n'y a pas de grands penseurs, encore moins de petits penseurs, mais des hommes qui doivent se situer dans cette existence. C'est pourquoi, il se refuse à donner des définitions à la manière d'un André Lalande dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, l'objectif étant de permettre à ses lecteurs l'accès au verger, le verger philosophique, dont il n'était qu'un gardien symbolique. Contrairement à un Pythagore qui s'était penché sur les nombres pour atteindre un objectif d'ordre métaphysique, voire divinatoire, Al Farabi, lui, s'est intéressé aux entités signifiantes du langage pour faire valoir une vision philosophique propre à lui, faite de démonstration et de preuves sans, toutefois, oublier le côté poétique des choses. Et dire que dans la culture de l'ère classique islamique, pas mal de penseurs étaient allés fouiner du côté des actes divinatoires, de la pierre philosophale, de l'élixir tels que Abou Maâchar Al Falaki, Al Bouni et autres ! Il arrive, cependant, que ce grand penseur fasse son échappée dans l'espace et dans le lieu sans qu'il nous soit possible de saisir pleinement son message. Dans L'Epître des lettres, cet écrit à l'allure poétique, nous lisons sous sa plume que « l'homme n'a guère besoin de connaître ce qui n'a pas de fin ! ». Trouvaille de poète, de philosophe, ou de soufi qui éprouve parfois le besoin de feinter son entourage direct et ses adeptes ? L'expression semble avoir un terme mais, en fait, elle n'en a guère. Et depuis quand songe-t-on à atteindre l'infini, sinon dans le monde des soufis uniquement ? Al Farabi, le philosophe, il faut le lire également en tant que poète et musicien faute de quoi une grande partie de ses écrits échapperait à notre entendement. Ne lit-on pas aujourd'hui Œdipe roi de Sophocle en tant qu'œuvre psychanalytique ? Ne fait-on pas la même approche à l'égard de certaines œuvres picturales qui se montrent récalcitrantes à une lecture unidimensionnelle ? Bref, la lecture elle-même, qu'on le veuille ou que l'on s'y refuse, demeure un acte d'une grande créativité.