A travers l'histoire d'un officier idéaliste, Terrien, il décrit la «déshumanisation» de la «génération algérienne», celle des appelés français du contingent qui, en Kabylie ou dans les Aurès, ont découvert en même temps que la part féroce en eux-mêmes, un visage caché de la République française : celui de la pratique généralisée de la torture. Le récit se déroule en 1959. Alors que De Gaulle évoque le droit des Algériens à l'autodétermination, les opérations militaires s'intensifient contre le FLN dans le but de le contraindre à accepter, dans la défaite, la «solution autonomiste». Terrien se porte volontaire pour commander une section de choc, basée en Kabylie. Il aura pour première mission d'éliminer «Slimane», un redoutable chef «rebelle», dont le portrait s'inspire probablement de celui du colonel Amirouche, commandant de la Wilaya III historique. Très vite, le sous-lieutenant inexpérimenté se confronte à ses hommes, déshumanisés par une longue existence solitaire au milieu de montagnes hostiles et pour qui l'emploi de la force afin d'«obtenir des renseignements» était devenu un rituel pervers et enivrant. Seul face à sa conscience, au milieu d'inexpugnables repaires de «fellagas», adversaires invisibles et retors, il s'oppose à l'utilisation de la torture. Mais devant les «exactions de l'ennemi», ses repères moraux se dérobent et il entame une chute vertigineuse dans la folie. Dans son esprit embrouillé par l'enfermement de la vie militaire, les valeurs humanistes se heurtent aux images obsédantes des représailles du FLN contre les civils. Lui, qui avait exprimé sa réprobation des méthodes de ses supérieurs – le cynique commandant Vesoul et l'«officier de renseignement», l'ancien résistant Berthaut – commencera à douter, avant de basculer à son tour dans la barbarie. Seule la mort le sauvera de la démence. Terrien, engagé volontaire, grand lecteur de Vian ! Le metteur en scène a gagné son pari de donner au cinéma français un «film de guerre digne de ce nom(1)». Les scènes d'embuscades sont saisissantes de réalité et les balles font des trous béants dans le corps des combattants. Les bombardements au napalm ne sont pas, dans L'ennemi intime, un simple récit rapporté : la caméra s'arrête longuement sur les cadavres calcinés des combattants algériens embrasés par l'énorme feu venu du ciel. Les images de ces bombardements montrent non seulement l'extrême brutalité de la répression mais aussi l'écrasante supériorité de l'armée française sur une guérilla aux moyens rudimentaires : en quelques minutes, l'aviation réduit en cendres la colonne de fellagas et rompt l'encerclement de la section de Terrien. En dépit de son adhésion aux règles du genre, le long-métrage de Florent-Emilio Siri est d'abord un film psychologique. Il montre «plutôt que la torture, la torture psychologique, à savoir comment un être peut radicalement changer au contact de la guerre(2)». Les accrochages et les embuscades se succèdent mais se ressemblent. Ils constituent un simple «contexte» permettant de suivre le cheminement de Terrien vers la découverte de l'«ennemi intime» enfoui en lui-même : son «potentiel de cruauté». Les images panoramiques du massif kabyle, d'une austère beauté, font apparaître les jeunes appelés sous le jour d'hommes perdus, livrés aux éléments ainsi qu'aux tentations de leur propre animalité : que peut-il rester des doux principes humanistes, ceux de la lumineuse civilisation urbaine, dans cette nature tranchante, sombre et sauvage ? La construction du portrait de Terrien n'est pas dénuée, toutefois, d'incohérences. Le personnage pourrait même paraître invraisemblable dans le contexte de la fin des années 1950. Les témoignages des rappelés sur les horreurs de la «guerre sans nom» étaient déjà bien connus en France, en 1959, et c'est paradoxalement en cette année-là que le sous-lieutenant humaniste demande le commandement d'une section isolée dans les maquis d'Algérie. Comment ce lecteur de L'écume des jours a-t-il pu s'engager avec enthousiasme dans un conflit largement stigmatisé comme une entreprise immorale et au nom de quel idéal ? On ne le saura pas. Les bombardements au napalm, s'il font vibrer une corde sensible en son être profond, ne le font pas basculer dans le refus de la guerre, lui l'admirateur de l'auteur du Déserteur. En revanche, le spectacle de la mort du capitaine Berthaut dans une explosion le fait passer de l'autre côté, du côté des tortionnaires. Le «fellaga», le présent-absent «Nous avons eu l'ambition, affirme le scénariste de L'ennemi intime(3), Patrick Rotman, de tourner un vrai film de guerre, tel que les Américains l'avaient réussi sur le Vietnam». En effet, comme dans les films américains sur le bourbier vietnamien, une règle tacite dicte ses insuffisances au scénario, celle de l'indifférence quasi-totale à la figure de l'adversaire. Dans le cinéma hollywoodien, peu importe qui est le Viêt et pourquoi il montre tant d'ardeur au combat. Dans L'ennemi intime également, le fellaga est le grand absent que tous, villageois et soldats, dénoncent comme un assassin n'ayant d'autre idéal que celui de semer la terreur. Il est le plus souvent invisible et quand il ne l'est pas, il a les traits d'un mort carbonisé ou d'un supplicié réduit à l'état de bête souffrante. Il est représenté à vrai dire par un seul personnage, Idir Danoun, que la section de Terrien fait prisonnier. Mais ce héros de Monte Cassino clame qu'il a rejoint l'ALN contraint et forcé et s'empresse, lorsqu'on a ordonné son exécution, d'étaler sur sa poitrine ses décorations militaires comme pour reprocher à la France son ingratitude envers ses enfants. Le rebelle, dans L'ennemi intime, n'existe ainsi, la plupart du temps, qu'à la troisième personne. Il ne se voit qu'à travers les traces de son passage sanglant dans les hameaux pour mutiler les habitants qui rechignent à s'acquitter de l'impôt révolutionnaire. Son portrait n'est pas comme celui du sous-lieutenant Terrien ou du capitaine Berthaut, le résultat d'une patiente construction narrative. Il est le produit d'une somme impressionnante d'images réductrices sur les «égorgeurs du FLN», qui coupent le nez et les lèvres aux fumeurs de tabac ; images dont les «Français d'origine algérienne», à qui Florent-Emilio Siri entend raconter la guerre qui a endeuillé le pays de leurs ancêtres(4), ne peuvent à l'évidence être très fiers. La torture, «une réponse barbare à la barbarie» ? Résultat, le champ de l'interrogation éthique est très limité. On ne se demande pas pourquoi le «fell» se bat ; on suggère qu'il se bat par fanatisme. Quant à son recours à la violence contre les civils, peut-être s'expliquerait-il par une fascination ancestrale pour les festins de sang. C'est, malheureusement, ce que le public est en droit de conclure du film en l'absence de toute allusion, fut-elle discrète, à la principale cause de la «révolte algérienne», la déshumanisation due à la condition coloniale. A travers l'histoire d'Idir Danoun – ou celle de l'adolescent recueilli par Terrien suite au massacre de sa famille par l'ALN et qui rejoindra la «rébellion» pour venger un parent torturé par l'armée française –, les raisons de l'engagement indépendantiste sont réduites à des raisons subjectives : la peur des représailles ou le désir de vengeance. Des milliers de maquisards que comptait l'ALN en 1959, n'y en aurait-il pas qui se battaient pour la libération de leur pays ? Bien qu'elle ne soit pas son principal objet, le film soutient une thèse devenue classique sur les causes de l'institutionnalisation de la torture en Algérie entre 1954 et 1962. Le recours à «la question» est dénoncé comme une descente aux enfers de la bestialité ; il n'en est pas moins décrit implicitement comme une riposte désespérée – et condamnable – à la sauvagerie de l'ennemi embusqué. «La barbarie des fellagas ne justifie pas le recours à leurs méthodes», s'écrie Terrien. Aujourd'hui que les études sur la période coloniale sont très nombreuses et bien documentées, cette thèse paraît contestable. Elle fait abstraction du long passé des «interrogatoires poussés» avant le 1er novembre 1954. Dans La torture dans la République, Pierre Vidal-Naquet a largement démontré que les victimes des interrogatoires violents avant le 1er novembre 1954 ne se limitaient pas aux militants indépendantistes qui préparaient le passage à la lutte armée. Une circulaire du gouverneur général, Naegelen, ordonnait, en 1949 : «La violence doit être absolument prohibée en tant que méthode d'investigation.» «C'était pour le moins reconnaître l'existence d'un problème», commente l'auteur(5). Un film dans «l'air du temps» Pas plus que la figure du «fellaga en armes», celle du «fellaga torturé» n'a de grande importance pour l'évolution du récit de L'ennemi intime. Elle n'est pas approfondie : elle se réduit à une enseigne, à un révélateur de la crise morale des militaires français qui, dans leur désespoir, retournent contre leur victime leur rage d'«être là», obligés de faire le sale travail que leur a confié la patrie. C'est ce qu'illustre cette scène dans laquelle Terrien se précipite sur le «rebelle» ligoté et enfonce les fils de la gégène dans son corps ensanglanté. Il n'a pas de compassion pour lui ni de sympathie pour sa cause d'égorgeur de la nuit. Il a simplement le souci de ne plus l'entendre crier, de se soulager l'esprit des bourdonnements d'une conscience malheureuse. Son malaise est un malaise égoïste qui ne rend pas le «fell» à son humanité. On pourrait bien sûr arguer que L'ennemi intime n'est pas un film historique sur la guerre d'Algérie. Mais cela n'aurait pas dû le dispenser d'une contextualisation plus complexe du portrait de Terrien. L'image générale qu'il donne de cette guerre ne semble pas être le produit d'une recherche approfondie. Elle s'inspire d'images d'Epinal, récalcitrantes au temps et aux témoignages, qui font du «conflit algérien» un affrontement entre deux barbaries qui ont pris dans leur étau de pauvres civils ne demandant qu'à vivre paisiblement. Elle réduit la lutte de Libération nationale à une suite d'opérations terroristes et de massacres collectifs contre lesquels «l'œuvre de pacification française», somme toute compréhensible, a été malencontreusement souillée par la pratique de la torture. De ce point de vue, le film de Florent-Emilio Siri est parfaitement dans l'air du temps, du temps où l'on ne s'interroge plus, où l'on fait semblant. Il satisfera le besoin d'«exorciser les fantômes du passé», pas le besoin de vérité. Raconter la déchéance morale de la France entre 1954 et 1962 permet de passer l'éponge sur une colonisation qui a duré 132 ans. Examiner la conscience du tortionnaire, avouer ses erreurs, lui rend son humanité, alors que celle de son adversaire, le «rebelle», demeure presque en question. C'est une des raisons pour laquelle L'ennemi intime a beaucoup de chances de devenir, comme l'espère son réalisateur, un «film populaire(6)». Son public ne comprendra pas ce qui s'est «réellement» passé en Algérie, mais il tremblera d'émotion de voir la France passer aussi courageusement aux aveux. Notes (1) Interview publiée sur www.dvdrama.com (2) Interview (www.dvdrama.com). (3) Interview parue dans Historia (n° 730, octobre 2007). (4) «Je pense qu'il y a maintenant un besoin, pour la société française, d'en parler. Et tous les gamins d'origine algérienne qui vivent en France, ils ont besoin qu'on leur en parle.» (www.dvdrama.com). (5) La torture dans la République, les Editions de minuit, Paris, 1972 (page 23). (6) Interview (www.dvdrama.com).