Métaphorique à souhait, Medjnoun, qui sera prochainement en librairie (paru aux éditions Dar El Gharb), retrace la quête d'un homme qui part à l'assaut des fantasmes d'une vie à la fois merveilleuse et… cruelle. Fidèle à son style, l'auteur nous dépeint en images savoureuses et furtives la réalité de la vie, une vie ponctuée d'errances, de questionnements et de chagrins. Le récit, savamment nourri aux dictons populaires et à la verve des petites gens, s'avère être une véritable ode à la vie simple. Les copains, l'alcool, la chaleur du bar et en point d'orgue Si Tahar Mejnoun, graveur de pierres tombales, dans le rôle de narrateur qui s'exécute comme une groupie ou un chien d'aveugle de «Meriem… l'agent de liaison de plusieurs secrets». Mejnoun, le personnage central de Ben Achour, déambule, parle, récite, se pose des questions sans issue, s'emporte ou regarde. Entre mémoire et délire, coup de gueule et coup de cœur, il se regarde raconter un artiste qui lui ressemble, qui lui est proche. Est-ce lui qui trébuche ou le monde qui bascule ? On ne sait jamais. Son univers a créé la confusion des cœurs et des genres d'où jaillissent des phrases, des mots détachés qui distillent du malaise, réveillent ou exorcisent anges douteux et démons tentateurs. Il y a du rythme dans la manière de peindre l'histoire. L'intrigue est accrocheuse : Cherif, journaliste radio devenu soudain muet, se convertit en barman, en ouvreur de bouteilles pour fuir le réducteur rôle de diffuseur de la propagande des seigneurs. «Aujourd'hui, je suis un homme comblé parce que je vis loin des paroles du prêt à penser. Fréquenter le bar, c'est une manière de me rassurer que rien n'est fini et qu'il est toujours possible de rencontrer la vie dans ses vérités anodines et ses fonds d'âme authentiques», confesse l'ex-speaker vedette au destin controversé. L'auteur brosse le portrait d'une personnalité de la vie intellectuelle algérienne sans doute de la génération de l'après-guerre mais sans situer le temps. Il n'est pas dans l'histoire mais dans les réminiscences. A la fois colérique et bonhomme, rageur et fragile, lyrique et réfléchi, Ben Achour se défoule entre les amis de passage de Si Tahar, et partant, avec cette Algérie mi-réelle mi-rêvée qui le laisse abasourdi, sans voix. Parfois agaçant, souvent touchant, toujours désordonné et bousculé comme une tournée d'artistes ou une beuverie entre compères, voilà un personnage qui ressemble à tout, à rien et à aucun autre. Ben Achour l'utilise comme un support maniable à souhait, une veine esthétique pour conter l'Algérie de ses amours et de ses chagrins. Fidèle à sa ligne de conduite, son fil conducteur qui a cousu dix années de solitude, Sentinelle oubliée, Hogra, Fusil d'octobre ou encore Hell'aba, Ben Achour nous propose, cette fois-ci, une belle histoire du monde contemporain, proche de nous par sa dimension qui, tantôt réelle, voire actuelle, tantôt transgressant le temps et ses imaginaires, d'où sa force lyrique. Par-dessus tout, le romancier aime que sa littérature soit le lieu où l'on entend le langage autrement que par le maniement de l'usuel, usant de répliques populaires comme un musicien du verbe. Dans son esprit, se griffe la mythologie des contes et légendes qui «mitraillent de décharges assaisonnées à la tradition arabo-berbère», référent identitaire dont se revendique fièrement l'auteur. Cette fois, il nous emmène dans une aventure qui consiste à rejoindre un mystérieux bar, formidable espace où défilent de fantastiques personnages tout aussi accrochants que sympathiques. Les personnages s'abreuvent de bières et de sagas inventées entre les discours hâbleurs et les peines du monde. Le livre, témoignant à la fois d'une plume capable de restituer, plus vrais, plus drôles, et plus pathétiques que nature, des dialogues avinés et de sa profonde compassion. L'endroit – le bar bien sûr – est propice aux rencontres les plus drôles, les plus inattendues. Un gouffre qui attire les personnages les plus fous, les plus justes, les plus vrais à la limite. L'on note ainsi les allées et venues des passants qui se hasardent dans les parages. Autre originalité du roman : Il est le premier à s'emparer ouvertement de la sexualité comme sujet avec cependant une liberté savamment pudique. Le tabou vole dès lors en éclats sans forcer pour autant le récit à verser dans le racolage ni l'obscénité tapageuse. Il a beau avoir l'air timide, Bouziane sait précisément où il veut en venir : un récit contemporain, quelque chose entre le journalisme et l'écriture mi-dramaturgique, mi-romancière. L'inquiétant et très complexe Tahar Medjnoun est une personnalité à facettes multiples, à la fois proche et riche dans son insaisissabilité. Inconsolable et terriblement solitaire. Tahar a eu subitement conscience des mystères de l'existence d'un monde partagé entre le bien et le mal. Un décor de roman noir, donc. Mais de roman noir drolatique, lorsque l'aventurier Tahar s'affronte avec le comité d'éthique des pompes funèbres. Il aura ainsi fort faire avec cette «secte des gnomes» quand elle a eu vent de son œuvre : l'habillage de la sépulture dédiée au défunt malheureux Radhi, un personnage qu'il a connu au bar, avec l'inscription suivante : «Radhi l'amoureux de Aâckika, l'homme qui, vivant, n'a rien possédé, mort, il n'a rien laissé !» (…), Radhi l'ayant supplié de lui graver son nom avant qu'il ne se donne la mort pour retrouver sa dulcinée dans l'au-delà. Se voulant être aux antipodes de tout discours idéologique ou moralisant, le récit qui se veut aussi très distant des positions tranchées est un panorama sans concession d'un pays de paradoxes à travers la dissection des mondes populaire et intellectuel. Mais aussi l'Algérie des harraga, parce que le roman traite aussi de ce sujet brûlant de l'actualité algérienne. Tout au long de la lecture, on reste accroché à cette manière de saisir par le col une époque par ces dialogues courts et cinglants à la fois. Ce livre séduit, amuse, étonne, se laisse difficilement appréhender ou cataloguer : il s'agit tout simplement d'un roman pluriel au vrai sens du mot. Adepte de l'intemporel, le brillant romancier atteint l'universel. La suite du livre promet un joli coup de théâtre, d'exquis rebondissements qui révèlent un talent singulier. Pour être mieux servi, il faut parcourir toutes les 220 captivantes pages du récit afin de savourer entièrement la jubilation qu'un romancier très doué dans la restitution de la fable, un romancier qui éprouve manifestement un plaisir à croquer des silhouettes, à trousser des dialogues, à détrousser des vérités et à se laisser porter par son imagination débridée jusqu'à la moelle. – Indomptable l'œuvre de Bouziane Ben Achour