Cagliari (Sardaigne) : De notre envoyée spéciale Leur profonde détresse et l'extrême naïveté qui les a conduits dans cette impasse sont perceptibles dans leurs paroles. Leur sort tient dans ces quatre dures épreuves : traversée périlleuse de la Méditerranée, détention dans le centre d'Elmas (Cagliari), identification par les services consulaires et expulsion. En cette matinée ramadanesque, ils sont déjà debout à 8h30. Agrippés aux fenêtres du Centre de premier accueil (CPA) d'Elmas (Cagliari), ils ne voient passer que des véhicules du commandement des carabiniers ou des officiers de l'aéronautique militaire, car l'aéroport militaire jouxte leur établissement. De l'Italie, ils n'ont vu que le sable des plages de Capo Teulada, Domus De Maria ou Sulcis, où ils ont débarqué après avoir été interceptés par les corvettes de la marine militaire italienne dès leur entrée dans les eaux territoriales. Ils ne savent pas qu'à quelques mètres de leur prison se trouvent des lacs magnifiques dont les rives abritent des flamants roses protégés, libres et heureux de vivre, un sort plus enviable que le leur. Pour accéder à ce bastion de la misère, ouvert au début du mois de juin à l'initiative du gouvernement autonome de la Sardaigne sollicité par le ministère de l'Intérieur de Rome pour aider à désengorger les autres centres, il faut montrer patte blanche et exhiber laisser-passer et documents. C'est un ancien dortoir des officiers de l'aéronautique militaire, aux murs verdâtres et tristes. La directrice du centre et une responsable de la préfecture de Cagliari nous escortent. Le premier étage de cette structure est occupé par les demandeurs d'asile politique. Ils sont environ 150 Somaliens, Erythréens et Ivoiriens, tous transférés des autres Centres de permanence temporaire (CPT) pour manque de place. Le chef des policiers chargé de la surveillance du centre nous met en garde contre un possible brutal accueil de la part de nos compatriotes enfermés. «Il semble qu'ils se soient calmés, après avoir tout détruit, mercredi soir. Vous allez voir comment ils ont réduit l'étage qu'ils occupent. Du jamais vu !», nous lance-t-il, encore scandalisé. Le militaire se réfère à l'événement survenu dans la nuit du 17 septembre et qui a fini en première page de tous les quotidiens locaux, rappelant brutalement aux Sardes la présence de harraga sur leur île. La seule femme qui fait partie de la brigade des cinq policiers affectés à la surveillance du centre estime que «les Algériens sont indisciplinés». Pour prêter main forte aux agents, une dizaine de militaires patrouillent autour du CPA, mais n'ont pas le droit d'y entrer, car le centre est à gestion civile. Lorsque l'émeute des harraga a éclaté, les agents, craignant le pire, ont appelé à leur secours des renforts. Une trentaine de membres des forces d'intervention rapide a été dépêchée sur les lieux pour mater «l'insurrection». Le syndicat de la police de Cagliari n'a pas manqué de réagir, en demandant aux autorités de renforcer l'effectif affecté à la structure. Loredana Danese, la responsable de la coopérative sociale Connecting People qui gère le centre d'Elmas, nous raconte elle aussi les circonstances de l'émeute qui a éclaté dans l'établissement et nous montre les signes qu'il en reste : mobilier, portes et fenêtres ont été fracassés. La violence n'a épargné ni les chambres ni le réfectoire. Mme Loredana, une femme très menue qui gère ce genre de centres depuis 8 ans, en a vu d'autres et ne se laisse pas intimider par de tels actes de vandalisme. En outre, elle ne perd rien de notre conversation avec les harraga – grâce à Fatima, une jeune fille tunisienne qui lui sert d'interprète – et intervient souvent pour contredire les propos des émeutiers. Mais cela ne l'empêche pas d'avoir de la compassion pour les casseurs. «Ils se sentent perdus. L'enfermement leur pèse. Ils viennent ici, pensant trouver une Italie virtuelle, qui n'existe que sur les écrans de télévision et sont déçus de se voir réduits à la rétention», observe-t-elle. La coopérative Connecting People a détaché une trentaine de ses employés pour s'occuper du centre d'Elmas, qui peut héberger jusqu'à 230 personnes. Interprète, médecin, infirmier, cuisinier, personnel de nettoyage… se relaient pour assurer le bon fonctionnement de la structure. De la méfiance aux confidences Au deuxième étage, les Algériens sont réunis dans l'une des chambres qui abritent toutes jusqu'à onze pensionnaires. D'abord très méfiants et peu loquaces, au fur et à mesure que la glace se rompt, ils se laissent aller à des confidences amicales et acceptent de raconter leur mésaventure. Comme des enfants penauds, ils tentent de justifier leur coup de colère qui a dégénéré en vandalisme. Hocine, 29 ans, est arrivé en Sardaigne il y a trois semaines. «Cela fait presqu'un mois qu'on est enfermés ici. D'autres sont arrivés après nous et ont déjà été transférés. On en a marre d'attendre !», se plaint-il. La révolte, qui a tiré du sommeil le préfet de Cagliari, avait pour but d'attirer l'attention des responsables cagliaritains sur la «trop longue» permanence dans le CPA, des harraga arrivés sur l'île durant le mois d'août. Depuis, le préfet Salvatore Gullotta a déjà autorisé le transfert d'une cinquantaine d'entre eux vers les CPT de Bari (Pouilles) et de Ponte Galeria (Rome). La frustration de la trentaine qui est restée croît chaque jour davantage. Ali, un récidiviste de la harga, est le plus impatient du groupe. «C'est le deuxième Ramadhan que je passe enfermé. Je n'en peux plus.» Ce Skikdi de 27 ans, doué d'un grand sens de l'humour, nous raconte son incroyable odyssée, tentant de ne pas laisser transparaître sa souffrance, qu'il cache derrière une fine ironie. En juillet 2007, il débarque en Sardaigne et réussit après plusieurs jours de rétention à éluder les contrôles des forces de l'ordre italiens et arrive en France où les policiers de l'Hexagone, plus regardants que leurs collègues italiens, l'appréhendent pour entrée illégale sur le territoire français. Il passe alors la moitié du Ramadhan dans une froide cellule. «J'ai encore mal au ventre en pensant au riz blanc à la vapeur qu'on me servait. Ici, ce n'est guère mieux, on nous gave de pâtes au basilic», poursuit-il. Mais pour cette seconde traversée, il n'a pas déboursé les 70 000 DA. Les passeurs lui ont fait un forfait pour l'indemniser de son premier échec. Ses compagnons, qu'ils viennent de Annaba, de Collo, d'Oran ou d'Alger, ont des histoires presque similaires à raconter. Salim, le plus bavard du groupe, nous apprend que certains candidats à l'immigration clandestine constituent parfois une véritable coopérative, comme ce fut le cas pour lui et dix autres jeunes hommes de Collo, tous âgés entre 18 et 25 ans. Ils se sont mis à onze pour acquérir une barque de 7 m, qui leur a coûté 95 000 DA. Outre la livraison de l'embarcation à moteur, le propriétaire s'engage à former à la navigation maritime, trois membres du groupe, qu'il choisit parmi les plus dégourdis. «Ce n'est pas vraiment difficile, c'est comme la conduite d'une voiture. On apprend à mettre en marche et à tenir le timon. Cela prend juste quelques jours. Ensuite, on suit les conditions météorologiques en fréquentant le cybercafé du coin. Dè que la mer est calme, on prend le large le jour même», nous explique Salim. Pour éluder la vigilance des gardes-côtes, ils se font passer pour des pêcheurs. Parti dans la matinée du 22 septembre, ils ont mis 12 heures seulement pour toucher les côtes sardes – certains harraga mettent jusqu'à quatre jours – grâce à une longue préparation et ont réussi à éviter d'être interceptés à leur arrivée par les garde-côtes. Mais cette expédition marine improvisée a pris fin brutalement. Perdus et désorientés, ils se sont retrouvés devant l'enceinte de la base militaire de l'Otan, à Capo Teulada, qui sert de polygone de tir. L'ironie pour survivre Des 87 harraga qui étaient présents dans le CPA, la nuit de la révolte (lire El Watan du 20 septembre 2008), seuls 19 attendent encore d'être transférés vers d'autres centres, alors qu'une dizaine est détenue depuis au commissariat de Cagliari, car accusée d'actes de vandalisme et de destruction de bien publics. Les policiers ont procédé à l'arrestation des compagnons de Ali et de Salim, au lendemain de l'émeute, après avoir examiné l'enregistrement des caméras de télésurveillance installées dans l'enceinte du centre d'Elmas. Un harrag manque à l'appel ; il s'agit de l'imam du groupe, qui repose dans la chambre à côté. Il se remet des blessures qu'il a eues à la tête lors des échauffourées. De peur de tomber encore nez à nez avec ses voisins de palier déchaînés, l'homme pieux qui avait endossé son sac à dos tentait de se réfugier chez les Somaliens, à l'étage inférieur, interdit au harraga. Les agents antiémeutes accourus pour assister la dizaine d'agents dépassés par les événements ont cru à une tentative de fuite de l'imam et l'ont bastonné pour l'empêcher de fuir. Ses compagnons, qui n'ont pas été malmenés comme lui, ont une pensée affectueuse pour lui. «Les policiers n'ont pas été de main morte. Il a reçu un coup sur la tempe droite, celle qu'il couvre de la main lorsqu'il nous appelle à la prière. Maintenantl entre deux Allah Akbar, il laisse échapper des gémissements de douleur», nous raconte Salim, arrachant un rire bon enfant à ses compagnons. C'est la seule fois où ces jeunes infortunés se laissent aller à un moment d'insouciance contagieuse, l'espace d'une boutade. A les voir ainsi, ces chômeurs, rêveurs ressemblent à tous les jeunes qu'on croise dans les rues des villes et villages algériens. Des hittistes déprimés, mais prêts à s'enthousiasmer pour un défi à accomplir en groupe. Le seul Algérois du groupe, Karim, nous raconte comment il a fini, lui aussi, sur l'île. Avec son polo orange, son visage imberbe, son sourire timide et poli, il ressemble à tous les jeunes qui déambulent, oisifs, dans les rues de Belcourt, Ben Aknoun ou El Biar. Il raconte, encore ému, comment il a dû accepter que sa mère vende une partie de ses bijoux pour payer son ticket de passage pour la Sardaigne. Le voyage pour Annaba, il l'a fait en compagnie d'un voisin. Mais ce dernier n'a pas supporté la longue attente – plus d'un mois –, précédant l'embarquement et a préféré rebrousser chemin. Les confidences se multiplient et les sans-papiers de Elmas ont chacun une histoire différente à narrer. Mais la mésaventure de Samir, un Oranais de 32 ans, ne ressemble à aucune autre. Ce jeune, qui sourit constamment, ne voulait nullement venir en Italie ; il avait planifié de débarquer en Espagne, à Alicante, et s'est introduit en compagnie de trois copains, au prix de mille ruses, à bord d'un navire marchand parti du port d'El Bahia et qu'il croyait se diriger vers Alicante. Découverts par l'équipage et enfermés dans une cabine, les prisonniers ont dû redoubler d'ingéniosité pour s'en échapper dès que le navire fait une halte, persuadés d'être déjà chez sa majesté le roi Philippe II. Samir décide alors de tenter seul sa chance sur la terre «ibérique» et enfourche la première bicyclette, non gardée, trouvée. Il pédale pendant des heures entières, stupéfait de voir que la mer s'étendait tantôt à sa gauche, tantôt à sa droite. De l'eau à perte de vue. Mais avant qu'il ne réalise qu'il était arrivé non pas à Alicante mais sur le petit îlot de Sant'Antioco, au sud de la Sardaigne, il est repéré par les carabiniers qui le conduisent au centre d'Elmas. Cette fois, même le seul tunisien du centre, parti lui aussi de Annaba, et qui n'a pas prononcé un seul mot jusque-là, esquisse un large sourire devant le récit des déboires de Samir. Quelques heures nous séparent d'el iftar. La nostalgie pour la chorba ou la hrira de leur mère se fait sentir, surtout que le menu servi au centre ne satisfait pas ces aventuriers. Les pâtes blanches au pesto (crème de basilic, pignons de pin, ail, fromage râpé et huile d'olive) ne sont pas appréciées par le palais des jeûneurs, qui leur préfèrent les pâtes à la sauce tomate. La viande de veau ou de poulet servie est également dédaignée, car non attestée hallal. A l'heure de la rupture du jeûne, Karim et ses voisins se rendent au réfectoire à peine remis en ordre, après avoir été lui aussi saccagé par les casseurs. Les jeûneurs se rabattent sur les yaourts, les fruits, le fromage et le pain, qu'ils voudraient avoir en plus grande quantité. Ils se plaignent aussi du manque d'activités. Mais la responsable du centre intervient pour dire qu'ils ont à leur disposition un téléviseur, un jeu d'échecs, une table de billard et des baby-foot. Une carte téléphonique d'une durée de 27 minutes leur est distribuée, une fois par semaine, afin qu'ils puissent rassurer leur familles sur leur sort. Le tabac, lui, est payant ; les fumeurs ont droit à 10 cigarettes pour 2 euros. Concernant l'assistance médicale, les harraga n'ont rien à redire. Ils reconnaissent que le médecin et l'infirmier sont disponibles et présents en permanence. «Ils nous examinent et nous distribuent des médicaments à chaque fois qu'on va les trouver», assure Ali. Les homosexuels plus disciplinés Au rez-de-chaussée, les femmes et les enfants sont installés à part, mais lors de notre visite, ils avaient déjà quitté le centre, car la loi ne permet pas d'enfermer les mineurs, qui sont pris en charge dans des structures caritatives jusqu'à l'âge adulte. Au même étage, considérés eux aussi «catégorie vulnérable», trois Algériens homosexuels – qui ont demandé, à leur arrivée en Sardaigne, le statut de réfugié pour des raisons humanitaires – partagent une chambre lumineuse. Eux aussi sont arrivés la fameuse nuit du 27 août (200 harraga entassés dans 12 barques étaient arrivés en Sardaigne à quelques heures d'intervalle, alarmant les autorités italiennes. Lire El Watan du 29 août 2008) comme l'attestent les cartons oranges qu'ils portent désormais comme unique document sur eux et sur lesquels sont inscrits leurs noms. Leur chambre respire la fraîcheur et la propreté : linge plié et bien rangé, lits faits (au deuxième étage les lits sont sans draps)… Très courtois, les trois pensionnaires condamnent la révolte des autres harraga. Halim, 34 ans, un brun aux cheveux crépus portant des boucles d'oreilles, critique les casseurs. «Ce n'est pas notre pays, on y est arrivés de manière illégale et on est bien traités malgré tout. On ne peut pas faire la loi et prétendre qu'on nous donne raison.» Ce trabendiste annabi a demandé, comme ses deux amis, l'asile «pour des raisons humanitaires», précise-t-il. «Je ne vais pas mentir et dire que je suis un opposant politique.» Son voisin de chambre, Khelil, 43 ans, est Oranais et trabendiste lui aussi. Avec une rapidité féline, il décroche pudiquement du mur des photos qui le montrent en tenue féminine, dans une danse lascive, faisant rire le plus jeune du groupe, Amine, 26 ans. Avec sa queue de cheval et son tee shirt blanc immaculé, ce coiffeur annabi semble un enfant perdu. Lui aussi se plaint du comportement des «durs d'en haut», qui leurs réservent, à lui et ses deux amis, insultes et moqueries à chaque fois qu'ils se croisent. De temps en temps, des policiers et des employés du centre se penchent dans la chambre pour saluer les trois. «Ce sont des personnes exquises. Avec elles, on n'a aucun problème. Souvent, on vient les voir et c'est un plaisir d'échanger des propos avec elles», nous dit l'un d'eux. Eux ne seront pas transférés, comme les autres pour identification et expulsion. La commission du Conseil des réfugiés italien devra étudier leur demande et se prononcer sur leur cas, ce qui risque de prendre plusieurs mois. Pour les autres, dès qu'ils seront internés dans un CPT et avant de procéder à leur expulsion, les autorités italiennes sont tenus de vérifier leur nationalité, tâche qui incombe à notre représentation diplomatique en Italie. Le responsable des affaires consulaires, à Rome, nous explique que l'année dernière, 650 immigrés sans-papiers ont été auditionnés par les fonctionnaires de l'ambassade, suite à quoi le laisser-passer autorisant le rapatriement a été délivré à 468 d'entre eux. Le gouvernement algérien s'est engagé, par la signature de conventions bilatérales, à reprendre ses ressortissants sans-papiers. L'Algérie reste cependant opposée aux vols charters employés parfois par le ministère de l'Intérieur italien pour d'autres nationalités. Nos harraga sont expulsés par petits groupes de 3 à 5, sur les vols de ligne. Outre les 87 jeunes du centre d'Elmas, 50 immigrés «présumés algériens» (terminologie employée par les autorités italiennes) se trouvant dans le Centre de permanence temporaire de Bari, au sud de la péninsule, seront prochainement auditionnés par les représentants de l'ambassade. Entre 2005 et 2008, 4000 harraga ont débarqué en Sardaigne, dont 1800 entre 2007 et 2008. Très peu d'entre eux ont réussi à s'évader du centre, comme ce fut le cas vers la mi-juillet, lorsqu'une dizaine de harraga ont tenté et porté à terme une évasion rocambolesque, escaladant grillage et barrière. Mais ils furent localisés et rattrapés au bout de deux jours. Avant l'ouverture du CPA d'Elmas, les autorités sardes les retenaient dans des structures hôtelières d'où il était facile de s'échapper. En effet, en juin dernier, 36 Annabis ont pu tromper la vigilance des agents montant la garde autour de la pension Califfo et embarquer du port de Cagliari sur un ferry pour Naples, où une forte communauté d'Algériens, avec ou sans papiers, vit en s'accommodant de petits boulots. – Demain : entretien avec Salvatore Gullotta, préfet de Cagliari