La torture était au sein de l'opinion synonyme de l'ordre colonial. Un martyre d'un peuple enfoui dans la conscience collective, exhumé, quelquefois comme tel, dans les livres d'histoire, le cinéma ou le théâtre, à l'occasion de commémorations de dates marquantes. Les victimes, elles, ont longtemps vécu la douleur de leur supplice dans le silence. Un tabou pour essayer de préserver, individuellement, ce qui reste souvent d'un corps supplicié, d'une intimité bafouée, violentée. Il est symptomatique d'ailleurs que le premier témoignage public d'une moudjahida violée par les «paras» français n'a été possible qu'à la fin des années 1980, plus de vingt ans après l'indépendance. Il a fallu assurément beaucoup de courage à la victime pour surmonter ses peurs, ses angoisses et extérioriser sa douleur. Les témoignages des suppliciés d'octobre 1988, qui ont précédé celui de la moudjahida, ont contribué sans aucun doute à briser le tabou, exorciser les peurs et dénoncer la bête immonde et, par là même, dénoncer les tortionnaires, dont certains tiraient fierté d'avoir subi la «gégène» des parachutistes français. Rien n'est sans doute plus horrible lorsque le supplicié devient lui-même tortionnaire… «Plus jamais ça et maintenant», a sonné comme un leitmotiv lors des «événements d'octobre», un euphémisme qui cache mal le drame vécu par les jeunes de Bab El Oued, de Réghaïa, de Chéraga ou de Tiaret, non seulement contre l'oubli, contre le mensonge officiel, mais aussi pour que ce fléau soit éradiqué à jamais. Car la torture, que l'on a souvent associée chez nous à la colonisation, aux enfumades, à la déportation, aux fours à chaux, «aux corvées de bois», n'a malheureusement pas disparu une fois l'indépendance recouvrée, alors que la Constitution de 1963, par exemple, l'avait bannie. Ce qui n'était que encre sur papier ne correspondait pourtant pas à la réalité. Comment pouvait-il en être autrement de la part de tous les régimes autoritaires et antidémocratiques qui se sont succédé depuis 1962 et dont la seule volonté était de garder le pouvoir politique quoi qu'il en coûte ? Pas question d'entendre parler d'opposition, d'alternance au pouvoir du temps du parti unique, du parti-Etat… Une seule constante a animé la démarche de ces régimes impopulaires et populistes : la hantise du complot, qu'il vienne de l'étranger ou de l'intérieur, celui-ci étant, pour eux un régime, souvent lié au premier. Démarche qui s'accompagne de répression et où la torture avait sa place privilégiée, au nom de la raison d'Etat et de la «préservation des acquis de la révolution». A Mohamed Harbi, qui a eu sans doute l'audace de soulever la question en 1964 devant le comité central du FLN, le colonel Houari Boumediène, ministre de la Défense de l'époque, a répondu qu'il ne «voyait pas d'autres moyens pour obtenir des renseignements». Les militants du FFS, de l'ORP qui s'opposa un peu plus tard au coup d'Etat, du PRS des «benbellistes» et de tous les autres opposants, ont vécu dans leur chair la mutilation, les pires atrocités, pour avoir dit non et refusé l'autoritarisme. Certains parmi eux étaient loin de douter en 1962 que peu de temps après ils allaient connaître une seconde fois les sévices corporels de la part de leurs «frères», subir un passage à tabac, soumis à l'épreuve de l'électricité, rappelant la «gégène» des paras français. Jamais, avant octobre, la torture n'a été dénoncée en tant que moyen répressif d'Etat. Il y eut certes des témoignages comme celui du poète et dirigeant communiste Bachir Hadj Ali dans son recueil L'arbitraire où il dénonce la torture subie après son arrestation en juin 1965. Des déclarations ont suivi, notamment de l'ORP dans lesquelles elle a fustigé les sévices corporels et autres interrogatoires musclés subis par les opposants au coup d'Etat du 19 juin 1965 dans les locaux de la Sécurité militaire. Mutilation physique, passage à tabac, électricité, les agents de la SM ne reculaient devant aucun procédé pour, comme l'a dit Houari Boumediène, «obtenir des renseignements». Hantise du complot, encore et toujours La seule évocation de ces initiales «SM» suffisait pour susciter la peur. Etudiants, lycéens, syndicalistes connurent les pires atrocités physiques et morales de la part de la SM qui ne reculait devant aucun moyen pour accentuer le harcèlement des victimes, allant jusqu'à menacer les parents des victimes, leurs proches…Toute la panoplie des «procédés et des techniques» de la question, en Algérie par l'appareil répressif colonial, ont été repris par les agents de la Sécurité militaire, relevant du ministère de la Défense, à l'encontre de citoyens algériens accusés d'être des éléments de la subversion parce qu'ils ont dénoncé l'injustice, l'autoritarisme et demandé une plus grande ouverture démocratique. Ce règne de l'arbitraire prendra de grandes proportions en octobre 1988, année au cours de laquelle la violence sociale allait «exploser» d'une manière particulière. Summum d'une dégradation particulière des conditions de vie, surtout après le choc pétrolier de 1986 et la chute drastique des cours du brut qui se répercuta d'une manière dramatique sur les Algériens : aggravation des pénuries alimentaires, dégradation dramatique du pouvoir d'achat, chômage en hausse… En d'autres termes, tous les ingrédients qu'il faut pour une explosion sociale. Il ne restait plus que l'étincelle qui devait «mettre le feu à la plaine». Une série de grèves allait secouer plusieurs secteurs industriels et localités du territoire algérien. L'ampleur de la répression déclenchée simultanément dans plusieurs villes du pays et l'importance des moyens mis en œuvre, le nombre considérable d'agents mobilisés et surtout l'ampleur injustifiée de la «violence d'Etat» en réponse à cette agitation sociale ont laissé supposer et suggérer, jusqu'à présent, le caractère prémédité de cette répression. D'aucuns parleront plus tard de manipulation qui aurait mal tourné contre le clan du pouvoir instigateur, d'autres enfin d'une conjonction de tous ces facteurs qui a fait «sauter le couvercle de la marmite». Une chose est sûre, ce que l'on qualifie encore «d'événements d'octobre» est loin d'être «un simple coup de tonnerre dans un ciel serein». Manipulation d'un clan du pouvoir contre les autres ? Dans cette «logique du complot» qui anime les régimes politiques de l'Algérie de l'après-indépendance, il reste que les premières journées d'octobre ont révélé à l'opinion que la répression n'a pas attendu les premières émeutes ou manifestations pour entrer en action. Et par là même, la torture est pratiquée dès les premières arrestations de syndicalistes, d'universitaires ou de simples citoyens plusieurs jours avant le 5 octobre, plus exactement dans la nuit du 3 au 4 octobre à Alger. Il est vrai qu'à ce moment, le polygone industriel de Rouiba était entré en grève depuis quelques jours déjà. Les premières cibles de la répression, et donc victimes de la torture, étaient des militants de gauche, du Parti de l'avant-garde socialiste ou de syndicalistes proches de ses milieux. Au fil des jours et des événements, la répression s'est élargie et l'origine des suppliciés aussi. N'ont été épargnés ni les simples pères de famille inquiets sur le sort de leurs enfants «raflés» au cours de manifestation de lycéens et d'écoliers ni les commerçants ambulants ou encore les chômeurs dont le seul tort était leur présence fortuite sur les lieux des événements… Le cycle infernal durera plusieurs jours : arrestations (on a parlé d'un millier à 3000 interpellations), supplices (peut-être un millier ?), emprisonnements, fusillades et décès, officiellement 159 enregistrés… Les services de la police, de la gendarmerie et de l'armée – cette dernière appelée en renfort – allaient par leur comportement – qu'il est difficile de croire aujourd'hui encore qu'il n'a été que le fruit de «dépassements individuels», comme on voudra le faire croire officiellement – encourager par le recours à la terreur, à la délation et aux autres moyens expéditifs au niveau de la justice. L'horreur dans toutes ses dimensions est dénoncée dès les premières journées d'octobre par des pans de la société civile : médecins, juristes, journalistes, Ligues des droits de l'homme, intellectuels, universitaires, artistes, personnalités historiques, etc. On peut parler alors d'une mobilisation sans précédent contre la torture. Pour la première fois depuis l'indépendance, un comité national contre la torture voit le jour à l'université de Bab Ezzouar, le 17 octobre, regroupant des universitaires et dont l'acte fondateur fut de dénoncer la répression, l'état d'urgence, la torture subie et surtout la chape de silence officiel qui a entouré ces événements. Des tribunaux populaires contre la torture se sont tenus un peu partout à travers le pays. Des témoignages de suppliciés, bravant la peur, la honte, ont été apportés devant des centaines de participants. Un climat de seconde révolte face à l'horreur des sévices corporels, du viol, de la sodomisation et d'autres pratiques que réprouvent la morale et la raison a agité tout le pays et toutes les catégories de la population. Sans haine, ni esprit de vengeance, mais seulement une demande de justice, de reconnaissance et surtout un devoir de mémoire, tel est le sentiment général. Il fallait que tout le monde sache ce qui s'est passé dans les rues et sur les places publiques entre le 5 et 10 octobre, mais aussi avant et après dans les commissariats, dans les geôles des services de sécurité et dans certaines casernes de l'armée comme celle de Sidi Fredj ou de Zéralda… Une bonne partie de ces témoignages, faits en public ou devant des télévisions étrangères, ont été enregistrés dans les carnets d'Octobre publiés à la fin de l'année 1988 par le Comité national contre la torture. Un véritable plaidoyer contre ce qui était jugé à l'époque comme un véritable fléau. C'est ce qui explique ce cri : «Plus jamais ça.» Une mobilisation qui a été freinée, faut-il le souligner, par l'attitude du pouvoir, incarné à l'époque par Chadli Bendjedid, qui consistait à renvoyer dos à dos des tortionnaires et des suppliciés par une amnistie générale, stoppée sans doute par un écran de fumée que furent les concessions politiques faites par un pouvoir ébranlé. Peut-on encore parler d'acquis d'octobre, de liberté d'expression, de pluralisme politique, pleinement réalisés, à la hauteur des espérances des jeunes et des moins jeunes qui ont vécu ces journées d'octobre, parfois dans la douleur, la souffrance de la chair martyrisée ? La soif de justice demeure, le devoir de mémoire aussi, sans doute. Quant à la torture, la suite des événements vécus par l'Algérie tout au long des deux décennies, qui ont suivi le 5 octobre, a prouvé qu'elle n'a pas été pour autant bannie des commissariats de police, des gendarmeries ou des locaux des services de renseignements… Des islamistes ou supposés comme tels, des journalistes cinq, dont le directeur d'El Watan, seront les victimes plus tard de la «bête immonde». Aujourd'hui, plus près de nous, des citoyens saisissent encore Les Ligues de défense des droits de l'homme, la presse écrite, pour les mauvais traitements, les sévices et autres cas de torture sous toutes les formes qu'ils subissent.