Une fois les bagages posés, l'Algérien teste, évalue, scrute, adopte une position défensive et attend… Attendre a été le lot de beaucoup de jeunes hommes venus en Occident dans le cadre de ce qui est appelé de nos jours «l'émigration culturelle». L'homme algérien, bien que connu pour être dépourvu de patience, aime à attendre et à espérer que les choses évoluent. Il attendra au début que le regard de son voisin soit plus amical que méfiant, il attendra de s'adapter à sa nouvelle vie sans toutefois faire d'effort particulier pour y arriver. Il attendra toujours que la personne en face de lui amorce le débat pour savoir quelle attitude adopter. L'Algérien est scrutateur, observateur et rarement acteur. Il sera dérouté au tout début du processus de son adaptation à son environnement, car il n'aura pas mesuré le décalage énorme : culturel et social dans lequel il vit. Cette nouvelle configuration le fait passer en quelques années d'un ordre communautaire, culturel et économique précis à un autre complètement différent, de telle façon que la «contradiction entre l'ordre communautaire de la société d'origine, d'une part, et d'autre part, l'ordre plutôt ‘‘individualiste'' qu'on découvre, qu'on subit et qu'on apprend», (Abdelmalek Sayad, Immigration ou les paradoxes de l'altérité, p.421), bouscule les idées reçues. Au niveau symbolique, l'image de l'homme reste immuable pour la majorité des hommes que j'ai interrogée, elle est même renforcée par l'aventure de la migration, car l'émigration est un processus difficile «seuls les hommes peuvent lui faire face», disent certains. Au tout début, permettre à la femme qui l'accompagne au restaurant de payer l'addition est une réelle offense pour lui, l'homme algérien ne peut accepter cette atteinte à sa virilité, c'est une question de R'jla (de virilité). Il commence à revoir son jugement et essaye de se défaire des symboles qui font de lui un homme aux yeux de ses pairs. Toute sa construction identitaire «d'homme» se voit bousculée. Les études seront donc le seul moyen pour certains de comprendre et de se confronter à «la nouvelle société occidentale». Ainsi, les traditionnels rôles symboliques : la femme aux fourneaux et l'homme au travail n'ont plus lieu d'exister. Les hommes, qui n'ont jamais mis le nez dans une cuisine, se convertissent en chef au bout de quelques mois. La lessive, la vaisselle et le repassage ne sont plus un secret pour eux. Ces tâches ingrates réservées aux femmes dans leur pays d'origine ne sont soudain plus rétrogrades à leurs yeux. Ils sont même fiers de vanter leurs exploits dans la cuisine à travers les différents mets qu'ils concoctent soigneusement pour la copine occidentale, conquise par le chef en herbe. Pour ces jeunes Algériens, le processus d'adaptation est étonnement rapide. Dans le livre de Azouz Begag (L'Intégration) il souligne ceci : «Oui, la maîtrise du français est indispensable pour se fondre dans le creuset français. Elle s'accompagne presque toujours de la perte de la langue d'origine (L'Intégration, Azouz Begag, éditions Le Cavalier Bleu), pour tous les groupes de migrants, peut-être plus pour les Maghrébins que pour les autres…» Les jeunes Algériens que j'ai rencontrés vivent à l'occidentale pour la plupart, ils avouent avoir un regard très critique sur leur culture d'origine une fois en Occident, les symboles qu'ils ont connus fondent comme neige au soleil et n'hésitent pas à dénigrer tout ce qui touche de près ou de loin à leur culture. Nous avons constaté que beaucoup d'hommes algériens, contrairement aux femmes, n'étaient retourné au pays d'origine qu'après une dizaine d'années de leurs arrivées en Occident. En effet, la migration transforme les identités, la vie occidentale sait accaparer et la découverte d'une vie sans contraintes sociales, différente de celle connue, est d'une telle jouissance qu'elle peut vite enivrer beaucoup de personnes. L'une des facettes de ce revirement identitaire est sans conteste le rapport entre l'homme et la femme. L'homme algérien apprend enfin à comprendre la femme et certains avouent ne pas avoir su voir la souffrance de la femme algérienne en Algérie. Je me souviens qu'en approfondissant le sujet, lors d'une discussion avec un Algérien vivant en Suisse depuis 15 ans, qui a assisté à l'accouchement de sa femme, me dit la chose suivante : «L'Etat algérien devrait obliger tous les hommes à assister aux accouchements de leurs épouses pour voir à quel point c'est dur et faire prendre conscience aux hommes de la difficulté d'être une femme dans un pays comme le notre.» Cet aveu spontané mais tellement sincère dénote de l'ignorance qui caractérise ces hommes. Ils ne savent pas ce qu'est le vécu de la femme algérienne, pas seulement sur une table d'accouchement, mais dans leur vie de tous les jours. C'est en quelque sorte une prise de conscience d'une sorte de culpabilité concernant l'absence d'attention envers les femmes pendant tant de décennies. C'est ainsi que l'Algérien en Occident a commencé à revoir sa masculinité. Il n'est plus l'homme fort dénigrant la pauvre femme faible, il a appris à exprimer ses sentiments, il sait désormais que sa masculinité ne serait pas «entachée» avec un tablier de cuisine noué autour des reins, l'homme algérien, loin des siens, avoue avoir pleuré tant de fois dans son coin et cela casse tous les symboles. Est-ce le début du changement ? Comme nous l'avons vu précédemment, l'homme algérien découvre les espaces qu'il considérait comme féminin dans son pays, à l'exemple de la cuisine, et prend plaisir à adopter un autre comportement, une forme d'expérimentation d'autres horizons. Il est conscient du pas en avant qu'il accomplit progressivement, une progression dans le processus d'adaptation à sa nouvelle vie, il prend une nouvelle forme d'identité, car n'oublions pas que notre homme a choisi «une émigration culturelle» avec tout ce que cela comporte en termes d'évolution personnelle et identitaire. Amin Malouf souligne ce fait dans son livre les Identités meurtrières, il dit que «l'évolution actuelle pourrait favoriser, à terme, l'émergence d'une nouvelle approche de la notion d'identité. Une identité qui serait perçue comme la somme de toutes nos appartenances et au sein de laquelle l'appartenance à la communauté humaine prendrait de plus en plus d'importance, jusqu'à devenir un jour l'appartenance principale, sans pour autant effacer nos multiples appartenances particulières». L'homme algérien est conscient que l'émigration peut lui apporter beaucoup de choses, il a une culture riche et entend bien garder le meilleur de chaque aspect. Ils sont nombreux à développer des modes de vie transnationaux, ils parviennent à s'adapter de façon extraordinaire, en bâtir un pont entre le passé et le présent. Seulement les choses ne sont pas toujours aussi simples, car il y a un fait important à souligner : en choisissant de vivre en Europe, l'Algérien consciemment ou inconsciemment portera dans ses bagages un lourd fardeau, celui de son identité complexe. Cela aura un impact sur la construction de sa masculinité. A cet effet, ces jeunes Algériens, qui ont longtemps cru au « mythe» d'une Algérie rebelle qui a gagné le respect du monde entier suite à sa victoire sur l'une des plus grande puissance du monde, la France, comprennent au bout du compte qu'on ne peut vivre toute sa vie sur un passé, aussi glorieux soit-il, et s'en contenter. Aux dires de Lafif Lakhdar : «Comme il existe des mythes fondateurs d'un pays, il existe aussi des mythes dévastateurs de celui-ci. Des valeurs supposées sacrées telles que l'honneur de l'armée, la légitimité historique, le sacrifice pour un Islam qui serait menacé, la grandeur d'une nation arabe qui n'existe pas, constituent des mythes dévastateurs surtout s'ils évoluent sur un terrain marqué par une crise identitaire et par une indigence de la vie culturelle et politique.» L'impact de cette crise identitaire sur la virilité C'est un homme habitué à dominer, habitué à la violence, ayant baigné dans une société où les rapports sociaux de sexe sont marqués par la domination masculine, un homme ayant presque tous les droits sur la mère ou la sœur, se substituant souvent au père dès l'adolescence, un homme conscient de sa «virilité» qui décide de quitter tous ces « privilèges» pour vivre en Occident. Le mal-être de beaucoup d'Algériens se traduit souvent par la violence plus particulièrement chez les hommes. Les scènes de violences quotidiennes sont légion dans les foyers et dans le milieu du travail. Mais en Algérie, les femmes excusent «l'excès de tempérament» de leurs hommes, car dans la société algérienne la violence des hommes est révélatrice de leurs souffrances et quand l'homme souffre il faut s'en inquiéter, mais se taire. Cependant, une fois en Occident, l'homme algérien change radicalement de comportement, on a tendance à plaisanter entre compatriotes et se dire «que l'Algérien souffre d'un dédoublement de personnalité». Comme nous l'avons cité précédemment, il n'hésite pas à rentrer dans une cuisine, à faire la cour à une femme, à clamer haut et fort que les droits des femmes sont bafoués dans le monde, c'est un homme nouveau que nous découvrons au fur et à mesure de son adaptation au monde occidental. C'est ainsi que nous verrons que l'homme algérien ne pipe pas mot devant sa compagne qui l'engueule pour une raison ou une autre. Il ravalera sa fierté et se consolera en pensant à son but ultime : rester dans le pays d'adoption et contracter un mariage avec la dulcinée « gueularde» pour une période déterminée jusqu'à l'obtention de la nationalité : le sésame de l'Europe. Toutefois, cette métamorphose dure le temps de la période de résidence en Occident. Une fois retourné au pays d'origine, le naturel reprend le dessus, le poids des traditions et de la société est là pour rappeler à l'Algérien «occidentalisé» qu'on ne badine pas avec la virilité. Additionné à la crise identitaire, il bascule d'un mode de vie à un autre qui lui fait perdre ses repères et le fait douter parfois de sa virilité. La civilisation : «Ce serait une bonne idée», disait Gandhi Dans le cas de cette catégorie d'hommes vivant en Suisse, tous m'ont avoué qu'ils étaient partis dans l'espoir de ne plus retourner au pays, la déception de voir leur pays les rejeter, car ne leur offrant aucune perspective d'avenir, les a conduits à couper le cordon ombilicale avec la patrie. Même si la majorité est de milieu social pauvre, le bagage intellectuel en leur possession leur confère une certaine confiance en soi et puis «la pauvreté n'induit pas la pauvreté de l'esprit» ! Beaucoup de ces hommes ont quitté leur pays pour retrouver un pays civilisé et pour être enfin sorti de la médiocrité. La plupart déchantent quand ils découvrent que la civilisation est un vain mot et que la réalité du vécu de ses migrants dans le pays civilisé en question les fait soudainement prendre conscience qu'il faut toujours nuancer quand il s'agit de parler de civilisation. En général, leurs illusions de modernité ont été anéanties par le racisme et le chômage et par l'immoralité et les comportements individualistes qu'ils ont perçu dans la société d'adoption. C'est un fait de découvrir quelque chose, mais c'en est toute autre chose que de le vivre et souvent de le subir. Ghandi avait sans doute raison de répondre à un journaliste qui lui demandait ce qu'il pensait de la civilisation moderne par la phrase suivante : «Ce serait une bonne idée.» L'homme algérien face à la sexualité en Occident Une fois en Occident, l'Algérien n'oublie pas pour autant que cette société lui confère tous les droits. Même s'il ne vit plus dans sa société, il a du moins bonne conscience par rapport à un aspect des plus tabous en Algérie : la sexualité. C'est ainsi que nous découvrirons un comportement différent entre celui de la femme algérienne et de son congénère (à quelques exceptions près). La femme, même étant loin de sa société, ne peut laisser libre cours à sa sexualité, elle sait qu'elle doit rendre des comptes à sa famille, à la société dans son ensemble, elle ne peut donc pas se permettre de les «décevoir».