Il y avait Gandhi, Nasser, Nkrumah, le Che ou Thomas Sankara, références politiques majeures pour les peuples du Sud. Désormais, il y aura aussi Obama. Pour les peuples du Sud et pas seulement pour les musulmans, Obama est entré dans l'histoire ce 4 juin 2009, en prononçant un discours qui représente plus qu'une « nouvelle page » : une révolution dans la manière de concevoir les rapports Nord-Sud, Islam/Occident, pays riches/pays pauvres. Une révolution dans la manière de concevoir le monde, tout simplement. En ce XXIe siècle mondialisé, métissé et marqué sur tous les continents par un mélange de populations de diverses origines comme l'histoire n'en a jamais connu, Obama a prononcé le premier discours politique qui prend acte de cette mondialisation culturelle et casse enfin le mythe de ces oppositions duales qui marquent la politique occidentale vis-à-vis du reste du monde depuis... la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb et la soumission par l'Occident de zones entières du globe. Car il faut se rendre à l'évidence, la politique internationale restait empoisonnée, au XXe siècle, par l'héritage colonial et les idéologies qui défendaient que tel peuple était « supérieur » à tel autre, par exemple sous prétexte que le premier avait une suprématie technologique et militaire sur l'autre. L'horreur de l'extermination nazie, qui a montré jusqu'où pouvait aller cette logique de hiérarchisation des cultures et des peuples, n'avait en rien entamé ces vieilles croyances et oppositions « bons/mauvais », « civilisés/barbares » et « développés/sous-développés ». Et ce sont ces « identités meurtrières » qui empoisonnaient aussi, forcément, jusqu'à ce discours du Caire, les relations entre « l'Islam » et « l'Occident », donnés implicitement à voir, ou explicitement, comme deux entités séparées par le fait même de les opposer dans des livres, des « unes » de magazines, des discours politiques, etc. Obama restera dans l'histoire pour avoir été le premier leader occidental et celui de sa première puissance à avoir pris acte de ce que, par le poids de ses migrants et enfants de migrants installés au Nord, le monde musulman fait désormais « partie intégrante » de l'Occident. « Nous sommes un peuple de chrétiens et de musulmans, de juifs, d'hindous et d'athées », déclarait-il, dès son discours d'investiture, jurant sur la Bible... Message répété au Caire : « L'Islam fait partie de l'Amérique ». Il n'y a pourtant que 7 millions de musulmans sur 300 millions aux Etats-Unis et avec 6 millions de musulmans en France, aucun homme politique français n'avait encore osé faire une déclaration du même ordre. L'Islam ne peut donc s'opposer à l'Occident, puisqu'il en fait partie ! Autre message fort du discours du Caire et autre manière de casser cette fausse dualité Islam/Occident : cesser de considérer l'Islam comme monolithique et comme une religion d'essence violente qui s'opposerait à l'Occident par ses valeurs. Dès les premières minutes de son discours, le président américain parlait des « principes communs » que partagent l'Islam et l'Amérique (cette dernière étant souvent perçue comme le symbole même de l'Occident) en les nommant : « La justice, le progrès, la tolérance et la dignité de tous les êtres humains ». « Bla-bla... », diront certains, démagogie pure. Mais l'ensemble du discours, les thèmes développés, le ton, la puissance de conviction surtout, que nulle personne ne peut mimer, le choix des mots mêmes, prouvent que le président Obama a inauguré une nouvelle manière de parler au monde musulman, de parler de la culture musulmane et de parler du monde en général. Car il a parlé aux musulmans et aux peuples opprimés et pauvres du monde et qui sont parfois tentés par des actes violents comme un des leurs. Tout simplement parce qu'il est, par sa naissance, l'un des leurs. Il sait que l'Islam appartient désormais à l'Occident. Mais il sait aussi que l'Occident, par ses objets de tous les jours, ses modes de vie, ses loisirs et ses langues parfois, fait déjà partie du quotidien des hommes et femmes musulmans sur toute la planète. Surtout, s'il a parlé aux musulmans et aux peuples du Sud, comme un des leurs, c'est qu'il leur a parlé d'un point de vue dont aucun leader occidental ne s'était réclamé avant lui : il leur a parlé de son point de vue d'homme croyant. D'humaniste. Il sait, sans doute pour l'avoir vécu enfant en Indonésie, ou pour l'avoir entendu lors de ses voyages en Afrique, que si certains individus, se réclamant de l'Islam, affirment leur haine de l'Occident ou de l'Amérique qui en est l'élément le plus puissant, c'est souvent parce qu'ils perçoivent la civilisation moderne, qu'ils nomment « occidentale », qui envahit leurs sociétés, comme trop matérialiste, trop individualiste, préoccupée par le profit, au détriment de valeurs qu'ils nomment « traditionnelles » et qui sont : la solidarité, le partage, le souci des pauvres (en voulant ignorer que ces valeurs sont celles de toutes les sociétés pré-industrielles, y compris occidentales). Les prêches des imams intégristes sont pleins de ces oppositions entre « eux » et « nous », « eux » étant l'Occident ou l'Amérique qui ne cultiveraient que des valeurs matérialistes et développeraient des modèles de société qui encouragent la violence et le sexe (ce qu'ils voient à la télé ou dans les jeux vidéos). Le « retour » à l'Islam se trouve donc parfaitement légitimé, selon eux, pour restaurer une identité perdue et une société plus égalitaire. Or, en parlant du point de vue d'un homme occidental, mais croyant également, Obama désamorce complètement cette opposition entre « Islam qui valorise les valeurs spirituelles et Occident matérialiste et égoïste », opposition qui était une véritable bombe littéralement entre les deux sphères culturelles. En se référant tout à la fois à la Bible, au Talmud et au Coran, et en citant à plusieurs reprises ce dernier ; en rappelant aussi que l'un des pères fondateurs de l'Amérique, Thomas Jefferson, possédait un Coran, comme nombre d'hommes cultivés en Occident, Obama a cassé cette opposition du « eux » et « nous ». « Il est plus facile de voir ce qui est différent chez l'autre que de trouver ce que nous partageons ». Et en citant le long de son discours plusieurs « vérités » qui transcendent les nations ou les peuples, phrases d'une sagesse universelle partagée par tous les peuples du monde, Obama a donné le premier discours politique universaliste du XXIe siècle. A la mondialisation économique qui marque ce nouveau siècle, avec tous ses dangers, il a répondu par un discours humaniste qui est un autre mot pour dire « mondialiste », car l'humanisme consiste précisément à voir tous les hommes comme égaux, en faisant fi des frontières. Gandhi, Nasser, Nkrumah, le Che, ou Thomas Sankara, sont des mythes vivants chez les peuples du Sud, car ils leur ont redonné la fierté d'eux-mêmes. Avec son discours du Caire, Obama va plus loin encore : il n'y a plus de Nord et de Sud, de culture ou de religion supérieure ou inférieure, mais une humanité. Six milliards d'hommes et de femmes qui partagent les mêmes valeurs au quotidien. « Nous considérons ces vérités comme évidentes, que tous les hommes ont été créés égaux », disait Martin Luther King dans son célèbre discours. Cette vérité œcuménique est la seule arme qui puisse désamorcer durablement la bombe des « identités meurtrières », qui fait des victimes aujourd'hui sur tous les continents. L'auteur est chercheur en économie du développement- journaliste Dernier ouvrage paru : L'Islam moderne - Des musulmans contre l'intégrisme, Hugo & Cie, 2009