– En 2004, vous avez suivi le candidat Ali Benflis tout au long de sa campagne, ce qui a donné lieu à un film saisissant sur les coulisses du monde politique en Algérie, en l'occurrence Le Grand Jeu. Pourriez-vous pour commencer nous parler un peu des conditions de réalisation de ce film ? Etait-ce une commande du staff de Benflis ou bien un projet personnel ? – Non, ce n'était surtout pas une commande mais bien un projet personnel qui s'inscrivait dans la continuité de mon travail de cinéaste et de documentariste (même si je n'aime pas trop cette dénomination). J'enregistre depuis les années 1990 avec les outils du cinéma du réel la mémoire contemporaine algérienne, qu'elle soit politique, sociale ou culturelle. Pour Le Grand Jeu, je désirais faire un film sur l'écriture en direct d'un scénario qui pourrait s'intituler Comment accéder au pouvoir en Algérie dans un cadre légal ? Le film devait retracer tout d'abord l'esprit d'une bataille livrée par deux candidats en 2004, en l'occurrence le président sortant Abdelaziz Bouteflika et son challenger du moment, Ali Benflis, en reposant sur une morale de filmage qui consiste à ne pas provoquer ce qui arrive, mais à laisser les choses advenir dans les deux camps : rapport à la caméra, au peuple, à l'armée, aux médias, les réunions avec les staffs… J'ai donc formulé deux demandes. Le staff de Bouteflika a catégoriquement refusé en me proposant au passage de m'offrir, si je le souhaitais, des images des meetings de Bouteflika. De son côté, Ali Benflis que j'ai pu rencontrer, a écouté la proposition. Je lui ai longuement parlé de références de films existants tels que le film de Depardon sur Valery Giscard d'Estaing, par exemple, et je lui ai précisé que je devais avoir carte blanche, que je souhaitais tout filmer sans censure de sa part. Et il a accepté. Il avait probablement ses raisons ; peut-être laisser le témoignage d'une mémoire politique de cette période. A aucun moment il n'est revenu sur sa position, même après le visionnage du film. Je souhaitais filmer d'abord un homme qui se construisait une image et montrer la fabrication de l'image du personnage qui cherche à acquérir la première place. J'ai pu capter, parfois, sa solitude dans son bureau, ses doutes. C'était une première et c'est en cela que c'est un film important pour les Algériens. – Sur votre site internet, le film est accompagné de la mention : «Film censuré et interdit d'antenne en France et en Algérie». Peut-on connaître les détails de cet acte de censure ? – Comme pour mes précédents films, Le Grand Jeu ne peut être encore ni diffusé à la télévision algérienne ni distribué en salles. Je dis toujours que le documentaire est le thermomètre de la démocratie d'un pays et de sa société. D'où mon idée de tenter modestement de démocratiser l'image par le documentaire. Depuis la guerre d'indépendance, il n'y a eu que très rarement une sensibilité documentaire (dans son sens cinématographique, j'entends) chez nos cinéastes ou même dans le monde arabe, à quelques exceptions près. La part faite au cinéma documentaire a longtemps servi la cause nationaliste, et a été utilisée parfois à des fins idéologiques. Depuis vingt ans, on ne s'intéresse pas aux sujets sociétaux et politiques car ils sont étroitement liés à la censure et renvoient à nos gouvernants une réalité sociale douloureuse et ébranle le mythe officiel. Le film documentaire est précisément le genre qui permet d'évoquer, mais surtout d'affronter les problèmes majeurs d'un pays en observant des institutions telles que l'école, l'hôpital, un QG de campagne… Si je m'attache à «poser» ce genre, c'est aussi parce qu'il incarne des enjeux importants. A travers mes films, je tente modestement de questionner au fil des années notre société, les traumatismes et les mutations de mon pays. Tous mes films restent inédits en Algérie, même s'ils ont été regardés via la parabole ou dans les quelques rares rencontres de cinéma. La France et l'Europe utilisent aussi la censure, une autre forme de censure, voire plutôt d'autocensure, surtout quand il est question de l'Algérie. Le film fut co-produit par deux chaînes de télévision françaises et l'INA qui sont liées politiquement avec des institutions. L'une par excès de précaution a préféré tout simplement l'interdire d'antenne, la seconde chaîne l'a déprogrammé deux fois de suite. Elles se sont dit qu'en diffusant ce film, ça serait interprété comme une provocation par El Mouradia. Cela m'est également arrivé avec la chaîne Arte pour mon autre documentaire Boudiaf, un espoir assassiné. Le film fut programmé la veille de la première élection de Bouteflika en 1999. C'était pour «Les Mercredis de l'Histoire». Ils l'ont déprogrammé la veille à la demande d'Alger (selon des journalistes) pour le re-programmer trois mois plus tard. Il faut dire que les relations franco-algériennes sont très complexes. Ces questions doivent-elles intervenir dans la stratégie de programmation d'un film documentaire ? Je ne le pense pas. Est-ce trop demander que d'exiger qu'un film soit vu pour ce qu'il est plutôt que d'en faire un enjeu permanent de rapports diplomatiques ? Le journal Liberté faisait même état d'une présumée manipulation du film de la part du Parti socialiste avec comme argument le fait que le quotidien Le Monde avait fait paraître une enquête sur la censure de mon film le jour de la visite à El Mouradia de François Hollande. Que de fantasmes des deux côtés ! Il ne me semble pas – et cela est heureux – que de telles considérations aient fait obstacle en France ou en Europe à la diffusion du film de Michael Moore consacré au président G.W. Bush ou bien celui de Serge Moati sur la dernière campagne présidentielle de J.M Le Pen, le film sur Berlusconi ou même le film de mon ami et cinéaste syrien Omar Amiralay sur Hariri. – Au-delà du conjoncturel, on s'accorde à dire que ce film revêt une grande importance documentaire en ce qu'il a su capter un moment-clé de l'histoire politique de l'Algérie contemporaine. Quels enseignements tireriez-vous personnellement de cette expérience politico-cinématographique ? – Pour ce film, j'ai parcouru le territoire sur plus de 40 000 km, de l'Est à l'Ouest, du Nord au Sud. J'y ai vu un monde rural difficile et dur, j'y ai rencontré un nombre impressionnant d'enfants, d'agriculteurs et d'ouvriers… Des enfants et des adultes au visage tendu par le désir d'apprendre, le désir de témoigner. Des visages tantôt inquiets, souvent drôles, rieurs, parfois graves. De meetings en apartés, j'ai aimé saisir le portrait d'un homme en campagne qui croyait en son destin. Par le prisme du challenger, j'ai tenté de comprendre la mécanique d'une élection en Algérie. J'étais en totale immersion dans un thriller politique. Le film est devenu surtout la chronique d'une terrible désillusion. Benflis pensait que l'armée lui avait laissé les coudées franches. Le résultat de cette élection, s'il a renforcé la dramaturgie du film, n'en a pas moins cassé une énergie politique. C'est dommage car l'élection de Bouteflika à plus de 83% à anéanti la possibilité d'une relève politique et la construction d'une éventuelle opposition, même balbutiante, sauf peut-être pour le courant islamo-conservateur qui reste toujours aussi bien structuré. Il me semble qu'on a raté une occasion de renforcer la démocratie dans son sens noble. – D'aucuns estiment que l'élection présidentielle de 2004, à la différence de celle-ci, avait tous les ingrédients du bon «thriller électoral», avec, à la clé, du suspense, une dramaturgie pimentée mettant aux prises deux personnages jadis alliés, devenus les pires ennemis du monde. Quel regard portez-vous en tant que cinéaste sur le monde politique en Algérie ? – Pour les candidats, l'enjeu en 2004 consistait à remobiliser une population qui s'était massivement détournée de la scène électorale. Comme aujourd'hui d'ailleurs, le principal parti est celui des abstentionnistes. Il y a des hommes et des femmes (souvent dans les milieux associatifs) qui ont un engagement politique et social extraordinaire. Mais dans le monde politique, il y a malheureusement plus d'opportunisme que de conviction. Tout le monde le sait et en joue. En attendant, la société est épuisée par l'attente de réformes, elle a une soif d'apprendre et de s'ouvrir sur le monde, elle est minée par le chômage et la pauvreté et subit la tentation régulière de l'exil. – Que vous inspire la campagne de 2009 ? On se plaît à répéter qu'elle est «plate et sans relief». La trouvez-vous sans intérêt, d'un point de vue dramatique et cinématographique ? – Le titre du film Le Grand Jeu est une réponse à votre question. Nous sommes encore dans le long feuilleton. L'idée de vagues démocratiques dans le monde arabe fondée sur «la théorie des dominos» n'est qu'un leurre. Les élections ont fleuri, mais il me semble qu'il s'agit en fait d'une démocratie procédurale qui coexiste avec un recul net de la tolérance et du pluralisme dans ces pays. En 2009, qui représente véritablement la société civile ? Où en est la pluralité des médias ? Qui joue le rôle d'opposant(e) aujourd'hui ? Quel est le rôle des journalistes ? – Vous venez de sortir un autre film documentaire, non moins important, La Chine est encore loin, qui raconte le quotidien d'une école dans les Aurès. On sait qu'à l'échelle internationale, il a été couronné de plusieurs prix. Quel accueil lui a-t-on réservé en Algérie ? Vos œuvres sont-elles toujours censurées ? – Mon dernier film La Chine est encore loin poursuit en effet une belle carrière dans les festivals internationaux. Des pays commencent à l'acheter. En Algérie, à la demande du commissaire du Festival du film amazigh, j'ai accepté exceptionnellement – car j'hésitais pour ne pas enfermer le film dans une appartenance linguistique ou identitaire – que le film fasse l'ouverture à Sidi Bel Abbès cette année. Au final, il a été déprogrammé à la dernière minute pour une sombre histoire de copie. Avec ce type d'acte, les responsables d'institutions rendent encore plus orphelin le public algérien de sa propre cinématographie. Pour la première fois dans ma filmographie, ce film a été financé en partie par la télévision algérienne et le ministère de la Culture, mais le producteur algérien attend depuis le visionnage du film les secondes tranches financières qui tardent à être versées. Nous avons fait une demande d'aide à la post-production pour la sortie commerciale en 35mm. Egalement sans réponse. Il y a une incompréhension dans les commissions et au ministère de la Culture quant à la définition d'une œuvre de long métrage documentaire pour le cinéma. Un film est fait pour être vu et circuler en Algérie et au niveau international, ce qui permet de réveiller une cinématographie nationale plutôt que de laisser des films sur une étagère. Pourtant, au début, il y a bien eu une volonté politique d'accompagner ce film alors que de nouveaux accords de co-production franco-algériens viennent d'être signés. Est-ce le sujet du film qui dérange ? Cet opus est pourtant un véritable engagement citoyen où les plus humbles témoignent. Il rend compte d'une réalité sociale, historique et culturelle. J'ai vécu avec mon équipe une année dans ce petit village des Aurès avec les enfants et les adultes, au sein d'une école primaire, avec leurs joies, leurs souffrances, leur désir d'apprendre aussi. La Chine est encore loin pose le problème de la transmission du savoir en Algérie et de la réforme en profondeur du système éducatif. Le film doit être justement vu par les hautes instances pour prendre des mesures dans ce domaine et faire avancer les choses de manière urgente. – Seriez-vous tenté de poser à nouveau votre caméra dans les coulisses du pouvoir en Algérie ? – Le seul pouvoir que j'aimerais maintenant filmer est la fonction présidentielle même, à El Mouradia. Comprendre l'homme (le président de la République, ndlr), son histoire, sa fonction, son rapport au pouvoir et au pays, mais aussi saisir l'institution en tant que locomotive d'une nation. Démystifier El Mouradia, c'est rapprocher le peuple de ses dirigeants. C'est un film qui aurait son importance pour la mémoire de demain mais je pense que c'est de l'ordre de l'impossible… |Bio express| |-Malek Bensmaïl est né en 1966 à Constantine. Il est le fils du grand psychiatre Belkacem Bensmaïl. – En 1988, il s'installe à Paris où il s'inscrit à des études de cinéma. Il se voit diplômé de l'Ecole supérieure d'études cinématographiques avant d'effectuer un stage dans les studios Lenfilm de Saint-Pétersbourg. Même s'il a signé quelques fictions remarquables, Malek Bensmaïl se voue corps et âme au documentaire de création et focalise son œuvre sur des problématiques de société, questionnant méthodiquement la société algérienne et ses contradictions. – Parmi les titres de sa foisonnante filmographie, Algerian TV Show (1996), Decibled (1998), Boudiaf un espoir assassiné (1999), Demockratia (2001), Algérie (s) (2003), Aliénations (2004, film qu'il a voulu un hommage à son père), Le Grand jeu (2005) – Son dernier documentaire, La Chine est encore loin (2008), tourné dans une école du village de Ghassira, dans les Aurès, a été récompensé par le prix du meilleur documentaire au festival du film d'auteur de Paris ainsi que du prix spécial du jury au festival des Trois Continents de Nantes. Malek Bensmaïl est, par ailleurs, lauréat de la Villa Kujoyama à Kyoto, équivalent de la Villa Médicis.|