Cela fait des lustres que l'on veut happer au vol ce papillon appelé poésie, le classer à tout jamais, pièces identitaires comprises, mais c'est à peine si quelques-unes de ses fines écailles, si bariolées, si chatoyantes, venaient s'imprimer sur la paume de la main ! L'histoire littéraire, toute généreuse qu'elle puisse paraître, nous apprend que la poésie ne se définit pas. On dit, dans un esprit de rapprochement, que celle-ci est épique, satirique, romantique, surréaliste, métaphysique, panégyrique. En fait, elle se montre, à chaque fois, récalcitrante, rebelle à tout ce qui tombe dans l'entendement général. Le seul alors à parler à sa place est le vent du changement. Est-ce à dire que la poésie chemine dans un ailleurs qui est la vie, et qui n'est pas la vie en même temps ? Certains, parmi lesquels le romancier Michel Butor et le poète américain Estling Edward Cummings, se plaisent encore, de nos jours, à déclarer que la poésie est poésie parce qu'elle n'est pas susceptible de passer d'une langue à une autre. Cela équivaudrait à dire que ce qui fait le bonheur de certains, dans un espace culturel donné, ne rencontre pas, forcément, les mêmes échos auprès d'autres allocutaires dans un autre espace linguistique. Si telle est la toute nouvelle définition de la poésie, dans quelle mesure pourrait-on donc faire confiance aux tribulations des traducteurs ? Doit-on leur donner crédit, eux qui tentent l'impossible en essayant de refléter « l'esprit qui vivifie l'âme et non la lettre qui tue », selon l'expression de Voltaire ? En tout état de cause, la chose est bien admise : ces bateliers, entendez ces traducteurs, se voient, indirectement, chargés d'une mission exigeant beaucoup de doigté, voire une grande virtuosité. Il ne s'agit pas uniquement pour eux de faire passer les belles choses d'une rive linguistique à une autre, mais de mettre en relief un état d'âme en premier lieu, une sensibilité à même de dissiper tout quiproquo, tout geste qui prêterait à confusion. Si infime que soit le nombre de ces traducteurs, ceux-ci succombent toujours à la tentation de poursuivre ce beau trafic de sensibilités et d'arriver à bon port. De quoi sont faits Homère, Al Mutanabbi, Si Mohand ou M'hand, Pouchkine, Whitman, Tagore et tant d'autres grands poètes ? Ne sont-ils pas le reflet fidèle de leurs sociétés respectives ? C'est donc une chose prodigieuse que de les approcher, de tenter de les connaître un tant soit peu à travers les différents relais linguistiques. De cette manière, l'on établit inévitablement de véritables relations diplomatiques irréalisables par d'autres truchements. Ne serait-il pas légitime, aujourd'hui, de procéder à un nouveau séquençage à la fois de la poésie, des poètes et des traducteurs en vue de mieux saisir les différentes sensibilités humaines, donc de parvenir à une meilleure entente entre les hommes ? La matrice poétique restera-t-elle égale à elle-même sans pouvoir se dédoubler, se multiplier sur un plan purement linguistique ? Faute de disposer, à travers les âges, de traducteurs en mesure d'accomplir ce geste diplomatique nécessaire entre les peuples, le gros de l'héritage poétique du Maghreb en langues amazighe et arabe classique et en dialectal reste totalement inconnu des voisins méditerranéens directs. Il y a cependant une chose qui est bien évidente : la poésie, joliment traduite, peut beaucoup pour l'entente entre les peuples. L'on est même tenté de dire que si la guerre existe, c'est parce que la poésie en tant que telle demeure confinée dans ses limites linguistiques premières. Oui, les peuples ne se connaissent pas véritablement, ne vont pas à la rencontre les uns les autres. Sinon, comment peut-on se faire la guerre lorsqu'on est occupé à rechercher ce qui est beau dans cette existence et, surtout, dans le grand corpus poétique de l'humanité ? Certes, les passeurs de ces belles choses ne sont pas légion. De ce fait, ils sont appelés à doubler, à tripler, à gonfler leurs effectifs dans toutes les langues. Il n'y a que le beau et le vrai qui demeurent à jamais !