« Sois sage ô ma douleur et tiens-toi plus tranquille ». (C. Baudelaire) Deux siècles, un espace. Un titre énigmatique sous lequel signe son premier ouvrage une jeune peintre algéroise, Halima Lamine. Il s'agit d'un de ces livres qui paraissent timidement, mais qui sont peut-être annonciateurs de grands événements. L'ouvrage est composé de poèmes, de dessins et de reproductions de peinture, et ce, sur près de soixante dix pages alternant des textes et des dessins. Un index mentionne les emprunts (et non des plagiats) à la poésie baudelairienne. En donnant les principales sources d'inspiration, une dizaine des plus beaux poèmes des Fleurs du mal, Halima Lamine nous campe, aujourd'hui en cette conjoncture d'atrocité morbide et de despotique splenn délétère, dans l'atmosphère symbolico-romantique du XIXe siècle. Quant à l'iconographie, les dessins, fort originaux du reste parce qu'ils se posent comme de simples esquisses d'être désarticulés, décharnés, difformes, mais ayant de grands yeux bien ouverts, évoquent par la force de suggestion et de mémoire, les tribulations et les divagations d'un personnage né avec la première Guerre Mondiale, un personnage marqué par la boucherie inoubliable, Plume de Henri Michaux, frère de condition et d'absurde de Charlot de Chaplin. L'ouvrage de Halima illustre parfaitement ces voyages exceptionnels de Plume, voyages exotiques, mais d'un exotisme aussi bien extérieur que, surtout celui des voyages intérieurs, dans les abysses de l'âme tourmentée qui ne saurait se livrer qu'à l'analyse par introspection. Ce que Halima Lamine ose faire en s'aventurant dans les méandres complexes de ses inhibitions, de ses frustrations qui sont les nôtres, mais qu'elle ose tout dire, elle est, et au grand jour, à notre place pour pallier notre hypocrisie, pour dévoiler notre lâcheté. Deux siècles, pourquoi pas trois ? Baudelaire a encore reculé dans le temps ! Sans doute pas en influence, encore moins en poésie. Un espace, celui de la fragilité humaine, de la condition existentielle si éphémère, si angoissante, cet espace qu'elle nous propose est celui des abîmes, un espace d'enfermement en même temps que de révélation de soi et surtout de découverte d'autrui. Convoquant la poésie baudelairienne et michalienne, car Henri Michaux est aussi un très grand poète, c'est donc vers le monde intérieur, celui des prospections des limbes de la mémoire et du surmois que nous entraîne Halima, un monde qui pour être celui du voyage, n'en est pas celui de la féerie, de l'évasion et de l'oubli. Bien au contraire. Pour nous dire un monde de désordre, d'injustice, de mensonge et d'irrationalité, Halima a choisi de nous entraîner dans une équipée de deux siècles d'interminables temps d'épreuves et de si longs intermèdes de souffrance. Elle a poussé le vice, car elle le souligne elle-même, à enserrer en une cellule le corps humain, notre corps, ton corps, le mien, ce corps qui est tout et rien, si menu, si éphémère. Ainsi tant de temps, tant de mémoire, tant de souvenirs, tant d'épreuves sont concentrés en un lieu circonscrit plus réduit encore qu'un humide cachot ou une cellule dans laquelle nous serions enfermés, dire, camisolés, avec cet insoutenable sentiment d'être condamnés à la torture de l'état de veille imposé, et cet état de conscience constamment entretenu en alerte. Un peuple de démons et de vices, otera mon cerveau. Je ferai de la terre des débris... ...De lointaines ténèbres qui puent (L'ivresse de la rencontre, page 11) Mais ce recueil de poésie, de dessins et de peinture n'est ni un traité de morale ni d'éthique, ni un codicille de règlements comportementaux. C'est un bréviaire d'amour, un cahier de doléances de droit d'exister, une charte du désir d'humanitude. Le style qui transporte ce langage éclaté et ces figurines à peine esquissées est un style à la fois séditieux et placide, provocateur et amusé, désabusé et révolté, mais jamais vaincu. La subversion michalienne aura, ici, largement compensé le spleen baudelairien. Là est toute la virtuosité de ce recueil, là tout n'est que beauté, calme et volupté. Cette œuvre dit la grande solitude de la création, la grande épreuve de l'imagination, l'exil des iconoclastes. Si au XIXe siècle les gémissements et les cris des poètes ont su, pu déchirer le mur du silence et faire entendre la douleur humaine, le XXe siècle en multipliant les guerres a couvert ces révoltes humaines des tonnerres assourdissants des canonnières, cependant que le XXIe siècle commençant les étouffe sous le bavardage creux, mais tonitruant des escrocs médiocres qui, tournant le dos aux exigences extrêmes des poètes maudits diseurs de vérité et pourfendeurs des mensonges et des flagorneries, imposent un ordre au goût amer où les règles de vie et de conduite sont à l'image des matelots, ces hommes d'équipage qui, inconscients et en proie aux longs ennuis, s'en prennent aux albatros qui ont toujours incarné l'esprit de liberté et de dignité. L'ouvrage de Halima Lamine nous le suggère ouvertement et ne nous laisse aucune chance d'y échapper. Deux siècles, un espace, par Halima Lamine, Mitidja impression, 79 pages, Alger, 2004