Vous êtes l'une des victimes des services secrets algériens. Pouvez-vous nous raconter votre affaire ? Laquelle ? J'ai eu le « privilège » d'être largement servi de ce côté et d'illustrer, par l'absurde, en même temps la perversité et la bêtise qui sont mis dans la persécution des citoyens. Ecoutez bien ce que j'ai eu « à moi tout seul », et encore je ne parle que de ce qui est officiellement vérifiable : j'ai été persécuté et condamné à la prison comme « dangereux communiste », puis condamné à mort comme terroriste islamiste et enfin kidnappé et accusé d'espionnage ! Vous conviendrez avec moi que cela fait un peu trop pour une seule personne ! Moi aussi j'ai mon ego comme tout le monde, et parfois il gonfle, mais je ne me savais pas capable de tant et de tout cela à la fois ! Evidemment, chaque fois, les services ont fourni des rapports pour justifier leur complot même si, « amnésiques », ils y mettaient une accusation et son contraire ! Vous vous imaginez la tchekchouka : un islamiste communiste barbouse ! Pour donner cela, il faut, comme le fameux maïs, être transgénique ! Ce qui « m'amuse » actuellement, c'est d'essayer de « deviner » la future accusation : pourquoi pas extraterrestre ou plus trivialement trafiquant de drogue ? Tout est possible ! Je ne sais s'il faut en rire ou en pleurer... J'ai le sentiment qu'aux yeux du pouvoir, il y a des Algériens qui, quoi qu'ils fassent, sont « congénitalement » coupables, coupables de ne pas baisser la tête. Ils sont culpabilisés d'abord, l'accusation, peu importe, suivra après. C'est un peu le proverbe populaire de chez nous qui dit : Le mouton est voué à être égorgé et si ce n'est pour l'Aïd, ce sera pour la Achoura ! (« medbouh, medbouh, li el aïd ouala li achoura ») Pouvez-vous situer les événements dans le temps ? Je vous cite l'un des épisodes de cette machination. En 1995, j'avais pris la parole au cours d'une réunion publique et j'ai critiqué le général Mohamed Betchine, ce que j'estimais être mon droit, lui étant devenu un homme politique public qui s'était mis dans la course électorale. La machine répressive s'était alors mise en branle. Ma première condamnation à la prison fut justifiée par une litanie de rapports établis par les renseignements généraux (El Khabar en avait publié des copies en 1998). Les services m'avaient alors traité de « dangereux communiste enragé ». Les mêmes rapports me qualifiaient de « débauché » et d'« alcoolique » : un « débauché alcoolique » pouvait-il mener une carrière scientifique et avoir des activités de recherche qu'on me reproche justement ? Imaginez tous les cadres qui, n'étant pas impliqués politiquement, se sont vu coller ce type d'accusation, leur image salie... Et c'est sur la base de ces rapports des RG que j'ai été condamné ! Cela vous donne une idée de leur puissance ! La persécution étant montée d'un cran et estimant que la « punition » n'était pas suffisante pour mon « impertinence » (j'avais osé toucher au prince du moment de ces serviteurs !), mes persécuteurs, les mêmes, n'y ont pas été par quatre chemins et ils m'ont tout simplement fabriqué une identité de terroriste. Ce qui permettait d'abord de me condamner à mort et également justifiait mon extradition discrète, en vertu d'accords, du pays voisin où j'avais été vous imaginez la suite possible : je n'aurai jamais eu le temps de rejoindre la prison... Pour cela, « ils » ont « créé » une cellule terroriste de 5 éléments où j'étais le seul survivant. Les quatre autres étaient de vrais terroristes abattus, déjà, par les forces de sécurité. On les a fait « revenir » de la tombe pour constituer un dossier destiné à me faire « plonger ». J'ai été accusé, au même titre que les vrais terroristes, d'avoir commis un « massacre » à Constantine. Ce fut sur cette base que l'on me condamna à mort. Et je passe sur les « petits détails » : on a essayé d'enquêter sur le « passé historique » de ma famille (c'est un euphémisme pour désigner des pratiques tendant à prouver une filiation de harki pour disqualifier la personne), une famille qui a payé un lourd tribut à la guerre de Libération : c'est jusqu'au plus jeune de ses membres, un oncle, qui n'a échappé à la guillotine que parce qu'il était mineur, sans parler des morts au maquis ! Le général Betchine aurait-il été, à votre avis, l'instigateur de toute cette machination ? Sûrement, et j'ai le droit de le penser et de le dire, parce que ni le pouvoir ni la justice, après l'éclatement du scandale, n'ont voulu clarifier l'affaire et identifier les auteurs du complot, un complot reconnu pourtant pas l'Etat lui-même. Qui veut-on protéger ? Mais je veux apporter une clarification : il est vrai que j'ai eu ce problème avec Betchine qui était alors un homme puissant. Mais j'ai bien été persécuté avant lui et les rapports des RG signalaient bien une surveillance avant qu'il ne devienne important. Et je l'ai été maintenant, longtemps après son départ des affaires. Ce qui prouve bien que la répression et la manipulation ne sont pas une question d'homme mais une donnée structurelle du système qui dépasse largement les personnes. Les hommes peuvent seulement lui donner soit une touche bête et brutale soit une efficacité perverse. On avait voulu faire croire à un contentieux subjectif ou personnel entre moi et cet homme. Ce n'est pas du tout vrai : je ne fais pas partie de son monde et il n'y a aucune chance que l'on puisse se croiser et heureusement pour moi ! Je ne suis qu'un petit universitaire dont le salaire annuel n'équivalait pas le prix d'un de leur repas. J'avais seulement le malheur de faire partie de cette catégorie d'Algériens « congénitalement coupables ». Pour preuve, j'ai été condamné en tant que communiste, puis en tant que terroriste et enfin en tant qu'espion à la solde de l'étranger. L'accusation change avec le changement du contexte politique et les nouveaux habillages idéologiques que se donne le régime et les « ennemis » qu'il se crée, mais ce sont les mêmes « accusateurs » qui tirent les ficelles et c'est le même noyau dur qui est au cœur du système et ce sont les mêmes qui sont prêts à salir ceux qui refusent de baisser la tête ou de courber l'échine. Ce sont les conceptions sécuritaires autoritaires qui inspirent et qui dirigent le politique en Algérie et ce sont les appareils sécuritaires qui constituent l'ossature véritable du système politique algérien. Les populations et les cadres qui, dans leur travail, quotidiennement subissent le « cadrage » de ces services, savent très bien que n'importe quel gradé des services de sécurité vaut plus que bien des ministres servant de devanture. Vous avez eu des démêlés avec les services au moment même où la police brûlait ses « dosseirs noirs »... Il y a des coïncidences incongrues qui surclassent les ressorts même du surréalisme : j'ai été kidnappé, quelques heures avant, le jour même où le DGSN faisait son discours sur la fin de la suspicion et de la chasse aux sorcières parmi les cadres ! Les journaux parvenant en retard à Tamanrasset, c'est au sortir de mon lieu de détention inconnu que j'ai pris connaissance de son discours. Alors, je me suis demandé avec tristesse, si, parlant ainsi, il le faisait dans le même pays où je me suis fait enlever, et si nous vivions dans le même pays ? Depuis longtemps, les officiels que j'avais pu voir pour essayer d'éclairer les affaires que j'avais subies, me répétaient que c'était inutile et que cela ne se passerait plus en Algérie ni pour moi ni pour un autre. Alors, aujourd'hui, qu'on ne me dise plus que cela ne se passera plus, puisque cela s'est encore passé et cela s'est passé le jour même où le DGSN disait que c'était un passé qui ne reviendrait plus ! Comme pour les pommes de terre, enterrer le passé, c'est la meilleure manière de le voir se reproduire, plus largement. Il faut éclairer le passé. Parce que tant qu'on n'éclairera pas le passé, ces pratiques reviendront. Pour ma condamnation à mort, l'Etat a reconnu ses erreurs, j'ai été gracié, mais aucune explication ne m'a été donnée. Il y a un refus d'ouvrir ce dossier qui a complètement disparu même des archives. N'était-ce les déclarations même du gouvernement, de la télé et de l'APS (puisque la presse indépendante est accusée de tous les maux !), je croirais que je n'ai fait que rêver. Ce refus d'éclairer cette sombre affaire ne peut que cacher le désir de protéger des personnes. Je ne me suis jamais fait d'illusion et j'ai toujours su que les loups ne se mordaient pas entre eux, mais, comme le dit le proverbe, je n'ai fait que suivre le menteur jusqu'au pas de sa porte. Malheureusement, des mensonges et des morsures, il y en aura encore. La façon dont on a mis Benchicou en prison, n'est-ce pas un bon exemple de la façon dont on fabrique des dossiers ? Peut-on croire ceux qui ont pu faire cela. Lorsque l'actuel président est arrivé, il a installé une commission de réforme de la justice présidée par M. Benissad, un homme intègre. J'ai su que mon affaire avait été prise comme exemple de ce qui ne devait plus arriver. Que seront devenues les recommandations de cette commission ? Cela aura servi à quoi ? Me revoilà à revivre les mêmes choses. On dénonce les tares des prédécesseurs pour mieux déblayer le terrain à ses propres tares. Par contre, je signale un domaine où les pays arabes collaborent très bien : le sécuritaire. Si je prends mon expérience, je me rends souvent, pour mon travail, dans les pays arabes, je n'ai jamais échappé à des ennuis aux frontières arabes et je suis même interdit de séjour dans un des pays, suite à mon affaire : les démarches auprès des autorités consulaires de mon pays et celle de ce pays, n'y auront rien fait ! Quand on dit que les Arabes n'arrivent pas à s'entendre ! Pour finir sur les déclarations du DGSN, si je me devais de ne pas douter de sa parole, je lui demanderai une seule chose : faire la lumière sur ce qui m'est arrivé, d'autant que pour l'affaire évoquée, en 1995, il était déjà DGSN. Continuer à taire cette affaire, c'est corroborer les dires de tous ceux qui affirment que les services de sécurité ont manipulé la violence, c'est corroborer les dires de Souaidia et de Sahraoui. Il ne sert à rien de les vilipender si on ne peut pas leur opposer des vérités. Quelles sont, selon vous, les conséquences de cette guerre secrète contre les cadres et l'élite intellectuelle ? D'abord, je vais vous illustrer cela par un fait : à ma sortie de mon lieu de détention, j'ai vu trembler, à ma vue, des hauts cadres de la wilaya qui m'avaient auparavant ouvert les bras. Comme si je revenais d'outre-tombe. Cela montre bien la toute puissance persistante des services. C'est un gâchis de voir ces cadres terrorisés. Que peut-on attendre de bon pour leur dignité personnelle et celle de l'Etat ? On aura produit ainsi des castrés. Remarquez que cela correspond bien au déficit de légitimité de certains qui ne tiennent que par la protection des parrains. J'estime que ce qui m'est arrivé est un signal fort envoyé à ces milieux de cadres pour qu'ils se referment sur eux et aux autres, une piqûre de rappel à l'ordre. Le deuxième fait, je suis actuellement en Europe et je constate mieux le gâchis : les cadres algériens de haut niveau se comptent par dizaines de milliers. Il n'y a pratiquement pas une institution universitaire ou de recherche, en France, et dans beaucoup d'autres pays européens, où il n'y ait pas d'Algériens, à de haut niveau. Ces cadres, chassés d'une façon ou d'une autre, portent l'Algérie dans leur cœur. Ils sont prêts à collaborer, le plus souvent bénévolement, sauf qu'on leur montre bien que la porte est fermée et ce n'est pas ma mésaventure qui va les encourager. L'Algérie vient de faire appel aux coopérants étrangers, c'est une très bonne chose et on peut se dire enfin que l'Algérie commence à s'ouvrir. Mais peut-être que ses propres cadres à l'étranger ont un niveau suffisant voire meilleur ne serait-ce que parce qu'ils occupent déjà des postes dans les institutions de recherche alors que, forcément, les étrangers qui viendront, sont plutôt demandeurs d'emploi. L'avantage, il est vrai, pour le système, c'est que contrairement à un Algérien, ils n'ont pas droit à la parole... A l'étranger, on voit bien également dans quel luxe et avec quelle arrogance vivent les enfants de la nomenklatura qui, étudiants, ont un niveau de vie dont ne peut rêver un chercheur... A ceux qui se soucient de la sécurité de l'Algérie, je donnerai un modeste conseil : regarder plutôt du côté de cette nomenklatura qui est noyée jusqu'au cou dans l'affairisme effréné avec le capitalisme international. Pensez-vous qu'elle puisse le faire si impunément sans que ce dernier la tienne « par la barbichette » ? Un baron du sucre ou de l'acier a tellement de fil à la patte, mais il est vrai qu'il est moins périlleux pour sa carrière de terroriser un universitaire que de se mesurer à un parrain. Je terminerai en disant qu'un chercheur ne nuit ni à son pays ni aux autres en nommant les carences où elles se trouvent : c'est aux acteurs, notamment sociaux et politiques, d'en tirer les conséquences. Un chercheur a également le droit de ne pas partager l'opinion des gouvernants et de ne pas être leur caisse de résonance. Le véritable danger qui menace le pays, c'est celui des conceptions sécuritaires paranoïaques qui corsètent le pays, le dévitalisent et lui ôtent toute immunité pour se défendre devant les dangers réels. Le monde nous le démontre chaque jour : le meilleur paravent sécuritaire, c'est la démocratie.