Deux lieux antithétiques (en apparence) balisent l'espace référentiel : un bar et l'immeuble où habite Tahar Mèjnoun. Le premier est animé par une espèce de cour des miracles où se bousculent cœurs égarés et causeurs impénitents. Le second oscille entre voisinage cocasse et refuge de l'intime. Dans un registre où il excelle, Ben Achour fait défiler toute une galerie de personnages d'hommes et de femmes au travers de leur vécu dramatiquement simple et de leurs aveux dévastateurs. Aveugles épicuriens, logeuse à la libido débridée ou pilier de bar à qui l'ivresse fait entonner des hymnes patriotiques, ce sont des morceaux d'humanité vraie pris dans le roulis du monde. Ils forment une sorte de chœur antique qui accompagne la voix exigeante à la recherche du sens du monde et d'une quiétude impossible. Si Mèjnoun aligne les désespérances comme une sorte de litanie fatale, le roman de Bouziane Ben Achour témoigne aussi d'une croyance têtue en l'implacable défi recommencé de l'amour. Un amour qu'il sait interpeller. – Bouziane Ben Achour, est-ce qu'il y a chez vous un choix d'écriture particulier ? Je pense que ce qui m'intéresse le plus aujourd'hui, c'est d'écrire de belles choses qui on ont souffle cohérent non pas au sens de la préciosité, mais plutôt du souci de la construction du dire et de rendre la mesure la plus juste d'une image. Pour Mèjnoun, il y a ainsi chez moi deux ou trois directions nouvelles pour lesquelles j'ai optées. D'une part, parvenir à imprimer une forte poéticité à mes phrases, leur donner une cadence, voire un rythme. D'autre part, de composer des situations en ménageant description et dynamique de l'action du récit. – N'y a-t-il pas le risque de freiner le rythme propre à la narration ? Bien sûr qu'il y a ce souci de maintenir l'attention. Mais cela est pris en charge par le canevas de l'histoire contenue dont l'idée de départ, le fil conducteur est toujours là puisque le prétexte dramatique est régulièrement rappelé. Cependant, l'histoire n'est pas pour autant linéaire. Il y a sûrement une chronologie des faits ; mais, pour le reste, l'histoire fonctionne comme une agrégation de destins qui ne sont pas programmés, liés et autonomes à la fois. D'ailleurs, les parcours parallèles peuvent prendre ici et là le dessus sur l'histoire centrale. Je suis très imprégné de ce que l'on peut appeler le roman classique (Balzac, Flaubert, Gide, Proust, Dib, Romain Gary, Hervé Bazin, Dostoïevski, Tolstoï, Mahfouz, Kosseiri), et j'aime leur façon de décrire leur monde, leur société et les personnages, des plus exposés aux simples silhouettes. Je suis également sensible à ce qu'on pourrait appeler l'écriture moderne dans ses penchants multiples. Je tente de faire jonction, flirt des genres, amalgames explosifs, délires entretenus, libertés formelles. – Qu'en est-il alors des personnages et de la construction même de l'histoire dans votre travail de romancier ? Pour moi, il est nécessaire de parvenir à un équilibre dans la perception du personnage complexe. Mais pour la construction, c'est un travail de remise en ordre continue de l'histoire et un effort de structuration permanent. De déstructuration aussi. J'aime bien les digressions et ce qui en découle ; cependant, je suis assez vigilant pour ne pas y succomber totalement. Dans ce sens, pour donner davantage de repères formels, l'organisation en chapitres se fait d'une manière très volontariste. Ce qui est essentiel est de transmettre au mieux ce que je dis, ce que je ressens à travers les personnages que je fait évoluer, qui évoluent avec moi, sans moi, contre moi ; c'est pourquoi j'interviens sans cesse pour donner un rythme au livre, une sorte de cadence jugée par l'oreille et autres sens éparillés. Les personnages sont fondamentaux dans cette construction. On peut supposer que Chérif et Tahar le graveur forment en quelque sorte les deux facettes d'un même personnage. Mais cela ne s'arrête pas à la simple filiation dans la prise de parole. Il y a des éléments qui peuvent faire sens et donnent du liant aux trajectoires, des alibis à la découverte. Prends la configuration symbolique du lait et du vin par exemple : Chérif se rend compte que sa femme est sa sœur de lait au moment où celle-ci est amputée de son sein gauche. C'est le début d'une histoire, c'est le déclic pour d'autres symboliques, c'est l'ouverture à d'autres interrogations de tabous. D'autres questionnements liés au tabou téméraire. L'histoire de l'ancien jockey vendeur de sachet de lait participe de la même idée. De l'autre côté, le bar est l'espace des libations où le vin est l'élément de la déperdition, mais aussi du plaisir. Les deux liquides condensent la question du licite et de l'illicite, mais renvoient tout aussi bien à toute la mythologie qui y est liée, qu'aux questions de l'inceste et de l'interdit. – Dans tous vos romans, il y a une recherche ou un effet recherché dans le choix des noms de personnages et des sobriquets… C'est vrai que les noms sont volontairement choisis pour leurs connotations. Dakia Yasser («ser» le secret), Yahya El Majd (vive la gloire) ; pour les oppositions, Tahar Mèjnoun (le pur/le possédé) ou encore pour les parcours narratifs qu'ils peuvent suggérer. C'est le cas de Chérif, homme honnête qui servira les marginaux pour se racheter. Mais il y a des noms qui sont là pour leur musicalité et leur dimension patrimoniale (Mériem, la fonctionnaire des pompes funèbres ou Samia Berouali, l'actrice en rade par exemple). C'est plus vrai encore pour les sobriquets. Pour moi, «Khayt Sbailo» renvoie en premier lieu à ce que l'on peut appeler l'oranitude, espace de naissance et d'inspiration ; mais probablement aussi aux classes sociales démunies dont je me sens proche. C'est également une forme esthétique qui se distingue de l'académisme et fait, si on peut dire, algérien. Ce serait la trace du journalisme et découle sans doute des reportages ; mais cela peut être aussi des relents du théâtre que je continue de pratiquer et qui reste ma principale passion. – Pourquoi la politique est-elle si peu présente dans vos œuvres, ou du moins ce que l'on peut qualifier d'événements politiques (à l'exception de Dix ans de solitude) ? Franchement, j'ai la conviction que cela ne sert à rien. S'il y a engagement, c'est dans l'élaboration d'une œuvre esthétique, une œuvre qui j'espère laissera des traces. C'est peut-être lié à l'âge (mon âge) et aux désillusions. Mais c'est sûrement une volonté de rompre avec une forme de journalisme outrancier qui s'est souvent focalisée sur l'actualité politique immédiate. En littérature, il me semble qu'il y a plus de vérité qu'en politique, plus d'humanité, plus de sincérité, plus de partage. Ce qui ne veut pas dire que je fais abstraction du vécu et ce qu'il charrie comme pendants politiques. Si on prend la question des transhumances humaines que j'évoque dans Mèjnoun, l'histoire des migrants m'interpelle dans sa dimension humaine plus que politique. La migration est quelque chose de presque innée en l'homme. Celle de la politique exploite le conjoncturel pour s'occuper de l'homme, l'homme ce citoyen de nulle part, ce citoyen de toute part. La finalité, c'est l'homme avec toutes ses contradictions et ses espérances contrariées. Les caractères humains décrits par Sophocle, Shakespeare ou Tayeb Salih sont toujours présents chez moi, toujours actuels, toujours inspirateurs, toujours interrogateurs de questions. Il faut revenir à l'homme lié à une terre, à une culture, à une identité qui me ressemble au quotidien, qui ressemble à tous les âges, les époques, les ordinaires et les quotidiens. Quand il est question de politique au sens premier du terme chez moi, c'est toujours perçu avec un peu de détachement et d'ironie. Suis-je trahi ou désabusé ? Probablement. Je reste néanmoins persuadé que dans mes choix de personnages issus des milieux populaires, c'est leur vérité profonde qui m'habite, qui m'insuffle l'envie de dire et ressentir leur âme d'artistes authentiques. Des artistes sans gloire, ce qui les rend si attachants. Si vrais dans leurs quêtes et leurs contradictions.