Notre collègue, auteur et dramaturge Bouziane Ben Achour vient de signer un nouveau roman intitulé Méjnoun, dont voici la suite des bonnes feuilles. Elle se morfond dans des craintes inexplicables, se sent prisonnière de ses supputations, des faits qui comptent et de ceux qui ne comptent pas. Oui, mais comment savoir ce qui compte et ce qui ne compte pas ? La brave mère de famille n'arrête pas de faire des recoupements de paroles pour tenter de trouver une explication au mutisme du mari. En fourrageant dans sa mémoire, elle réussit à se souvenir de certains propos prémonitoires de son époux, des propos dont le contenu disait, à peu près, ceci : « Je suis dégoûté de moi-même ! On a beau tout admettre, mais il y a bien des choses qui relèvent de l'inadmissible, il y a bien un moment où ça doit rompre, définitivement » ou encore « puisse mes auditeurs me pardonner, je suis à bout et puis j'en ai marre de parler au nom de ceux qui ne croient plus depuis longtemps à l'ogre aux sept têtes. Faire comme si de rien n'était n'est plus ni moins qu'une forme de lâcheté ». F'dila ne pouvait, à partir de ces réminiscences, tirer une conclusion définitive, éclaircir son esprit, car elle était loin de soupçonner que son mari mettrait à exécution son idée de claquer la porte. Tout se confond dans la tête de l'épouse aujourd'hui physiquement et tragiquement diminuée, au sens propre comme au figuré. F'dila est fatiguée du bruit fait autour de cette affaire, fatiguée d'essayer de connaître le ou les mobiles exacts. Pis encore Cherif a pris ses cliques et ses claques pour loger chez Dakia, un célibataire endurci. La douloureuse nouvelle lui est parvenue au moment même où elle se trouvait sur la table d'opération pour une ablation du sein gauche. C'est une terrible nouvelle tombée en vrac et sans le moindre des préliminaires. Une terrible blessure à supporter, une autre déraison. Intenable de chercher les raisons sur plusieurs fronts ! Ses yeux se sont asséchés, ses yeux sont devenus plus secs que les grains de sable transportés dans les sandales des migrants qui hantent les murs de notre ville. Heureux ceux qui peuvent pleurer, heureuses les consolantes vanités et faux remèdes. L'épreuve perverse est infiniment lourde à porter pour F'dila : ni épouse à part entière ni totalement séparée quand elle découvre, en dernier affront, que le mari a emporté avec lui toutes les lettres que le couple s'échangeait avant l'union sacrée, une bonne centaine de lettres écrites dans les deux sens qu'il lui arrivait de lire de temps à autre avec beaucoup d'émotion. Pourquoi avoir pris uniquement les lettres et au moment précis de sa sortie de l'hôpital où elle a laissé son sein ? Aux toutes dernières informations servies cette fois-ci par les enfants, il les aurait brûlées et disséminées dans le dévidoir du bar sous l'œil interrogateur de Dakia. A un moment donné, elle a pensé au pire. Elle est plus que fatiguée. Est-il permis de formuler des interrogations à défaut de savoir ? Mais pourquoi la même ronde de questions brodées à d'autres questions à l'issue nulle ? Un tohu-bohu dans la tête. La piste vérité n'arrête pas de déserter, insaisissable, imprenable. Pas de doute, il y a des douleurs qui se multiplient, qui se donnent la main, qui s'allient en meurtrières. L'orgueil d'épouse délaissée lutte sans cesse avec l'embarras que lui cause cette situation inexprimable. Essorée, vidée de sa chair, de sa féminité, de son sein et du lait érotique sucé par l'enfant, elle a la tête en fournaise. Définitivement sevrée des joies du corps et privée pour de bon des satisfactions de la féminité, elle porte seule le fardeau du drame, seule et sans les autres, empêtrée dans des interrogations sans le minimum de réponses, empêtrée par tout ce qui ne s'était pas passé entre eux ces derniers mois, les mois de symptômes, les mois de l'exclusivité de la maladie, les mois de la séparation finale. Parfois, elle se frotte nerveusement les mains avant de les poser imbriquées sur la cicatrice qui a remplacé le sein nourricier. Ainsi voulait-elle exprimer sa déchéance. Ainsi mesurait-elle le volume de l'abcès. Tête lourde, F'dila a du mal à son mal, elle a mal de ce sectionnement subit du lien marital, de cette fuite expliquée à l'envers. Ecrasée par l'indifférence couvrant l'habituel belliqueux, elle aurait préféré mille fois être une autre femme pour que cesse son tourment. Sa situation est insupportable, le désormais ex-compagnon lui rend la tâche plus qu'inextricable. Cruelle méprise de la vie où l'on ne peut rien contre ces choses-là. Elle aurait donné sa vie ou ce qu'il en reste des parties valides pour savoir, un peu, juste un peu. Rien à faire. Tout est cadenassé, le peu et le beaucoup. Trop de pessimismes entretenus. C'est le temps du dépôt de bilan. Tout dernièrement, elle s'est plainte de calculs de reins. Sans remèdes si ce n'est le remède du bistouri. Elle a cru devenir folle, elle a souhaité être folle. La série noire continue, la série des chutes est aveugle. Rien n'est épargné. Le temps s'est mué en tombeau doué de vie. Ça confine à la malédiction. Un sentiment de nihilisme l'envahit. « Tout ce qui vient d'Allah est le bienvenu », répète-t-elle, vaincue, à travers un voile brumeux, pour masquer les évidences reniées, pour avouer tout ce qui a été tenté, pour revisiter les prières tracées sur un corps amputé de l'essentiel. Et comme pour mieux trouver le prétexte à son enfer intime, une alternative qui lui sied mal, une qui lui sied bien, elle s'est payé une bouche toute neuve pour sauver la façade et s'est mise à fréquenter une salle d'aérobic ouverte par un nouveau riche qui ne savait que faire de ses garages. Elle pratiquait un sport de combat, sans armes. Quelle pathétique parade ! Son eczéma fleurit de plus belle comme pour narguer tout le monde, elle en premier, au premier rang, au dernier. Vie qui assèche la vie et entretient l'inutilité des confiscations. Ça chavire. A la radio, le registre de la spéculation reste ouvert, corde qui vibre, qui s'agite au contact des quatre vents, colmate les oublis. On a fini par se jeter des questions impatientes sans attendre de réponses. Cherif aimait son métier. Les auditeurs aimaient sa voix. Ce n'est pas la nomination d'un nouveau responsable qui peut vous pousser à s'interdire de parler ! Ce n'est quand même pas l'éventualité d'ouvrir de nouvelles radios aux jeunes talents qui n'ont pas la langue dans la poche qui l'a fait agir ainsi ! Culpabilise-t-il qu'on ait placé au firmament des responsables devenus d'immondes dictateurs ? Qui peut comprendre sa soudaine volte-face ? Se croit-il définitivement à l'abri avec une bouche cousue, lui qui continue de prendre sa bière après avoir servi son dernier client ? Jusqu'où peut tenir le pantomime dans un milieu, le bar, par définition bavard ? Malaisé à dire d'autant que les souvenirs sont odieusement présents. Les souvenirs travaillent. Il y a quelque lâcheté de se sentir incapable de trouver réponse au minimum. C'est inexplicable, inexprimable. Présent régulièrement au bar, une ancienne coopérative de consommation, sous l'ère socialiste, aujourd'hui transformée en débit de boissons, je suis du regard Dakia que je connais personnellement : c'est un fabricant de lait en sachet dans une entreprise familiale qu'il a fondée avec son frère, un vétérinaire de formation. Le métier de fabricant de lait en sachet, il ne l'a pas choisi, un métier qui fait partie des hasards de la vie, car avant de consacrer son activité professionnelle à la transformation du lait en poudre importé, Dakia était un joker célèbre. C'est suite à un malheureux accident, où il s'était cassé le poignet, qu'il a dû renoncer à son sport favori et aux honneurs qui en découlent. A défaut de pratiquer cette profession, il joue au tiercé gagnant qu'il ne gagne jamais. C'est toujours sous le coup du hasard qu'il a connu Cherif, sous le drapeau de la République, justement dans la section du Haras républicain, là où l'ex-joker avait fait ses premiers pas dans les sports équestres de parade. Depuis, les deux hommes ne cessent de se donner réciproquement des preuves de leur amitié... au bar de préférence. Ce sont finalement les hasards qui choisissent les hommes et non l'inverse. In Méjnoun, roman de Bouziane Ben Achour Editions Dar El Gharb (septembre 2008)