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L'effet que cela me fait quand la police de Tipaza se mêle de théâtre
Publié dans El Watan le 21 - 08 - 2009

Retour en arrière. Juillet 1973. J'avais 12 ans, je n'étais plus enfant mais pas encore adolescent. Pour la première fois, je quittais le Maroc pour un autre pays qui ne m'était pas étranger car son nom était souvent présent dans nos discussions de famille ou dans les informations. Je quittais le pays pour une colonie de vacances pas comme les autres, une colonie mixte pour enfants de la jet set marocaine. On était seulement quelques intrus issus de milieux moyens mais dont les pères ont bien su se débrouiller en faisant intervenir des personnes influentes ou par un pot de vin très convaincant – pour nous y placer. J'avai eu cette année de très bons résultats scolaires. Je méritais. Notre point d'ancrage : Zéralda. Deux fois par semaine, on partait visiter d'autres villes : Alger, Blida, Cherchell et… Tipaza. Tipaza où j'avais acheté mon premier souvenir (un cendrier en terre cuite). Ce séjour que je n'oublierai jamais… j'y ai connu mon premier amour. J'y ai fumé mon premier cigare pour faire comme le Che. J'y ai dégusté ma première langoustine (au sens propre), j'y ai partagé ma première diarrhée collective. J'y ai visité mon premier musée… et j'ai failli me noyer pour la première fois.
Que de souvenirs inoubliables !
Encore des souvenirs, Safi, ma ville natale. Du vendredi au dimanche, la médina se remplit. Tout le monde sort : les femmes pour déambuler, les notables pour gesticuler, les enfants pour jouer, les marchands pour crier, les filles pour se tortiller, les hommes pour voir, les jeunes pour draguer, les voleurs pour voler, les mkhaznis pour surveiller, les mendiants pour mendier, les fous pour se défouler, les chiens pour faire les chiens. Bref, tout le monde était dehors. Seuls absents : les malades, les prisonniers, les snobs… et tous ceux qui ont un cas de force majeure pour ne pas être là.
Sur la place, des dizaines de halqa drainent du monde, encore plus de monde… sous l'œil vigilant des représentants de la loi qui surveillent le moindre geste, la moindre parole. La halqa c'est ce cercle formé par cette foule spectatrice venue admirer un danseur, participer à un jeu, trouver le «truc» d'un magicien… ou écouter les paroles d'un hlayqi, l'homme de théâtre. C'est ce dernier qui est tout le temps surveillé.
Car il débite des mots. Et il n'y a pas plus dangereux pour un ordre bien établi que les mots. Les mots sont des armes redoutables et redoutés par les régimes, les mots qui n'ont pas de sens ou qui en ont plusieurs, les mots qui touchent les cœurs, Les mots qui éveillent les raisons, les mots qui supplicient les consciences, les mots qui démolissent les forteresses, les mots qui défont les armées, les mots qui ébranlent tout. Le hlayqi n'est pas toujours un conteur. Il n'est pas troubadour non plus. Mais il fait du théâtre, un théâtre gratuit sur la place publique, un théâtre souvent sans pièce… mais des «pièces détachées», inspirées et dictées par des convictions très profondes. Il offre de la distraction mais passe un message.
Auteurs de mots, fauteurs de troubles !
Ça me rappelle Ibno Al Moqaffaâ auteur de Kalila wa Dimna, recueil de fables qui donnera plus tard un enfant illégitime : les fables de Lafontaine. Ibno Al Moqqafaâ, par des pièces détachées, lui aussi, a donné la parole aux animaux. La parole qui ne pouvait être prononcée par les hommes sortait par la bouche des bêtes. L'auteur a été décapité sur la place publique, la scéne du théâtre. Ça me rappelle Sidi Abderrahmane dit «Al Majdoub», ce soufi qui a choisi de tout abandonner pour errer dans le pays pieds nus et recouvert d'une simple étoffe de laine, été comme hiver, pour jouer ses pièces détachées. Des pièces en prose qui ont duré des années et avaient pour scène tout le Maroc ; du Nord au Sud. Il disait leur vérité aux hommes, au régime et même aux animaux. Ces phrases prononcées par les policiers et adressées à Mustapha Benfodil ont été entendues plusieurs siècles déjà par d'autres hommes. Avant lui, Socrate a été condamné à boire la ciguë au nom de la préservation de l'ordre public. On l'a accusé d'inciter les jeunes à la débauche.
Quand l'Etat a des incertitudes, quand l'Etat a des reproches à se faire, quand l'Etat a peur, il devient paranoïaque et voit le danger partout. L'art, la culture deviennent dangers et la censure est là pour rétablir l'ordre. Benfodil a eu l'idée simple «d'investir de nouveaux territoires» : une vraie provocation pour le régime en place qui considère tous les territoires comme siens. Et pourquoi faire monsieur, «pour y injecter un peu d'imagination». Voilà ! les hostilités dès le départ. L'imagination. Le mot est lâché. Le pays a besoin de tout sauf de ça. Pourquoi imaginer ? et imaginer quoi ? il suffirait d'imaginer de petites choses futiles et anodines pour y prendre plaisir et ne plus vouloir s'arrêter… après on voudra tout imaginer. Vous imaginez un peu si tout le monde se mettait à imaginer librement ? sans règles, sans lois, sans savoir-imaginer ? «Non !» car vous ne pouvez pas imaginer.
Le régime qui, seul peut le faire, vous répond : «Ce sera le chaos, l'anarchie totale !»
Et l'Etat est justement là pour empêcher ce dérapage social et culturel. Le théâtre (public ou pas) a de tout temps été une tribune ouverte sur les débats de société, traitant avec sérieux ou avec ironie des sujets à enjeux politiques ou sociaux. Chez nous, le texte occupe une place beaucoup plus importante que la représentation. Support privilégié de tout message, il se veut incitateur à la réflexion. Il allie dans un registre parfois comique parfois sérieux, des inquiétudes, des colères, des ressentiments, des revendications… Le théâtre n'invente rien. Il donne une réplique de la réalité mais d'une manière burlesque sans être nécessairement et franchement une diatribe. Les exclamatives, le vocabulaire dépréciatif, l'hyperbole, l'apostrophe, les didascalies bien travaillées… sont ressentis par les représentants de l'ordre comme une violence polémique et subversive. Les images suggérées par les mots, les images qui frappent les esprits, les métaphores pathétiques, hyperboliques ou… pire, les expressions sibyllines… incitent avec force et violence à la réflexion collective.
«Le théâtre est un art public et collectif qui se prête au débat d'idées particulièrement propices à l'éveil d'une conscience citoyenne» et c'est bien cela qui fait peur.
Le théâtre est un miroir de la société ! On se regarde pour s'admirer lorsqu'on est beau ou quand on est perfectionniste et on veut déceler les petites imperfections.
Mais a-t-on le droit d'avoir un miroir quand on a la face horriblement hideuse ?
Je crois que oui. Alors, Monsieur Benfodil apporte tous les miroirs que tu peux. Chaque fois qu'ils en casseront un, tu en sortiras un autre.
Z. S. : Ecrivain marocain


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