Zighout se porte garant de la sécurité des délégués une fois entrés dans sa zone. Dans cette réunion seront réglés tous les problèmes et nous dissiperons tous les malentendus (…). L'intérêt du pays exige cette réunion (…). Nous espérons que vous serez au rendez-vous ; sinon, nous prendrons seuls de grandes décisions et alors vous ne vous en prendrez qu'à vous-mêmes. Nous demandons au frère Khider de le rappeler par téléphone à tous les frères pour que chacun prenne ses responsabilités. Envoyez de préférence Ben Bella et Aït Ahmed ou Ben Bella et Khider.» Abane propose aux délégués extérieurs plusieurs itinéraires pour rentrer en Algérie : la Libye et les Aurès par l'est, ou par l'ouest à partir du Rif d'où ils pourront «rentrer facilement en Oranie et foncer par train jusqu'à Alger». «D'Alger, nous répondrons de leur sécurité jusqu'au Constantinois», rassure Abane. Dans ses deux lettres successives datées du 23 et 30 avril dans lesquelles il accuse réception de tous les courriers d'Alger, Khider passe totalement sous silence la réunion sur laquelle n'avait pourtant cessé d'insister Abane. Ce dernier, qui rappelle une dernière fois l'importance de cette réunion dans une lettre datée du 14 mai 1956, attire l'attention des deux délégués qui doivent venir du Caire pour «redoubler de vigilance». Le moyen le plus sûr, leur suggère-t-il, serait d'entrer en Tunisie et de passer ensuite en Algérie par Tébessa ou Bône. Notons qu'en 1956, il n'y avait pas encore de barrage électrifié (ligne Morice-Challe) qui pourrait, on peut le comprendre, décourager les délégués extérieurs de rentrer en Algérie. Dans une lettre datée du 18 mars, ce sont encore les activités diplomatiques de la délégation extérieure qui préoccupent Khider. Pas un mot sur la réunion projetée. S'agirait-il pour les membres de la délégation extérieure d'une réunion sans intérêt, comme semble le suggérer cette réaction bien tardive de Khider le 6 juin 1956 : «En ce qui concerne la réunion (sic), vous recevrez nos suggestions directement par quelqu'un ; étudiez les très attentivement parce que nous pensons que c'est la meilleure solution.» A la mi-juin, quelques jours avant son départ pour la Soummam, Abane rappelle aux délégués extérieurs que leur «présence est indispensable». La question est donc de savoir si les délégués extérieurs avaient réellement l'intention de rentrer en Algérie pour participer à la réunion de la Soummam. On peut en douter. Il faut rappeler en effet qu'aucun des dirigeants extérieurs, y compris Mohamed Boudiaf qui devait organiser une réunion de coordination en 1955, n'est rentré sur le territoire algérien depuis le 1er novembre1954. L'argument de sécurité qu'on a trop souvent tendance à invoquer ne tient pas la route car Ben M'hidi, pourtant activement recherché, a réussi à franchir la frontière et à faire le trajet Alger-Oran en train sans encombre. De nombreux chefs militaires passeront également les frontières dans tous les sens même après la construction du barrage Morice-Challe. La vérité est que les délégués extérieurs étaient surtout préoccupés par les questions diplomatiques, comme le suggère le contenu de leur lettre du 15 août. Khider y dresse un bilan des activités diplomatiques très chargées des dirigeants du Caire qui «ont été tous absents les uns après les autres, ce qui explique le flottement et le retard de notre correspondance». Autre raison de croire que les délégués extérieurs étaient en réalité très éloignés des questions intérieures, cette déclaration de Hocine Aït Ahmed rapportée par Mohamed Harbi : «Personnellement, j'ignorais qu'un congrès s'était tenu à la Soummam. J'étais aux Etats-Unis (…). Des gens du Pentagone avaient accepté de nous livrer des armes (…). Khider et Ben Bella étaient, eux, au courant de la tenue d'un congrès. Mais nous n'avons pas eu le temps d'en parler.» A l'évidence, les responsables extérieurs, absorbés par le travail diplomatique, étaient à mille lieues des préoccupations «soummamiennes» de Abane et de ses camarades de l'intérieur. A l'exception de Ben Bella auquel les préparatifs de la Soummam avaient causé de gros soucis, aux dires de son mentor égyptien, Fathi Dib. Pourtant Ben Bella ne rentrera pas en Algérie alors qu'il avait largement le temps de préparer son voyage. Abane n'avait cessé de rappeler, dans chacune de ses correspondances depuis le 1er décembre 1955, l'importance de l'événement et avait même suggéré des itinéraires dont celui que Ben M'hidi avait emprunté en toute sécurité en mai 1956. A la vérité, Ben Bella n'avait pas l'intention de rentrer en Algérie. Sa décision était prise depuis que le Raïs égyptien a pris «l'affaire de la Soummam» en mains et que le major Dib lui a «déconseillé de retourner en Algérie pour assister à cette réunion». La plateforme de la Soummam : un projet algérien, citoyen et politique Le projet soummamien est algérien, citoyen et politique. La vision est assurément algérienne avant d'être maghrébine ou arabe. Le principe de la primauté intérieure sur l'extérieur pourrait se lire en toute logique dans ce sens. L'Algérie d'abord, en quelque sorte. La doctrine soummamienne s'est également affranchie des croyances et des identités pour ne s'attacher qu'à l'aspect citoyen. N'oublions pas que ni la proclamation de Novembre ni le congrès de la Soummam n'avaient exclu de la nation algérienne les juifs et les Européens désireux de prendre la nationalité algérienne et de rester en Algérie. Pour ce faire, en toute logique, il n'y avait que la citoyenneté pour espace commun à tous. Enfin, le projet soummamien était politique par excellence et proclamait la primauté du politique sur le militaire, principe que d'aucuns ont malheureusement tendance à lire au premier degré («le politique doit commander au militaire»), alors qu'il s'agissait de subordonner toute action militaire à des objectifs politique et au but suprême de la Révolution : la libération nationale et l'indépendance, ce qui est politique par excellence. La victoire militaire étant d'évidence impossible face à une armée puissante suréquipée, combattant à une heure d'avion de la métropole, contrairement à la guerre d'Indochine qui s'est terminée dans la débâcle de Dien Bien Phu avec cette victoire des «damnés de la terre» qui a suscité chez les Algériens les espoirs les plus fous. La rationalisation et l'organisation de la lutte sont également des priorités pour les congressistes. L'armée de libération nationale (ALN), formée de groupes de maquisards disparates et éparpillés à travers le territoire algérien, est structurée en une armée véritablement nationale dans la perspective d'une guerre révolutionnaire longue. Sont uniformisés à travers tout le territoire les grades, les unités, la hiérarchie, les promotions, les décorations et les soldes. Chaque combattant est désormais immatriculé et doté d'un livret individuel. Une visite médicale est obligatoire pour chaque nouvelle recrue. Les permissions sont instituées et réglementées. On ne peut imaginer à quel point l'ALN était organisée dans les maquis. On peut même dire à ce titre qu'elle n'avait rien à envier à une armée de vieille tradition comme l'armée française. Les modalités d'exercice de la violence sont définies et «moralisées». Désormais «aucun officier, quel que soit son grade, n'a le droit de prononcer une condamnation à mort (…). Des tribunaux à l'échelle du secteur et de la zone sont institués et chargés de juger les civils et les militaires (…). L'égorgement est formellement interdit (…). Les condamnés à mort seront fusillés (…) La mutilation formellement interdite (…). L'accusé a droit de choisir une défense.» Les «prisonniers de guerre» sont pris en charge ; leur exécution est «formellement interdite». Un service spécial est créé dans chaque wilaya pour «populariser la justesse de la lutte». Les directives politiques des congressistes sont claires : «En dépit de l'attitude du colonialisme français à l'égard de nos combattants prisonniers, nous ne devons en aucun cas maltraiter nos prisonniers. Bien au contraire, nos prisonniers seront bien traités, endoctrinés puis relâchés après le serment sur l'honneur de ne pas reprendre les armes contre les Algériens (…). Nos actes doivent être des actes qui paient.» Un nouveau découpage territorial est institué comprenant 6 wilayas et Alger, vitrine politique de l'Algérie en guerre, érigée en zone autonome, placée sous le contrôle direct de la direction nationale (CCE) issue du congrès. La direction collégiale est érigée en principe de commandement à chaque niveau d'organisation territoriale. Une administration parallèle est mise en place, chargée de l'état civil, des affaires judiciaires et islamiques, des affaires financières et économiques et de la police. Anticipant sur l'avenir, le congrès instaure un système d'allocations familiales au bénéfice des familles de combattants. Des pensions de guerre sont également versées aux familles de combattants morts ou faits prisonniers. La «République sociale» est en marche. Une direction nationale, le CCE, est désignée et chargée d'appliquer la politique définie par un Conseil national de la révolution algérienne (CNRA), véritable «Parlement national» de guerre et «organisme suprême de la Révolution» dépositaire de la «souveraineté nationale». La composition de ces organismes est ouverte aux personnels des anciennes formations politiques modérées du mouvement national. Le congrès donne ainsi une réalité organique à l'union nationale et à l'unanimité qui prévaut déjà au sein du FLN et permet d'impliquer le peuple dans toutes ses composantes, de conférer au soulèvement le cachet d'une guerre de résistance nationale et de mettre définitivement fin au projet d'une «troisième voie» dont l'autorité coloniale n'a pas encore totalement fait son deuil. Ainsi, même s'il n'exprime pas une pensée politique rigoureuse, le congrès de la Soummam donne naissance à une représentation nationale qui regroupe des opinions et des sensibilités politiques différentes, mais unies autour d'un objectif commun, l'indépendance, et d'un projet de société sommairement défini. Si ce projet élude la question sociale, il recèle néanmoins une forme d'organisation politique, la démocratie, qualifiée de sociale. Comment aller au-delà de ce projet commun minimal, sans mettre en péril l'unité même du mouvement ? Car désormais vont devoir se côtoyer dans les instances dirigeantes et dans les maquis des religieux, des laïcs, des libéraux, des socialistes et même des communistes pour la réalisation d'un projet politique citoyen. De cette institutionnalisation de la lutte, on peut dire à juste titre qu'elle est l'autre contribution déterminante de la réunion de la Soummam à la poursuite de la guerre. Pour la première fois est réalisée une quasi-unanimité nationale pour la lutte armée. Mis à part le MNA, l'ensemble des forces patriotiques algériennes est engagé dans la lutte sous l'étiquette FLN. Même les communistes qui tiennent à garder leur autonomie finiront par jeter toutes leurs forces, loyalement, dans la bataille. Tout cela devait faire l'objet d'une institutionnalisation. Il fallait un édifice crédible auquel tout combattant, tout sympathisant et tout militant doit se référer : «Le congrès de la Soummam nous a donné ce formidable sentiment que nous avions déjà un état», dira quelques années plus tard Ali Lounici, officier de l'ALN en wilaya IV. Alors que le 1er Novembre avec l'immense mérite qui est le sien est l'étincelle qui a mis le feu aux poudres sans préjuger de la suite des événements (l'essentiel étant d'être prêt à tuer et à mourir) l'étape soummamienne est celle de la maturité révolutionnaire, mais aussi une projection doctrinale et institutionnelle dans l'avenir. C'est en ce sens que la réunion de la Soummam fut l'acte fondateur de l'Etat algérien moderne.