«Il serait normal que l'Etat régule l'activité de l'édition, mais il est dommage qu'au lieu de faire cela, il inocule dans le secteur l'allégeance et les petits intérêts», lance d'emblée l'écrivain et éditeur Bachir Mefti, écarté des débats organisés lors du Salon international du livre d'Alger, placé sous le slogan shakspearien de «Roi livre». «Ce n'est pas parce que je participe au salon – à cause de mon contrat moral avec nos lecteurs – que je ne vais pas critiquer la situation du livre, la politique officielle, les menaces contre la création… », dit-il. Cet interdit n'est qu'un exemple d'une situation de fermeture plus globale. La police a perquisitionné lundi, la veille de l'inauguration par Bouteflika du SILA, toutes les librairies d'Alger pour saisir les exemplaires du roman Poutakhine ! A quelques heures de l'inauguration du SILA par le président, la pancarte du stand de Abassa Com – stand de l'auteur de Poutakhine – a été enlevée. A chaque éditions du SILA ses victimes de censures : Benchicou, Sansal, Bachi… Sans parler des interdits classiques : les éditions françaises La découverte (citons juste Au refuge des balles perdues. Chronique des deux Algérie de Sid Ahmed Semiane) ou les éditions Hoggar installées à Genève avec comme livre introuvable en Algérie, An Inquiry into the Algerian Massacres de Youcef Bedjaoui, Abbas Aroua et Méziane Aït Larbi ! Sans parler aussi des auteurs éjectés des listes des prix du SILA ! «Mais cette année, le SILA est plus fermé qu'avant parce que les censeurs sont parmi nous, il y a des éditeurs, des «acteurs» du secteur… Et en plus, un sérieux chantage financier visant une profession non organisée», regrette le patron d'une maison d'édition. «Aucun pas de travers n'est toléré par les autorités, déclare un autre éditeur sous le couvert de l'anonymat de peur de représailles, on ne peut débattre réellement ni du marché de l'édition ni des aides de l'Etat. Malheureusement, ce ne sont pas les autorités qui réagissent directement, elles se contentent plutôt de t'envoyer tes propres collègues pour t'avertir : ‘‘Qu'est-ce que tu nous fais là ? Tu n'aimes pas ton pays ? Pourquoi tu critiques alors ?!'' Dès qu'on critique, on est taxé d'anti-nationaliste, c'est la vieille théorie du ‘‘tu es avec nous ou contre nous''.» Et d'ajouter : «Pourquoi lors des débats du SILA on ne programme rien sur les problématiques actuelles : le lectorat, le livre islamique, l'organisation de la profession d'éditeur, l'importation des livres, la censure… Même le football comme actualité est éludé ! Il n'y a que des débats et des tables rondes complètement anachroniques.» «Les tables rondes ? Nous n'avons pas eu le temps de bien les organiser. Personne n'a travaillé durant le Ramadhan et il fallait faire vite après. Tout a été fait à la dernière minute», explique un des organisateurs du SILA. Manque de temps ou de volonté de poser les vrais problèmes ? «Mais même durant ces débats, on nous refuse la parole, c'est incroyable !», s'insurge un des participants au SILA qui venait de quitter une table ronde sur…Kateb Yacine. Débat fermé donc. «Comme si cela pouvait surprendre, déclare un des éditeurs rencontrés, est-ce que le débat est ouvert chez nous sur l'économie ou les droits de l'homme ? Même le nouveau week-end a été imposé de facto !» Et pourquoi pas le débat sur l'économie du livre ? «On a beaucoup attaqué les importateurs ces derniers temps, indique un acteur du secteur, mais les auteurs de ces attaques eux-mêmes ont fait leur beurre dans l'importation. Sauf qu'avec la nouvelle orientation du «protectionnisme» officielle, certains se découvrent de nouvelles vertus de patriotisme économique !» En marge de l'inauguration par le président Bouteflika du SILA mardi dernier, la ministre de la Culture a déclaré souhaiter passer de l'importation à la production des titres. «Ok ! Je suis d'accord, mais pas avec les mécanismes d'aide actuels qui ne favorisent que les éditeurs proches du système», nuance un autre éditeur. Le fonds national de promotion des arts et des lettres, dépendant du ministère de la Culture, achète 2000 exemplaires à l'éditeur au prix de fabrication majoré pour les distribuer dans les bibliothèques publiques. En théorie. «Dans la pratique, la sélection des éditeurs bénéficiaires se fait sur la base des cooptations et de l'allégeance. Ensuite, il n'y a aucun contrôle : certains éditeurs en profitent en n'imprimant que 2500 exemplaires, ils en revendent 2000 au ministère et les 500 restants ils les gardent dans leurs armoires. Les trois quarts des titres qui bénéficient de cette aide sont introuvables en librairie !», révèle un éditeur. «L'argent, la censure, l'allégeance… tout ce dispositif qui se met peu à peu en place préfigure un nouveau système, prévient une libraire, une nouvelle manière de contrôler les champs d'expression, comme cela se passe avec la presse, les providers d'Internet… Le véritable enjeu, c'est le contrôle.»