A mesure que les silences officiels sur la gestion des deniers publics se font pesants, cette édition annonce de grands chambardements puisque la pléthore des organisateurs des années précédentes a été virée (ANEP, Safex, SNEL, SPL, Aslia… ) et le Palais des Expositions des Pins Maritimes a été boudé. Jusqu'au mois de septembre dernier, ni le lieu ni la date n'étaient connus alors qu'habituellement, c'est au printemps de chaque année que les modalités d'organisation sont annoncées, les Salons internationaux devant obéir à des calendriers fixes qui permettent une meilleure participation des partenaires étrangers. Qui organise les Salons et pourquoi ? A l'ère du parti unique, de 1980 à 1986, la SNED puis l'ENAL, sous la coupe du ministère de la Culture, régentaient toute l'organisation du SILA. Pas d'organisation professionnelle pas de tiraillements dans les institutions, du moins officiellement. Après les années noires à partir de 1999/2000, nous avons connu des Salons du livre initiés par des opérateurs privés : éditeurs, importateurs et leurs associations professionnelles naissantes. En 2003, l'Etat a remis les pendules à l'heure par son bras séculier, l'ANEP qui échappe à la tutelle du ministère de la Culture et accapare tous les pouvoirs d'organisation. Une guéguerre larvée ne cessera d'opposer l'ANEP alliée au SPL (organisation fantomatique d'une poignée d'importateurs) à l'Aslia (un syndicat de libraires peu représentatif également) au SNEL (syndicat d'éditeurs) ; la Safex se contentant de gérer Ia logistique du Palais d'Expositions. Il faut savoir que cette manifestation constitue une manne financière importante (chaque mètre carré loué rapporte 60 $ US) que se répartissent les organisateurs, en tant que personnes morales et/ou physiques. Un système d'invitations, de voyages, de visas, de locations de voitures privées, de prestations diverses de sécurité et de suites réservées dans les plus luxueux hôtels du pays a permis de maintenir un voile opaque sur les coulisses de ce Salon. De façon exponentielle, ces dernières années, les intérêts se sont déplacés vers les pays arabes dont le nombre de stands et les milliers de volumes de littérature prétendument arabe ou islamique ont totalement modifié le visage du SILA d'Alger. Ce dernier est devenu un immense bazar de diffusion de produits ayant peu de rapport avec le livre, la science, l'art ou la culture et brassant des sommes importantes transférées en toute légalité et en exonération de droits et taxes. Cette prise en otage du SILA par le livre religieux exigerait d'ailleurs de dissocier clairement les deux manifestations laissant le soin aux institutions religieuses la création d'un authentique Salon du livre religieux favorisant la création éditoriale locale au détriment des importations massives des pays arabes. Les éditeurs étrangers de réelle valeur culturelle se sont mis à fuir ce Salon confiant leur représentation à des opérateurs locaux peu initiés à la gestion de leurs catalogues et commandant toujours les mêmes livres les moins chers les best-sellers, ceux destinés au plus large public ; au détriment des ouvrages de qualité, que recherchent les étudiants, les professionnels, les amateurs de beaux livres et de belle littérature. Le constat s'imposait chaque année davantage : le SILA devenait un sacré bazar ! Placée sous l'égide des plus hautes autorités du pays, la manifestation échappait à tout contrôle de la société civile. Est- ce normal que les bibliothécaires, les enseignants, les écrivains, les organisations sociales, culturelles et professionnelles n'aient jamais été associées à l'organisation et à la conception même du Salon ? La surpolitisation a atteint des sommets avec l'utilisation abusive des thèmes racoleurs du nationalisme et de l'anticolonialisme à bon marché, de la récupération politicienne des grands noms tels que Kateb, Djaout ou Dib que ces mêmes institutions ont pourtant toujours honnis de leur vivant. Des piles de catalogues et livres prétendument préfacés par le président de la République s'ouvrant sur son portrait officiel, le regard inquisiteur et l'emblème national en fond, s'empilaient dans tous les espaces du Salon. En Chine ou en Corée, ils devaient sacrément nous jalouser ! Quelle a été et comment a évolué la vocation du Salon d'Alger ? Le citoyen lambda ne pouvait que récriminer : pourquoi ne trouve-t-on plus les ouvrages de littérature, d'art, de médecine, de sciences et techniques ? Devait-on se résigner à ne vivre, ne lire et ne se distraire qu'avec ces éditions pléthoriques d'ouvrages scolastiques primitifs ? En fait, par ce Salon s'affirmait définitivement la prééminence de la servilité et de l'instrumentation des «intellectuels organiques». Aucune voix discordante, aucun livre subversif ne devenait sortir des rangs. On se rappelle les scandales causés par les interdictions de Boualem Sansal, Mohamed Benchicou, Salim Bachi ou Taos Amrouche dont l' éditeur français, François Geze, ne trouve toujours pas grâce aux yeux du pouvoir politique. Bien sûr, officiellement, c'était le livre religieux séditieux qui était visé. Aucune organisation professionnelle n'a protesté, rares sont les personnalités qui ont osé condamner ces atteintes à la liberté et au droit de contester et réfléchir autrement. «Ettes, Ettes mazal ‘hal, macci d kcc ig sah wawal» (Dors, dors tu as tout ton temps. Tu n'as pas encore droit à la parole), chantait Aït Menguellet. C'est ce discours qu'on ressort aux syndicats autonomes, aux journalistes indépendants, aux associations culturelles et sociales. Le Salon du livre a eu cette vocation, il a donné le la à la gent médiatico-politique dans tout le pays : taisez-vous, rentrez dans les rangs ! S'il fallait une illustration à ce constat, la voici : les ex-PDG de l'ANEP et de l ‘ENTV viennent d'être honorés pour leurs éminents services, ils sont nommés ambassadeurs d'Algérie, ministres plénipotentiaires de la République. La vocation du Salon a donc évolué de façon significative. Dans les années 1980 c'était une manifestation populaire grandiose citée par tous les professionnels comme une des plus grandes foires du monde, offrant un bel équilibre entre des chiffres astronomiques des ventes (plus de 300 millions de dinars des années 1980 lorsque celui-ci était échangé à 1 DA = 1,66 francs français) et un niveau inégalé de qualité des stands, tenus par les PDG des plus grandes maisons d'édition, Charles-Henri Flammarion, Claude Cherki ou Antoine Gallimard en personne qui présentaient les dernières nouveautés de leurs catalogues. La seconde vie du SILA, à l'orée des années 2000, a été une courte période d'euphorie qui a permis de caresser le fol espoir de voir le pays sortir des ornières de la dictature et de la régression culturelle. On échafaudait des plans de réforme de l'école, de l'université, de la justice, de la liberté de la presse et d'édition qui auraient permis au marché du livre de connaître l'essor qu'il aurait mérité. Je me souviens de Mme Toumi, alors député RCD, qui nous demandait des dossiers sur tous ces projets. Imaginez une multitude d'éditeurs algériens de livres scolaires et universitaires se disputant le seul marché qui vaille, puisque ces millions de livres génèrent des chiffres d'affaires importants qui peuvent donner naissance à une vraie concurrence dont auraient émergé les talents, les compétences, le savoir-faire qui font si cruellement défaut à nos pauvres éditeurs nationaux, réfugiés dans les secteurs parallèles de l'édition. Le parascolaire déplorable, les livres mémoires des anciens combattants et les prétendus «beaux livres» sépia vantant l'Algérie de papa coloniale, représentant ces indigènes pittoresques misérables joqueteux et les femmes lascives offertes au regard concupiscent des légionnaires et autres touristes sexuels de la belle époque. Elle est belle l'édition algérienne… On a tué dans l'œuf toute perspective pluraliste et dynamique pour réinstaurer la pensée unique et la bazardisation de toute la société. Sous la férule des associations caporalisées par le système grâce à un immense tuyau d'arrosage déversant des subventions, des soutiens du livre, des achats groupés, des commandes publiques, des achats institutionnels, on a fait du Salon du livre un immense déversoir de la littérature djihadiste et du livre de bas de gamme de tous les continents et dans toutes les langues laissant peu de place à la création éditoriale locale et à l'émergence d'une corporation d'éditeurs dignes de ce nom. Depuis deux ans, les éditions INAS se voient arbitrairement refuser toute commande institutionnelle et toute édition nouvelle par le refus de délivrance du dépôt légal et ISBN. Quelques rares éditeurs nationaux ont obtenu une petite part du gâteau du livre scolaire algérien puisque trois d'entre eux sont «homologués» pour offrir moins d'une vingtaine de titres vendus au ministère de l'Education nationale. Ils tirent en quelques millions d'exemplaires tout de même, leur assurant ainsi la surface nécessaire au déploiement de leurs éditions dans d'autres créneaux. Grand bien leur fasse, mais n'est-ce pas ainsi qu'on a fabriqué le double collège de triste mémoire dans l'édition natio-nale ? Au nom de qui de quoi doit-on continuer à interdire à des éditeurs algériens de publier librement les ouvrages de leur choix ou bien de participer à l'édition des livres scolaires ? Cet apartheid sert les intérêts de qui ? Pourquoi le silence et la chape de plomb sur ce sujet ? Comment accepter «la fureur de lire» du livre religieux et l'absence quasi-totale du livre scolaire et universitaire dans nos Salons du livre ? Pourtant, Dieu sait l'angoisse des parents et des étudiants lors de chaque rentrée scolaire. Un Salon pour quoi faire ? Quelle est sa place dans la chaîne de distribution du livre ? On pourrait se prendre à rêver d'une Algérie dans laquelle nous marcherions enfin surs nos pieds allant de l'avant en chaîne solidaire de citoyens libres, avides de savoir et de lecture, l'écrivain, le poète, le chercheur sèmeraient librement et à tout vent leurs graines. Les éditeurs s'empresseraient de les recueillir pour les semer, puis les éditer librement. Ils iraient ensuite les distribuer dans des bibliothèques qui les prêteraient à des milliers de lecteurs dans les coins les plus reculés du pays. Ils les vendraient 13 à la douzaine dans des librairies nombreuses, achalandées et belles à fréquenter. Puis à l'orée de l'automne, à l'instar des belles fêtes des vendanges, des dattes ou des tapis de jadis, on organiserait une immense fête populaire qui réunirait les plus beaux crus les meilleurs poètes et romancier les meilleurs ouvriers et ouvrières pour les distinguer, les honorer et chanter leurs louanges. Sans entrave, sans interdit dans la liberté et l'intelligence. On y inviterait nos cousins du Nord et de l'Orient, ceux du Sud et de l'Occident pour goûter à leurs produits et partager ensemble les saveurs des réalisations éditoriales communes. Un Salon c'est juste cela, une fête, des retrouvailles, un beau marché coloré, bruyant et chaleureux à souhait, un moment de partage dans lequel le commerce des idées et des marchandises ferait enfin bon ménage.Mais le poète a dit : «Ettes, ettes Mazal l'hal !» Les professions du livre, leurs organisations et leurs rapports aux institutions étatiques La gangrène de notre société s'appelle corruption, elle envahit les esprits, les sens, les hommes et les femmes, même les enfants n'y échappent pas. L'argent public se déverse à flots dans les comptes privés selon des modalités qui échappent à la morale et à la raison. Le secteur culturel n'y échappe pas malheureusement. L'interpénétration entre mission publique et entreprises privées épouse les méandres de notre organisation sociale fondée sur le «beni-amisme» et le népotisme, L'enfant naturel de cette liaison coupable s'appelle le béni-oui-ouisme. Voici les ingrédients qui ont fait le lit du marasme culturel que nous vivons, de l'indigence de nos éditions incapables près de 50 ans après 1962 de produire des dictionnaires et des encyclopédies qui décriraient nos langues maternelles, le berbère et l'arabe algérien, nos plantes, nos insectes, notre géographie et notre histoire millénaire. C'est à Beyrouth ou à Paris que nos enfants vont glaner ces connaissances dans les Mounged, Larousse et Hachette réglés rubis sur l'ongle par notre belle rente pétrolière. Et il se trouvera des esprits chagrins pour critiquer nos beaux festivals de «Mikyette», nos chers festivals de livres de jeunesse garantis «pur islamyate », et que dire de ces innombrables Salons de livres financés par les wilayas qui font le bonheur des rois de la piraterie en matière d'édition défiant toutes les lois et les bonnes mœurs de nos métiers du livre. Tant que les professionnels n'auront pas fait le ménage en leur sein en écartant les «trabendistes» et les lobbyistes de mauvais aloi, les pouvoirs publics n'auront d'autre ressource que de porter à bout de bras des baudets dont ils auront beaucoup de mal à faire des chevaux de course. Pour conclure, ne nous laissons pas égarer dans des querelles de chapiteaux et de cirque et cessons de nous cacher les évidences criantes : la liberté d'expression et de création et la guerre à la corruption sont les deux mamelles de la naissance culturelle dans ce pays, de la culture et de tout le reste. Et tout le reste n'est que littérature … L'auteur est éditeur