Durant quelques jours, Alger sera en quelque sorte une immense académie africaine quand en 1969 elle fut une tribu africaine.1969, elle fut une tribune continentale. Si de toutes les disciplines, la musique se taille la part du lion dans cette deuxième édition du Festival culturel panafricain d'Alger, avec 700 artistes présents, ses organisateurs ont tenu à ce que l'évènement ne soit pas seulement dansé mais aussi pensé. Ainsi, le programme a-t-il réservé une bonne place aux rencontres intellectuelles. Dans ce volet, une vingtaine de colloques, séminaires, journées d'étude, conférences sont prévus. Le Centre national d'études préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNERPAH) s'est investi pleinement. Il propose un colloque sur « les anthropologues africains ayant travaillé sur l'Afrique » et notamment Mouloud Mammeri, cheikh Anta Diop et Ahmadou Hampate Bâ, précurseurs continentaux d'une discipline marquée par l'ethnocentrisme et qu'ils ont en quelque sorte retournée. Dans la même ligne, mais sur d'autres registres, le centre organise un colloque en hommage à Frantz Fanon, un autre sur l'oralité africaine et un autre encore sur les origines africaines de l'humanité. La même institution a programmé une rencontre sur la zaouïa Tidjania, obédience religieuse aux longues racines africaines. Plusieurs rencontres sont liées aux arts ou aux questions culturelles : colloque sur le cinéma africain, colloque sur la littérature africaine, conférences de grands écrivains africains, conférence sur les origines africaines du jazz, conférence sur le trafic illicite des biens culturels en Afrique. A cela s'ajoutent une journée d'étude sur la terminologie artistique africaine, d'autres sur le théâtre africain et un colloque sur le cinéma africain, centré sur la douloureuse question de son financement. Une conférence portera sur « les affres » de la colonisation de l'Afrique. Le ministère algérien des Affaires étrangères a apporté sa contribution à ce déploiement inédit de neurones à Alger avec un colloque sur Mohamed Seddik Benyahia (1932-1982) et les artisans du festival de 1969. Cet hommage mettra en lumière la contribution d'un homme exceptionnel qui, alors ministre de l'Information, fut le véritable créateur et organisateur du Panaf avec des cadres émérites tels que Moussaoui. Plus pragmatiques, deux autres conférences du MAE sur le rôle de la diplomatie algérienne en Afrique et sur le NEPAD. On notera enfin la rencontre « Afrique, femmes et développement » et le colloque qui accompagnera la très intéressante exposition sur les architectures de terre. Dans cette grande diversité de thèmes pour lesquels sont annoncées des personnalités de renom, c'est sans doute la rencontre du 11 juillet à la Bibliothèque nationale qui obtiendra la palme de l'émotion. « Regards sur le Panaf de 1969 » réunira des acteurs de cet évènement sans pareil. Une rétrospective autour d'un festival culte, non loin du mythe, que chacun aurait grand tort de vouloir comparer à celui-ci, car il est tout simplement impossible de démêler le Panaf de 1969 de son « époque épique » qu'il n'avait eu que le mérite de cristalliser. C'était un autre temps, un autre monde, au siècle dernier d'ailleurs, au cas où nous l'aurions oublié. Le temps des indépendances en Afrique dont plusieurs parties pourtant restaient occupées. Le monde était divisé en deux blocs avec un outsider, les pays non alignés, qui attendront la rencontre aussi mythique d'Alger en 1973 pour prendre de l'étoffe et mesurer du même coup leurs divisions. La guerre au Vietnam faisait rage, de même que sa contestation portée par la vague des révoltes estudiantines et de jeunes dans le monde. Les arts portaient des causes et Bob Dylan ou Joan Baez étaient devenus des icônes de la lutte contre la guerre, l'injustice et tout ce à quoi il fallait dire non. Même les sports étaient touchés par la déferlante contestataire. Aux JO de Mexico de 1968, deux sprinters noirs américains, Tommie Smith et John Carlos, médailles d'or et de bronze du 200 m, avaient brandi sur le podium leurs poings droits gantés de noirs (des chaussettes en fait) en hommage au Black Power, mouvement qui s'étendait en Amérique, contestant la domination blanche et le racisme. Un fait inouï à l'époque, quelques mois après l'assassinat de Martin Luther King. C'est dire que le contexte était complètement différent de l'actuel. Les programmes intellectuels des deux éditions du Festival panafricain le montrent bien. Pour la présente édition, les rencontres sont diverses, le plus souvent spécialisées, volontiers scientifiques ou assimilées et organisées par des institutions quand, en 1969, il n'y eut qu'un seul et unique symposium sur la culture africaine, regroupant indistinctement les intellectuels, les artistes et les scientifiques. Nul doute que les moyens manquaient pour organiser simultanément plusieurs rencontres. On n'imagine pas ce qu'il fallut de ressources pour monter l'évènement dans une Afrique aux moyens de communication archaïques, aux liaisons aériennes pauvres ou inexistantes, bien qu'aujourd'hui encore, la plupart des invités doivent prendre plusieurs avions et souvent passer par l'Europe pour se rendre à Alger ! Mais ces contraintes matérielles sont la dernière raison parmi celles qui ont conduit à l'organisation d'une seule rencontre. Il y avait d'abord le fait que les élites africaines se comptaient sur les doigts d'une seule main. Mais la véritable raison de ce seul et unique symposium résidait dans la démarche même du premier festival, fondée sur une vision et une volonté unitaires du continent. Ce désir d'unité venait prendre le contrepied des divisions exploitées et aggravées par les colonialismes mais il procédait sans doute aussi du fait que la plupart des pays indépendants avaient opté pour le système de parti unique. Dès lors, si l'on admettait la diversité des patrimoines artistiques, le domaine de la pensée devait s'exprimer en fonction de cette démarche unitaire prônée par la totalité des pays et résolument inscrite dans une perspective de combat, prolongeant ou accompagnant pour certains pays encore dominés, celui pour les indépendances. Combat contre la pauvreté, contre l'ignorance, contre le néo-colonialisme qui déjà, au-delà de sa réalité, commençait à être utilisé comme épouvantail. En majorité, les intellectuels et les artistes du continent se considéraient complètement engagés et leur militantisme s'inspirait d'idéologies diverses, souvent mélangées : socialisme, communisme, panafricanisme, tiers-mondisme… On ne voyait alors l'art que comme expression d'un engagement politique, à la limite social, et l'on négligeait souvent ses dimensions esthétiques. C'est de ce temps que remonte l'habitude, encore prévalante, de ne juger une œuvre que par son contenu ou, pire, par le discours produit par l'artiste. Les sciences sociales, par définition proches des questions sociopolitiques, n'échappaient pas à ces travers et leur fonction critique, voire d'alerte, était délaissée au profit d'une utilité de développement. Cet embrigadement des domaines de l'expression, de la pensée ou de la recherche était certes encouragé par les Etats naissants, mais porté aussi par les intellectuels ou les artistes eux-mêmes, galvanisés par l'enthousiasme des indépendances. Le marqueur d'une époque Le symposium sur la culture africaine charriait en lui tous ces éléments. Il fut le premier et reste peut-être à ce jour le seul regroupement intellectuel continental. Il apparaît aussi comme un marqueur des visions de l'art et des idées qui avaient court à cette époque. Le Manifeste culturel africain qui sortit de cette rencontre demeure un document précieux à maints égards. Son préambule énonce une conception moderne de la culture : « Elle est vision de l'homme et du monde, et par !à, elle est système de pensées, philosophies, sciences, croyances, arts et langues. Elle est également action de l'homme sur lui-même et sur le monde pour le transformer, et par là, elle englobe le social, le politique, l'économique et le technique. » Les rédacteurs du document ont jonglé avec les mots pour épouser le discours dominant - auquel ils adhéraient en partie - pour introduire des notions critiques. Cet effet de balancement est visible en maints endroits. Ainsi, le manifeste parle de la « nécessité d'un retour aux sources de nos valeurs » mais précise aussitôt : « Non pour nous y enfermer, mais plutôt pour opérer un inventaire critique, afin d'éliminer les éléments devenus caducs et inhibiteurs ». Et comme la charge contre les archaïsmes internes paraît trop forte, il la compense en liant ces « éléments caducs » aux « éléments étrangers aberrants et aliénateurs introduits par le colonialisme ». L'amalgame permet de mieux faire passer l'idée d' « actualiser (ces éléments) et les faire déboucher sur le moderne et l'universel ». Suit un long passage sur l'utilisation de la culture par le colonialisme qui permet au passage d'introduire une charge politique : « Pour exister en tant que tel (le colonialisme), il doit ajouter à son hégémonie, concrète et matérielle une emprise sociale et intellectuelle et spécialement sur les classes dirigeantes sur lesquelles il s'appuie ». De même, les participants au symposium définissent leur rôle en le liant à une option politique de partage équitable des richesses : « L'homme de culture africain, l'artiste, l'intellectuel en général doit se situer dans son peuple et assumer les responsabilités particulièrement décisives qui sont les siennes. Son action doit insuffler la transformation radicale des esprits, sans laquelle il est impossible au peuple d'avoir raison de son sous-développement économique et social. Le peuple doit être le premier bénéficiaire de ses richesses culturelles et économiques ». Ils abordent ensuite leur définition de l'africanité : « La culture africaine, l'art, la science, quelle qu'en soit la diversité des expressions, ne reposent sur aucune différence d'essence. Ce ne sont que des expressions singulières d'une même universalité. ». Ils énoncent aussi, presque prémonitoires, que la culture permet de dépasser les « divisions tribales ou ethniques de l'unité africaine, au-dessus de tout chauvinisme ». Et ils signalent qu'elle « peut être confisquée par une classe dominante », profitant pour introduire des éléments de démocratie car, à leurs yeux, « toute politique culturelle africaine doit être fondée sur la nécessité de permettre au peuple de s'informer, de s'éduquer, de se mobiliser, de s'organiser pour se rendre responsable de son héritage culturel et de son développement ». Le Manifeste ajoute : « La conservation de la culture a sauvé les peuples africains des tentatives de faire d'eux des peuples sans âme et sans histoire. La culture les préservera ». Il aborde la question des langues, insistant sur la nécessité d'une langue nationale en tant que facteur d'unité mais admettant sa pluralité puisque « c'est un devoir essentiel et premier que de revaloriser nos langues nationales, celles héritées de nos pères, sans pour autant mettre en cause l'unité profonde de nos nations » (on remarquera qu'ils ne parlent pas de langues maternelles). Ce préambule introduisait des propositions et suggestions (lire page 24) qui montrent bien la position des intellectuels et artistes africains de l'époque qui s'exprimait en filigrane du discours dominant qu'ils partageaient en partie du moins et, en tout cas, dans ses aspects nationalistes. Les propositions relèvent aussi leurs illusions. Mais ce n'est qu'à postériori que l'on peut qualifier d'illusion un projet qui n'a pas réussi… Leurs propositions, dont certaines demeurent valables aujourd'hui, sont restées pour la plupart des vœux pieux. En février 1970, la revue marocaine Souffles, éditée par des intellectuels engagés, sortait un numéro spécial et enthousiaste sur le Panaf de 1969, s'inquiétant déjà de la non publication du Manifeste et de la non réalisation de ses préconisations. C'est dire combien les illusions étaient fortes ! Entre temps, les intellectuels et artistes africains ne se sont plus jamais réunis. Leur dernier élan commun fut celui de l'ouvrage collectif contre le discours de Dakar de Sarkozy. Comme s'ils ne pouvaient s'unir que dans l'adversité. Comme si l'africanité ne pouvait se concevoir que dans le combat contre le colonialisme et ses dérivés. L'Afrique a gagné ses indépendances. L'africanité pas encore.