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Le civilisateur et le barbare ou comment l'Ego transfigure son Alter (2e partie et fin)
Publié dans El Watan le 23 - 03 - 2010


Il faut détruire l'Emir Abdelkader
La contention cérébrale de ce politique ultracolonialiste lui venait de l'Emir Abdelkader, de ce «Cromwell musulman», comme il l'appelait. «Il ne faut pas désespérer de détruire Abdelkader», et de préciser à ses parlementaires qu'«il n'y a pas un homme de guerre qui se figure que Abdelkader pourra être détruit par la force des armes.» L'Emir, qui avait entrepris de profondes transformations dans les domaines politique, social et militaire, a parfaitement résolu l'épineuse question de fédérer les tribus autochtones, en bousculant les puissantes féodalités traditionnelles et en intégrant sous son autorité les nouveaux territoires alliés. Cet homme, d'une intelligence rare, a mis sur pied, dans des conditions draconiennes, et en très peu de temps, une véritable armée algérienne : des régiments d'infanterie et des bataillons militaires, selon les techniques européennes de l'époque. C'est ce type de politique d'envergure qui a permis à l'Europe actuelle de s'arracher à l'orée du XVe siècle des ténèbres de la féodalité. Tout le système politique de l'Emir avait pour soubassement une fiscalité adéquate, une organisation rationnelle, des ressources vitales et des structures d'approvisionnement éprouvées. Cette œuvre de titan poussa son adversaire jusqu'à avertir : «Il est à craindre que Abdelkader soit en train de fonder un pouvoir centralisé, plus agile, plus fort, plus expérimenté et plus régulier que tous ceux qui se sont succédé depuis des siècles dans cette partie du monde.»
Et de sommer ses pairs : «Il faut s'efforcer de ne pas lui laisser le temps d'achever ce redoutable travail.» (ibid.) Pour contrer cette stratégie de libération nationale, de Tocqueville édicta une série de mesures, dont la nomination du général Louis Juchaut de Lamoricière à la tête des affaires du pays. Il dira à son sujet : «Il a du mépris extrême pour la vie des hommes, de fort grands défauts, de fort grands vices et il faut le surveiller de très près.» Cette observation psychologique était néanmoins valable pour tout officier d'Afrique. Elle est révélatrice de cette profonde perversion de cette ancienne armée d'Afrique. «L'officier d'Afrique y prend l'usage, le goût d'un gouvernement dur, violent, grossier ; c'est là une éducation que je ne me soucie pas de généraliser et de répandre, mais c'est là aussi des façons de penser et d'agir très dangereusement pour un pays libre.» Et de prier pour que «Dieu nous garde de voir la France dirigée par l'un des officiers d'Afrique… et je confesse que ces hommes me font peur.» (ibid.) Pour détruire l'Emir Abdelkader, de Tocqueville conseilla de combiner simultanément le harcèlement militaire et la débauche des tribus qui lui étaient fidèles en leur faisant miroiter promesses et largesses. Cette combinatoire destructrice visait d'abord à délier les faisceaux tissés par l'Emir avec ses tribus et surtout à créer un schisme endémique, seul processus susceptible de phagocyter le système élaboré par Abdelkader. L'objectif recherché était clair : dresser les tribus les unes contre les autres pour les neutraliser et les soumettre collectivement au joug colonial. Mais l'efficacité d'une telle tactique guerrière ne pouvait être productive sans des razzias continues pour s'emparer des hommes sans armes, des femmes et des enfants, des troupeaux et la destruction systématique des agglomérations de populations et des récoltes.
«Il est de la plus haute importance de ne laisser subsister ou s'élever aucune ville dans les domaines de Abdelkader ; et toutes les expéditions qui ont pour objet d'occuper ou de détruire les villes anciennes et les villes naissantes me paraissent utiles.» (Ibid.) A la sacro-sainte trilogie — liberté, égalité, fraternité —, de Tocqueville, partisan d'étudier les barbares les armes à la main, et du choix de «ma mère avant la justice», opposait une burlesque déification du progrès civilisationnel. Il ne cessait de conseiller à ses parlementaires d'éviter de traiter «les sujets musulmans comme s'ils étaient nos concitoyens, nos égaux.» Traitant avec mépris le cri indigène dans la nuit coloniale, il fustigeait ses révoltes (comme des actes de mendiants, espèces de clergé ignorant, qui ont enflammé les esprits des populations et ont amené la guerre». Ce maître à penser du fait colonial rangeait d'un trait de plume dans une quelconque mauvaise administration le supplice de la servitude coloniale. Celle-ci sera reprise bien plus tard par son épigone, Albert Camus, dans un racisme larvé et bien signifiée par cette phrase
sibylline : «Le nationalisme arabe est le fruit des erreurs de l'administration coloniale» (A. Camus, Actuelles III 1958). Albert Camus considérait comme «illégitime» la revendication arabe de l'indépendance, et ce, quoi qu'en disent ses néo-courtisans toujours affiliés à la «métropole». Ces révisionnistes, qu'un certain idéologue, fils d'immigré très médiatisé actuellement en France pour couvrir d'opprobre ce barbare des temps modernes, l'immigré, taxa de laudateurs au «romantisme dominé».
Cette polyglossie coloniale, versatile et adultérant la réalité vécue, frise la glossolalie observée chez certains aliénés mentaux. Cette versatilité pathologique, verbeuse dans son expression, est bien insinuée par ce bref lamento que l'on serait tenté de rapprocher naïvement de celui d'Eugène Delacroix sur les massacres de Scio : «La malheureuse petite tribu… qui eut embrassé ardemment notre cause, il (Abdelkader, ndlr) l'a fait égorger.» Emouvante sensiblerie d'Alexis de Tocqueville à la neutralisation par l'Emir des premiers germes du schisme en fermentation. Mais c'est là surtout cet obsessionnel miroir de soi ne reflétant l'autre qu'aveuglément inféodé à nos desiderata.
En fait, l'Emir Abdelkader n'avait fait qu'éloigner de sa communauté indigène, pour un temps, la terrible tunique de Nessus, ce centaure de la mythologie grecque, tué par Héraclès pour protéger son épouse Dejanire. En bon chrétien civilisé, Alexis de Tocqueville aurait dû cogiter stoïquement cette dilection de foi de l'apôtre Saint-Jean : «Celui qui prétend aimer Dieu qu'il ne voit pas, et n'aime pas son frère qu'il voit, est un menteur.» Le colonialisme doctrinaire du début du XIXe siècle, en conquérant les peuples dits barbares, par élision physiologique, culturelle, n'avait laissé en somme aucune alternative à une événementielle dialectique mitoyenne de soi et de l'autre, ne serait-ce que par altruisme. Cependant, cet emmurement de soi s'est quelque peu fissuré dès qu'il s'est agi de légitimer l'indignité renégate et délatrice.
Dans cette dramaturgie sociale, maître et renégats avaient uni leurs pulsions pour accélérer l'anéantissement de ce qui restait de l'autre en tant que témoin mémoriel déstabilisant. A posteriori, la culture colonialiste s'apparente dans son essence originaire à un dogme narcissique violent, à une affirmation identitaire forcenée, voire à une discrimination raciale auto-valorisante. Elle s'arc-boute sur ce fonds altéré aussi bien hellénique qu'hellénistique, scolastique et sémitique. Elle participe de ce mode de pensée exclusif, surplombant tout autre forme de pensée et lui conférant surtout une certaine sacralité au plan herméneutique. Mais cette logique cynique de projection de soi en l'autre est sous-jacente à une gesticulation manichéenne, vulgaire, tant elle n'observe en l'autre que ses étranges saillies, c'est-à-dire sa propre négation. Elle se refuse à toute autocritique décapante pour se repenser autrement, dans un décentrement reconstitutif de soi. De toute évidence, elle s'automutile en élidant de la réalité toute dualité.
Cette praxis de soi et de l'autre, de nature fondamentalement organique, porta au XIXe siècle toute la pensée impériale vers les rivages de son centre géoscripturaire, pour reproduire ailleurs son système néoféodal.
En fait, tout est dit dans ce cheminement de la pensée occidentale : de la «civilisation qui marche sur la barbarie» à l'abrogation de lois nationales sous la pression sioniste, à la suppression de la matérialité symbolique des mosquées en Suisse, à la menace de l'identité française par la burqa, ce voile biblique porté par quelque 300 femmes musulmanes sur 1500 recensées. Sur ce dernier, la Bible est en effet explicite : lorsque «Rébecca leva les yeux, elle aperçut Isaac, et elle descendit de dessus le chameau». Puis, elle dit au serviteur : «Qui est cet homme qui marche dans la campagne à notre rencontre.» Et le serviteur de répondre : «C'est mon maître.» Alors, elle prit un voile et s'en couvrit. (Genèse 24 : 64-65). Toute cette hystérie actuelle de l'Occident politique est symptomatique de la profonde crise identitaire de la civilisation technologique. Elle porte en son sein la nouvelle doctrine d'un fascisme endémique, où cette fois-ci la victime expiatoire, l'agneau du péché, n'est plus le Gitan, le Tzigane, le Juif, mais l'Arabe, le musulman, en un sens ce barbare déstabilisant. Hélas, l'histoire est ainsi faite — un éternel recommencement — où s'affirme en permanence cette civilisation ethnocentriste, mue par le mythe de Sisyphe. Ce qui change cependant dans ces idéologies guerrières, c'est leur frénésie pathologique, occultant en cela une misère philosophique d'un Occident en désarroi.


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