Une loi portant criminalisation de la colonisation en préparation, inscription de l'Algérie sur la liste des pays à risque en France, déclarations de Bernard Kouchner, l'affaire des moines de Tibhirine sont, entre autres, les questions qui soulèvent des mécontentements à Alger et/ou à Paris. Quelle lecture faites-vous des relations algéro-françaises dans la conjoncture actuelle ? C'est une phase que je trouve absurdement conflictuelle. Le temps qui est passé, les événements qui ont eu lieu aussi bien en Algérie qu'en France, la façon dont nous avons observé une période extraordinaire de complémentarité, comme lors du fameux voyage du président Bouteflika qui, pour moi, c'était le bonheur et la réussite de mes combats pour réconcilier tout le monde, en me disant qu'au moins on ne s'est pas battus pour rien, le nombre considérable d'Algériens qui vivent en France et malgré un certain nombre d'incidents qu'on répète toujours, comme la Marseillaise qui a été sifflée, ou un certain nombre d'écarts de langage ou l'affiche du Front national (FN). Avec tout cela, la question qui se pose est de savoir quel est l'intérêt de cette dramatisation ? Parce que ça ne vient pas à n'importe quelle époque tout de même. Cependant il y a eu une période extraordinaire. Je me rappelle du discours admirable prononcé par le président Bouteflika en 2000 ici à Paris. Ce discours a été très sensible pour les deux peuples algérien et français. Juste après, je suis retourné en Algérie et un accueil chaleureux m'a été réservé dans une atmosphère de réconciliation. Il y a eu aussi une période d'entraide comme lors du tremblement de terre de 2003. Des Algériens viennent en France et ils y trouvent des avantages, comme le travail, la protection sociale… Les Algériens ont choisi ce pays quand même. Alors qu'à l'époque, dans l'esprit du discours de Bouteflika, il n'y avait pas d'exigence de repentance. Ce discours exprimait plutôt des signes de révolution dans les relations franco-algériennes. La colonisation, il y en a eu partout. Mais, à travers certains événements, comme les déclarations récentes de Bernard Kouchner sur la génération de la guerre d'indépendance, peut-on déduire qu'il existe en France un courant anti-algérien ? Pour Kouchner, avec toute sincérité, il voulait dire qu'il y a une différence entre la génération qui a fait la guerre et les générations d'après-guerre. Maintenant, il faut que les tempéraments changent des deux côtés. Ici en France, le président Sarkozy n'a aucune envie de déplaire aux Algériens, d'ailleurs Le Pen ne l'aime pas du tout. Par ailleurs, j'ai peur que les groupes de pression, ceux qui sont favorables à la réhabilitation des pieds-noirs en France ou ceux qui se sont opposés à la venue d'Enrico Macias en Algérie, exploitent ces malentendus. Il y a eu un livre sur l'Algérie et quand le président Bouteflika en a pris connaissance, il a demandé à ce que Jean Daniel en fasse la préface. Ce que j'ai accepté, mais un mois plus tard, l'éditeur m'a demandé de laisser tomber parce que l'entourage de Bouteflika n'a pas apprécié le fait que le livre soit préfacé par un juif. Et maintenant comment entrevoyez-vous l'avenir de ces relations ? Toute une série de questions que je me pose : que s'est-il passé en Algérie ? Bouteflika a-t-il changé de discours et qu'est-ce qui l'a poussé à le changer ? Je me rappelle de l'ambassadeur de France en Algérie qui a trouvé le mot juste au sujet de l'histoire commune des deux pays. Il avait déclaré : «Nous devons regarder l'histoire en face et l'assumer chacun de son côté.» C'est vrai que l'on peut trouver l'occasion pour prononcer des mots qui montrent à l'autre, en l'occurrence au peuple algérien, pas forcément aux responsables politiques, qu'on a le sentiment d'une telle proximité, presque de fraternité quelquefois, et qu'on se dit qu'on a fait quelque chose qu'on n'aurait pas dû faire et que c'est honteux à certains moments, ponctuellement. Mais ceci ne peut pas être une repentance publique en disant que nous sommes des assassins, que nous n'avons fait que des hécatombes en Algérie. Il y aura des gestes qui vont s'exprimer à l'avenir. A mon avis, il y aura cette occasion parce que cela a toujours été ainsi en France, que ce soit du côté de la gauche ou de la droite. Même le président Chirac, à son époque, a prononcé des mots extrêmement importants à la fois pour les juifs et pour l'Algérie. Je crois qu'il est dommage de laisser la matière féconde des relations avec le Maghreb au Maroc et à la Tunisie. Je veux dire que ces deux pays maghrébins bénéficient de facilité de liens avec la France sur tous les plans, contrairement à l'Algérie. Comme je suis informé, je calme les esprits, parce que je sais qu'actuellement, où nous parlons de propos colériques ou conflictuels d'hommes d'Etat, il y a des tas de choses qui se font entre la France et l'Algérie sur le plan économique, il y a des Français et des Algériens qui travaillent ensemble et aussi de nombreux accords entre les deux pays dans divers domaines. Pour résumer, je crois que nous sommes dans une période dangereuse, parce que les mésententes peuvent être exploitées et ceci ne peut être évité que si les opinions publiques dans les deux pays dépassent ces clivages. Il faut dépasser ce conflit absurde en se disant la vérité et en faisant pression sur les gouvernements. Et là, je m'adresse beaucoup plus aux gens des médias. Ça ne doit pas continuer ainsi, il y a quand même un million d'Algériens en France. Un Algérien qui vient ici ne se sent pas dans un pays étranger. La France est aussi algérienne, c'est un pays où les Algériens veulent venir ce qui fait que ce pays n'est pas tout à fait ennemi. N'y aurait-il pas de cercles occultes qui profitent de ce climat de crise entre Alger et Paris ? C'est possible. Moi je trouve scandaleux la fermeture des frontières entre l'Algérie et le Maroc. Est-il normal que les Marocains achètent leur pétrole en Russie avec des coûts de transport exorbitants alors qu'ils en ont juste à côté, en Algérie ? Est-il normal que les deux armées, algérienne et marocaine, soient ravitaillées par des pays parfois concurrents et avec des modèles différents. Les deux armées dépensent des sommes folles en armement. Je crois qu'il est temps de débattre de ces questions, en disant la vérité en même temps et en impliquant les opinions publiques, mais il y a en ce moment la démission totale des élites. Dans l'ensemble, quelle est votre vision de l'Algérie de 2010, soit 11 ans après l'arrivée de Bouteflika au pouvoir ? Moi je n'aime parler que de ce que je connais. La situation algérienne je la connais à travers la presse et je trouve que l'Algérie est un pays fermé et immobile, qui paraît replié sur lui-même. L'Algérie ne semble pas prendre d'initiatives pour son développement. Les seules choses dont on parle, ce sont les axes routiers, ou autres projets de construction, qui sont, certes, importants, mais concernant vraiment le développement comme le PIB par tête, le niveau de vie ou la protection sociale, il n'y a pas de progrès, et c'est pour cela qu'il y a de plus en plus de gens qui demandent à venir en France. Il y a des choses terribles. Personnellement, j'ai fait le voyage Bougie-Jijel et je trouve que la côte est la plus belle au monde, si elle était développée. S'il y avait des entreprises au niveau local, on n'aurait pas besoin d'Américains ou de Chinois pour développer le pays. Comment voyez-vous l'Algérie d'aujourd'hui, qui est aussi votre pays, votre pays de naissance, comparée à l'Algérie où vous avez vécu et où vous avez connu des figures aussi illustres que Kateb Yacine, Jean Amrouche, Albert Camus, pour ne citer que ceux-là ? Le rêve révolutionnaire n'a jamais été réalisé. L'idéal de Abane Ramdane non plus. Si la Charte de la Soummam a été concrétisée, moi je rentre tout de suite dans ce pays. Je trouve que l'esprit révolutionnaire de la Charte de la Soummam a été trahi, mais je ne perds pas espoir. J'ai vu l'accueil chaleureux qui m'a été réservé quand je suis venu en Algérie. C'est très émouvant. L'évolution du monde musulman, la renaissance de l'islamisme, l'incapacité de faire face au sous-développement malgré les richesses extraordinaires du pays ont fait évoluer le pouvoir algérien dans un sens qui est contraire à celui de la Charte de la Soummam.