S'il est bien un comédien qui n'a pas laissé insensible le public avignonnais du festival de théâtre, c'est bien l'Algérien Moussa Lebkiri. Il était présent avec le sulfureux Jardin des roses et des soupirs, inspiré de contes érotiques arabes des XIIIe et XVe siècles et avec sa dernière création, Les Mahboulerie. Moussa Lebkiri connaît Avignon et la fougue de son festival off. Dès les années 1970, il descendait de Paris avec sa troupe Nedjma, théâtre populaire arabe. « C'était mes premiers pas, mes balbutiements, ma plus grande école. Dans la rue, il n'y a pas de murs, le seul maître est le public. On faisait de petites saynètes sur l'immigration, c'était le sujet à l'époque puisqu'on était dans l'effervescence alors de compagnie comme La Kahina, El Assifa ». Il se souvient du premier festival de théâtre arabe à Paris : « Il avait pris des proportions internationales puisqu'on allait jouer en Belgique, Hollande… C'était un théâtre de combat, populaire mais qui dénonce, qui dit des choses, qui a du sens. Je suis resté dans cette lignée », se rappelle-t-il. Plus tard, il donna son premier spectacle dans un sous-sol de café : Barka ou la vie barizienne, les élucubrations d'un immigré avec ses revendications. A ce jour, la pièce a été jouée 800 fois. Un record. La machine était enclenchée pour ce fils d'émigré kabyle, arrivé en France en 1961 pour rejoindre son père. Les pièces se sont succédé depuis. Dans cette longue liste, Le jardin des roses et des soupirs, créé en 1998, est comme un OVNI. Librement adapté des œuvres originales de Cheikh Mouhamed Al Nefzaoui et Ahmad Al Tifachi, c'est une plongée dans l'interdit des sens. Choquant certainement, mais aussi bouleversant. Moussa Lebkiri explique être tombé sur « le best-seller du… XVe siècle intitulé La Prairie parfumée où s'ébattent les plaisirs qui est un vrai délice. Reprendre tel que c'était écrit me paraissait impossible. C'était trop littéraire, trop académique ». Il a donc réécrit et actualisé aux endroits où la parole est libre et un tantinet coquine. Les tabous sont brisés. Ce qui se dit en catimini, avec des rires complices entre hommes ou entre femmes, est ici livré sur scène : « On sait que le lieu de prédilection des femmes, c'est le hammam, et celui des hommes, le café. Là il y a un troisième espace pour moi, celui du conteur et celui du public qui est acteur. J'aime bien cette interactivité qui, pour moi, provient de mon apprentissage de la rue. Le jardin des roses et des soupirs est un spectacle de séduction. Il interpelle les sens, le corps… ». Il ne ressent aucune gêne à entraîner le public dans un spectacle qui ne pourrait pourtant pas être vu aujourd'hui dans un pays arabe. Pourtant, « l'érotisme arabe a toujours existé, il y a toujours eu un raffinement autour de cela, ce n'est pas quelque chose de nouveau, j'ai au contraire l'impression qu'il y a eu une régression dans le monde arabe et qu'on ne peut pas dire les choses telles qu'elles ont été dites jadis ; on est beaucoup plus pudique et on se voile de la tête aux pieds. C'est le hidjab qui enveloppe les non-dits ». Pour lui, l'acte militant n'est pas éloigné du geste du comédien : « En tant que créateur ou écrivain, on est sensible et alerté par l'ambiant ». Le registre est moins sulfureux pour Les Mahbouleries, qui tente de réinventer une jonglerie verbale. L'acteur peut-il amener le spectateur dans d'autres sphères ? C'est une gageure. C'est du « kawa théâtre ». « J'aime bien cette expression. Je voulais donc transporter le public progressivement vers la gravité qu'on trouve dans les contes, les subtilités du verbe, et comprendre, parfois après coup, le sens qui se trouve derrière certains rires ou histoires. Tout ne se capte pas tout de suite mais après cogitation. J'ai créé ce spectacle, j'espère peu à peu avoir la maîtrise de ce mahboul ». Un mahboul qui a bien les pieds sur terre, à l'image de son créateur.