Sur le port, on y danse et sur les planches on y joue. Jusqu'au 26 juillet, une déferlante de créations à ce rendez-vous annuel, référence internationale du théâtre depuis 1947. Avignon. Comme les eaux tumultueuses du fleuve majestueux qui inonde régulièrement ses rives, c'est avec un fougueux élan que l'art théâtral a pris d'assaut, le 6 juillet, la ville, transformée en capitale incontestée du genre. Derrière les remparts de la médiévale cité des papes, un paysage multicolore attend le visiteur. Au moins 800 spectacles (sans compter les dizaines d'interventions inclassables : concerts sur les terrasses ou les trottoirs, théâtre de rue, etc) peuvent être vus. A côté de ce foisonnant remue-ménage créatif, la trentaine d'affiches du festival « in » (la vénérable institution, créée en 1947 par Jean Vilar), pourrait presque passer inaperçue. Sauf tout de même que cette année, on y rend hommage au centenaire de la naissance de René Char, enfant du département de Vaucluse et co-créateur du festival. Natif de l'Isle sur la Sorgue, l'écrivain a la particularité d'être à l'origine de l'implantation d'Albert Camus, enfant d'Algérie, à deux pas de là, à Lourmarin. Le prix Nobel s'était lié avec le grand poète résistant, et c'est lui qui l'aida à trouver un havre de paix dans cette magnifique région du Luberon, où il se rendait d'ailleurs le jour de son accident mortel. Camus dont une troupe joue cette année Les justes. Le catalogue édité par l'association Festival et Compagnie, qui gère l'événement, atteste de la folie théâtrale qui depuis 60 ans s'empare de cette ville si nonchalante le reste de l'année. En couleurs, il recense sur 288 pages tous les lieux d'expression et les spectacles qui y sont donnés. Et ça donne le tournis ! Catalogue bien en main (le plan de la ville figure en troisième page), les spectateurs potentiels déambulent, à pied ou à vélo, dans les artères de la ville ancienne, croisant des artistes faisant la promotion de leurs spectacles. Tous avec le sourire et avec la faconde méridionale dont on prend vite le virus ici. Un coup de cœur pour un titre, un sujet, une affiche ou une « gueule » de comédien, et le tour est joué. Le timing est serré. Sur ce marché du feeling, les artistes jouent sur la corde raide. Leur spectacle n'est donné qu'une seule fois par jour, à un horaire déterminé. Ça passe ou ça casse ! De 10 h à minuit, et même 1 h, la machine tourne à plein régime. Tu plais, tu ne plais pas, peu importe. La règle est la même pour tous. Une scène s'achève, on change très vite les décors et place à la suivante… Les états d'âme, ce sera pour plus tard, lorsqu'il faut faire les comptes. « La diversité et la quantité c'est bien, mais il faut faire attention à la qualité, pas toujours là », nous dit l'attaché de presse de la structure de diffusion En votre compagnie, managée par le comédien Pierre Santini. TOUJOURS SUR SCèNE Malgré tout, abondance de biens ne nuit pas, surtout s'ils sont d'ordre culturel, et en ce sens, la mission est réussie pour le président de l'association Festival et Compagnie, André Benedetto. Il fut le créateur en 1964 de cet exceptionnel rendez-vous en marge du festival officiel. Il y avait 38 spectacles en 1971 (sans compter les spontanées des lendemains de 1968), 700 troupes inscrites en 2003 et 940 spectacles ou événements en 2007. L'an dernier, les décomptes ont estimé un taux de remplissage des salles à 88%. Ce n'est pas si mal, dit-on à Avignon dans les milieux professionnels. André Benedetto continue lui-même de participer au « off », comme à la première heure. Son engagement n'a pas baissé d'un cran. Avec sa Nouvelle compagnie, au Théâtre des Carmes qu'il dirige, il met en scène cette année Ô clandestins, la bienvenue chez vos ancêtres les Gaulois. Cette pièce d'actualité, jouée tous les soirs jusqu'au 28 juillet sans relâche, raconte l'histoire d'un ex-adjudant-chef qui, un jour de fête, invite un squat voisin. A ces clandestins francophones, il raconte ses vingt années de guerre et eux lui disent leur épopée pour rejoindre la France. C'est toute l'histoire coloniale qui se vit sur scène… avec son terrible déni de reconnaissance. Sauf sur les tréteaux d'Avignon. L'ALGERIE EN FILIGRANE L'Algérie est notamment présente avec Rachid Akbal avec une pièce sous forme de conte Ma mère l'Algérie et un texte de retour aux sources, Baba la France : « Mon champ à l'origine était le théâtre mais j'ai émigré vers l'oralité », dit-il avec humour, fier de retrouver la parole que nos parents n'ont pas eue. « Notre génération est enfin dans la revendication. Je dois dire les mots que me souffle mon père et enlever la main qui nous a obscurci les yeux ». Autre voix féminine, celle de Samia Jadda, qui interprète une lecture théâtralisée des Mille et Une Nuits, sous le titre Shéhérazade, dans une traduction du regretté Jamal Eddine Bencheikh et Pierre Miquel, et mis en scène par Didier Laval. Un vrai challenge, paradoxalement : « Il y a un véritable retour à l'ordre moral aujourd'hui, et c'est pourquoi il est important de défendre ce texte », nous a-t-elle indiqué. « Montrer que la femme n'est pas cette femme soumise et heureuse de sa captivité, c'est une femme très libre et que le premier pouvoir érotique de la femme dans le monde arabe, c'est son intellectualité, son intelligence et Shéhérazade est le parfait personnage pour le représenter. » Echos d'Afrique Parmi les succès qui se dessinent cette année, il en est aussi une qui étonne même sa metteuse en scène originaire de Guyane française, Evelyne Guillaume. La salle est presque complète à chaque représentation. La Route est adaptée d'une dramaturgie d'un écrivain sud-africain Zakés Mda. C'est la rencontre entre un fermier afrikaaner et un journalier noir sur une route. Le dialogue de sourds se transforme peu à peu en formidable violence. La force d'intimité de la pièce tient au fait que les deux comédiens sont tous les deux noirs. « Cela donne à réfléchir, nous indique-t-elle, sur les réflexes de stigmatisation de l'étranger, de celui qui est différent. Pourquoi faut-il diviser en races, en communauté. Il n'y a qu'une race, la race humaine. Quand on voit le conflit meurtrier entre Hutus et Tutsis, comment entre Noirs on ne peut pas se sentir proche et par extension comment l'espèce humaine ne se voit-elle pas comme espèce ? » Beyrouth adrénaline La déchirure humaine se vit aussi avec la question libanaise avec deux pièces de femmes qui nous ramènent à l'histoire tourmentée de la « perle d'Orient », qui ne cesse de subir la destruction : 1975, 1982, 2004, 2006. Les dates froides de l'histoire désincarnée ne peuvent faire oublier les drames humains vécus. Une jeune femme d'à peine 30 ans, Hala Ghosn, qui a quitté le Liban petite fille, retrace une partie de l'enfer traversé par les siens et les souffrances de l'exil. Dans Beyrouth adrénaline, elle réussit à semer le trouble et émouvoir. Sous les bombes, sous la visée de snippers, des hommes et des femmes vivent, aiment ou veulent aimer, se désolent. L'histoire se passe en 1986, quelques années avant la paix de Taef. La jeune femme de théâtre a créé sa pièce 20 ans plus tard en mars 2006, quelques mois après l'assassinat de Rafik Hariri, en 2005 et une poignée de semaines avant l'invasion barbare israélienne. « ça m'a effrayé, j'avais l'impression d'avoir écrit une pièce prémonitoire ». Une autre Libanaise, Darina Al Joundi, fille de l'écrivain Assem Al Djoundi, fait salle comble avec Le jour où Nia Simone a cessé de chanter. Une autobiographie épurée (rien dans le décor hormis la comédienne) dans le cadre de la guerre au Liban mais, bien plus que ça, dans le contexte de la situation faite à la liberté de penser et d'être, et dans son cas, d'être une femme libre. Bouleversant de vérité et d'émotion pour cette artiste qu'on verra en septembre au cinéma dans Un homme perdu de Danielle Arbid. Ces quelques éclairages ne sont qu'une infime partie de ce qu'on peut voir à Avignon. Si le trac est une donnée incontournable du comédien, il est aussi ici celui du journaliste, anxieux devant l'offre disponible, obligé de faire des choix pour donner envie au lecteur de faire le pas. Il suffit de passer le pont…