Si la première garantie d'une liberté réside dans l'affirmation de celle-ci par des textes solennels, elle est confortée par le rôle du juge. Nécessairement indépendant et disposant de pouvoirs réels, il est le recours du citoyen pour constater une atteinte à sa liberté, faire condamner son auteur et obtenir réparation. La mobilisation des citoyens, à travers des regroupements structurés (associations, fondations,) constitue enfin un instrument de veille, de lutte et de revendication. L'absence ou la limitation de ces mécanismes entrave l'existence, l'exercice et la protection des libertés. Pays marqué par l'instabilité et d'interminables périodes de transition, l'Algérie peine à trouver la voie de sortie de crise qui la mènerait vers un Etat de droit. De l'indépendance à l'explosion d'octobre 1988, le régime du parti unique avait forgé une politique d'entrave et d'uniformisation qui perdure, malgré des textes de loi d'ouverture apparente, fruit de la Constitution de février 1989. L'état d'urgence, instauré par un décret du HCE le 9 février 1992 pour une année, a été reconduit pour une durée indéterminée. Près de deux décennies plus tard, la mesure censée faciliter la lutte antiterroriste est toujours en vigueur, malgré la fin «officielle» du terrorisme ; elle servira de justificatif à de graves violations des droits fondamentaux des citoyens. Agressions contre les consciences Depuis quelque temps, des atteintes récurrentes à la liberté de conscience occupent l'actualité. Au cœur de cette situation : – l'émergence d'une nouvelle communauté nationale qui se revendique de confession chrétienne, assume sa différence et réclame la protection de la loi ; – les procès en cascade pour non-observance du jeûne qui rythment chaque début de Ramadhan ; – la non-reconnaissance officielle du rite ibadite, source de frictions communautaires dans la vallée du M'zab. Entamée par des mesures de fermeture de lieux de culte chrétiens, la violation de la liberté de conscience a franchi le Rubicon au printemps 2008 avec les procès pour «délit de culte». Si ce harcèlement peut s'expliquer par des facteurs culturels, historiques et politiques, l'acharnement contre les citoyens qui n'observent pas le Ramadhan ou la négation du rite ibadite dans la vallée du M'zab sont symptomatiques de cette volonté d'uniformiser la société et de museler tout ce qui ne rentre pas dans le moule officiel. Au mépris des lois de la République, les arrestations de non-jeûneurs ne sont pas dictées par des impératifs d'ordre public ; elles sont souvent le résultat de recherches policières poussées jusqu'à la violation de domicile et l'atteinte à la vie privée des citoyens. Censée rétablir la primauté du droit et offrir un minimum de garanties, la présentation des «suspects» devant le procureur de la République s'accompagne parfois de terribles pressions morales. Les propos de certains magistrats révèlent la confusion des rôles et l'usurpation de prérogatives. Tantôt imams moralisateurs, tantôt gardiens du temple, les dérapages de certains magistrats dépassent l'entendement. C'est ainsi que le procureur du tribunal de Tiaret avait proposé à Habiba Kouider, la chrétienne arrêtée au printemps 2008 en possession de bibles, un choix bien curieux : «La mosquée ou la prison !» Ou encore la sentence de celui de Aïn El Hammam «conseillant» à Hocine Hocini et Salem Fellak, de confession chrétienne, de «changer de pays, car l'Algérie est une terre d'Islam». Une identité nationale plurielle Loin d'être d'anecdotiques faits divers, les questions soulevées par ces mesures vexatoires et ces procès d'un autre âge sont essentiels, aussi bien pour notre présent que pour notre avenir. Au-delà de la liberté de chacun de gérer sa conscience sans avoir à subir l'entrave d'un dogme, ces questions conditionnent la construction de la conscience collective et de l'identité nationale. Cette construction, longtemps cloîtrée dans les catacombes de l'histoire, a été écrasée par un mythe fondateur : «La nation arabo-musulmane», qui a occulté, souvent dans la violence, les autres composantes de cette identité plurielle, multilinguistique, multiculturelle et multiconfessionnelle. Née dans le monde occidental, la liberté de conscience s'est construite par étapes, avant d'accéder à l'universalité. Notion délicate à appréhender en raison de son épaisseur sémantique, historique et géographique, elle est issue d'une autre liberté : la liberté de pensée. Cette dernière donne à l'individu l'outil intellectuel pour exercer, avec discrimination et libre arbitre, ses choix de conscience, de religion et de conviction. En matière de religion, le choix conscient implique deux volets : la liberté de religion, c'est-à-dire le choix de pratiquer une religion donnée, et la liberté par rapport à la religion qui recouvre le droit de ne pas croire et de ne pas pratiquer de religion. La liberté de conscience est considérée par les textes fondateurs comme absolue ; exercée dans un cadre collectif, elle ne doit être réprimée que par l'intérêt collectif. Se pose alors une question primordiale : en quoi la liberté de déroger au sunnisme, rite majoritaire, en étant chrétien, ibadite ou athée, avec tout ce que cela implique comme pratiques — ou non-pratiques — religieuses, peut-il nuire à l'intérêt collectif ? Des indices probants peuvent guider la réflexion pour tenter d'y répondre. La réprobation de la société civile suscitée par le procès de Habiba Kouider, poursuivie pour «pratique d'un culte non musulman sans autorisation» et de celle d'autres chrétiens jugés par différents tribunaux en 2008 est éloquente. L'hostilité à la répression religieuse trouve, dans certains cas, son fondement dans la lettre même de l'Islam de tolérance, ou dans le simple bon sens populaire. Récemment encore, cette tolérance s'est exprimée, sans équivoque, lors des rassemblements qui ont accompagné les procès des «non-jeûneurs» en Kabylie, ou encore le témoignage des citoyens d'Oum El Bouaghi après la condamnation de Farès Bouchouata à deux ans de prison ferme(1). La voix de personnalités religieuses reconnues, qui, comme Soheïb Bencheïkh, prônent un Islam décomplexé, a fini par réhabiliter cette conception apaisée de la religion qui caractérise la société algérienne. La religion, instrument politique «La loi est le miroir de la société», enseigne-t-on dans les facultés de droit. En principe, les textes législatifs doivent traduire l'état de la société ; dans les faits, non seulement ce «miroir» ne reflète pas l'ouverture d'esprit et de respect d'autrui d'une majorité de citoyens, mais aussi renie les engagements internationaux de l'Algérie. Selon le principe de la hiérarchie des normes de Hans Kelsin(2), tous les textes de loi doivent être conformes à la Constitution, qui est le sommet de la pyramide législative. Cette dernière doit, à son tour, intégrer les dispositions des traités et conventions ratifiés par le pays pour constituer un ensemble cohérent. Conséquence de cette mise en conformité, les dispositions contraires à la Constitution et, à travers elle, aux engagements internationaux de l'Algérie deviennent caduques. Cette caducité n'est, toutefois, pas automatique ; elle est subordonnée aux conclusions du Conseil constitutionnel qui, saisi des demandes de contrôle, valide ou censure les textes non conformes. Dans son article 2, la Constitution algérienne proclame : «l'Islam est religion d'Etat.» Cette disposition, introduite dès la première Constitution de 1963, n'a pas occupé la même position dans les versions ultérieures du texte. La lecture des différentes Constitutions révèle l'inconstance du pouvoir sur la question. L'instrumentalisation de l'Islam à des fins politiques n'est pas l'apanage des seuls courants intégristes qui, durant une décennie, ont marqué le pays par la violence et le sang. Dès 1989, la Constitution va plus loin en ouvrant son préambule par «bismillah errahman errahim» (Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux), une formule reprise par les textes ultérieurs. «Islam, religion d'état» et «liberté de conscience» Si la question de la liberté de conscience est abordée dans la Constitution du 28 novembre 1996, elle est reléguée à l'article 36, qui proclame «l'inviolabilité de la liberté de conscience et la liberté d'opinion». Cette position subalterne d'une liberté fondamentale par rapport à la «religion d'Etat» a engendré des textes de loi portant gravement atteinte à la liberté de conscience. C'est le cas des dispositions de l'article 144 bis 2 du code pénal relatives à «l'atteinte aux préceptes de l'Islam», et de l'ordonnance n°06-03 du 26 février 2006 fixant les «conditions d'exercice des cultes autres que musulman». C'est sur la base de ces deux textes, contraires aux engagements internationaux de l'Algérie, qu'ont été intentés les procès contre les chrétiens et les «non-jeûneurs». La Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948 stipule pourtant dans son article 18 : «Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seul ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites». Cette déclaration n'émet aucune restriction. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, voté par l'Assemblée générale des Nations unies en 1966 et ratifié par l'Algérie(3), précise : «Nul ne subira de contrainte pouvant porter atteinte à sa liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction de son choix. Et fixe les limites des restrictions éventuelles : «La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l'ordre et de la santé publiques, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d'autrui». Un principe du droit international prévoit qu'un Etat membre d'un traité ne peut invoquer les dispositions de son droit interne pour justifier la non-application des dispositions dudit traité. C'est aussi la position adoptée par la Cour permanente de justice internationale (CPJI) dans plusieurs de ses avis consultatifs. Enfin, l'article 27 de la Convention de Vienne relative au droit des traités(4) dispose qu'«une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d'un traité». Mise en conformité avec les engagements normatifs internationaux En vertu de toutes ces dispositions, l'Algérie est tenue d'adapter sa législation à ses engagements internationaux. Cette mise en conformité implique l'abrogation ou l'aménagement de certaines dispositions constitutionnelles. Le respect de la liberté de conscience, proclamé par les engagements normatifs de l'Algérie, implique la révision de l'article 2 de la Constitution, par sa fusion avec l'article 36. Joindre «le respect et la protection de la liberté de conscience» à «l'Islam, religion d'Etat», affirmera, sans équivoque, la volonté du législateur de conférer une véritable garantie constitutionnelle à la liberté de conscience. En attendant un débat serein sur la signification de l'article 2 qui fait de l'Islam une «religion d'Etat», cette fusion aura le mérite de redonner à une liberté fondamentale la place qui lui revient. Le strict respect de cette liberté, synonyme de choix sans contrainte, et celui de l'Islam, religion à laquelle des millions d'Algériens sont attachés, militent pour la suppression de la notion de «religion d'Etat» dans la Constitution. Car, si l'Islam n'a besoin ni de loi ni de procureurs zélés pour le défendre sur une terre où il a pris racine depuis des siècles, les Algériens qui ne se reconnaissent pas du rite majoritaire (qu'ils soient musulmans ibadites, chrétiens, agnostiques ou athées) ont besoin, eux, de la protection de la loi, droit constitutionnel reconnu pour chaque citoyen. Cette protection passe par l'abrogation de l'article 144 bis 2 du Code pénal et de l'ordonnance du 06-03 du 28 février 2006 relative aux «cultes autres que musulmans». S'il est nécessaire de réglementer les lieux de culte — de tous les cultes — pour permettre leur contrôle par l'administration, les dispositions de cette ordonnance sont discriminatoires et répressives à l'égard de la communauté chrétienne. Une règle de droit est, par définition, générale et impersonnelle ; elle s'adresse à l'ensemble de la société dont elle est censée être l'émanation. En stigmatisant une communauté nationale, aussi minoritaire soit-elle, la loi ne peut qu'être problématique. Pour un pacte républicain fondateur Face à ces lois et à ce qu'elles impliquent sur le terrain, les juges sont en première ligne. L'argument de l'avocat soulevant des dispositions constitutionnelles devant les juridictions est erroné. En l'état actuel de la législation, et contrairement à d'autres pays, la loi ne confère pas au juge le pouvoir de déclencher un contrôle de constitutionalité(5). Le juge n'applique pas la Constitution, mais les lois censées êtres conformes à celle-ci. Tant que ces lois ne sont pas déclarées anticonstitutionnelles, elles restent opposables à tous, jusqu'à leur retrait par les voies légales. Sans débat public, reflet de la volonté populaire et source de lois justes, les dirigeants et les institutions resteront amputés de la nécessaire légitimité qui fait la force des Etats démocratiques. L'amendement d'une Constitution, acte maintes fois banalisé par les tenants du pouvoir, relève d'un replâtrage qui ne sortira pas le pays de l'impasse. Le consensus autour d'un pacte républicain passe par la volonté politique d'une réforme globale des institutions. Penser la République dans sa diversité culturelle, linguistique et confessionnelle permettra à chaque citoyen d'occuper pleinement son espace sans déborder sur celui d'autrui. C'est là une voie incontournable pour bâtir une société apaisée et restaurer une paix civile durable.
Notes de renvoi : 1- Enquête du journal El Watan Week-end du 29/10/2010. 2- Juriste hongrois, auteur appartenant au courant du positivisme juridique. Il est, entre autres, le père de la théorie de la hiérarchie des normes devenue règle universelle de droit. 3- Ratifié, sans réserves, par le décret présidentiel n° 89-69 du 16/05/1989, il est entré en vigueur pour l'Algérie le 12/12/1989. 4- Ratifiée, sans réserves, le 08/11/88. 5- La question préalable de constitutionnalité, en vigueur dans plusieurs pays, permet aux citoyens de soulever devant le juge l'anti-constitutionnalité d'une loi. Cette demande est transmise par le juge, à travers la plus haute juridiction de l'ordre judiciaire ou administratif, au Conseil constitutionnel pour examen.