-La non-observance du jeûne relance, à chaque Ramadhan, le débat sur la liberté de croyance en Algérie. Celle-ci est garantie par la Constitution, pourtant la menace d'arrestations plane, chaque année. Quel état des lieux en faites-vous? L'Islam est religion d'Etat en Algérie mais la liberté de culte est spécifiée dans la loi algérienne et la Constitution préserve la liberté de croyance. La Constitution algérienne, en son article 36, prévoit que la liberté de conscience et d'opinion sont inviolables. C'est dans la pratique de la loi que des problèmes se posent. Dans la réalité du terrain, on constate que cette liberté n'est pas toujours préservée, en témoignent d'ailleurs de nombreuses affaires d'arrestations de non-jeûneurs ayant eu lieu ces dernières années, en Kabylie, à Oum El Bouaghi, à Blida et dans plusieurs autres régions du pays. A chaque Ramadhan, cette question se pose effectivement. L'ordonnance n° 06-03 du 29 Moharram 1427 correspondant au 28 février 2006 et fixant les conditions et règles d'exercice des cultes autres que musulman est à l'origine de ces affaires. Dans son article 2, cette ordonnance explique que «L'Etat algérien dont la religion est l'islam garantit le libre exercice du culte dans le cadre du respect des dispositions de la Constitution, de la présente ordonnance, des lois et règlements en vigueur, de l'ordre public, des bonnes moeurs et des droits et libertés fondamentaux des tiers.» C'est dans cette ordonnance que se pose la question du trouble à l'ordre public et des bonnes mœurs. -Que prévoit exactement la loi concernant la non-observance du jeûne et pourquoi est-elle considérée comme un trouble à l'ordre public ? Il n'existe aucun texte juridique concernant la non-observance du jeûne mais la justice algérienne applique maladroitement l'article 144 bis du code pénal. L'article 144 bis 2 stipule qu'est puni d'emprisonnement quiconque offense le Prophète et les envoyés de Dieu, ou dénigre le dogme ou les préceptes de l'islam. Il y a confusion entre ordre moral et ordre public. Juridiquement, l'article 144 bis 2 ne peut pas être appliqué à des cas de non-jeûneurs. Puisque cela impliquerait que toute personne qui ne fait pas la prière et qui se promènerait dans la rue un vendredi durant salate el djoumou3a (ndlr : prière du vendredi) peut tomber sous le coup de cette loi. Cela a, d'ailleurs, été l'un de mes arguments de défense lors du procès du non-jeûneur d'Oum El Bouaghi en 2010. Il n'y a pas d'offense à l'islam dans le fait de ne pas observer le jeûne. Manger publiquement durant Ramadhan peut être considéré comme un trouble à l'ordre moral de la société mais, en aucun cas, un trouble à l'ordre public ou une atteinte au Prophète ou une offense à l'un des préceptes de l'islam. Aucun texte de loi ne réprime l'atteinte à l'ordre moral. Cette confusion entre ordre moral et ordre public découle de l'ordonnance de 2006. La police n'a pas le droit d'arrêter les non-jeûneurs qui mangent dans la rue. L'application de l'article 144 bis est en contradiction avec l'article 1 du code pénal algérien qui stipule qu'«il n'y a pas d'infraction, ni de peine ou de mesure de sûreté sans loi». J'irai plus loin. L'application de cet article contre les non-jeûneurs est contraire à la logique islamique qui est faite de tolérance. Seul Dieu peut juger d'une telle offense, en témoigne ce hadith qudsi (ndlr : paroles du Prophète Mohamed) où il est clairement dit : «Koulou amaline li beni adam, illa syam, fahoua li wa ana adjzi bihi (Je suis seul juge du jeûne, et je suis le seul à récompenser)». Les versets 182, 183 et 184 de la sourate el Baqara témoignent également de la tolérance du Coran. Ces seuls principes, au-delà de ce que prévoit la loi algérienne qui protège en théorie la liberté de culte, suffisent pour ne pas traquer, arrêter et punir les non-jeûneurs. -L'Algérie a ratifié des conventions internationales qui sont en contradiction avec ces pratiques (arrestations de non-jeûneurs, etc.). Est-ce normal ? La question de la non-observance du jeûne pose un problème concernant les obligations de l'Algérie sur le plan international. L'Algérie a ratifié la Charte internationale des droits de l'homme et le Pacte international des droits civils et politiques. Dans l'article 18 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, «Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seul ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites.» L'article 132 de la Constitution algérienne prévoit que «les traités ratifiés par le président de la République, dans les conditions prévues par la Constitution, sont supérieurs à la loi». Pourtant, sur le terrain, la justice algérienne n'en fait pas cas. -Pourquoi ? La question est délicate. Tout simplement parce que la justice n'est pas indépendante en Algérie. L'autorité politique s'interfère dans l'application de la loi. -Le ministre des Affaires religieuses a récemment déclaré que «ne pas jeûner est un droit». Il n'a pas mentionné le droit de ne pas jeûner publiquement. Or, c'est exactement là que se situe le débat... Y a-t-il une faille juridique concernant la liberté de culte dans l'espace public ? Sa déclaration n'a rien apporté de nouveau. Dire que ne pas jeûner est un droit est presque une évidence. Mais force est de constater que sa déclaration dénote d'une ouverture. C'est un aveu, une forme de reconnaissance. La question des non-jeûneurs qui fait, à chaque Ramadhan, l'actualité depuis quelques années pose des problèmes plus profonds. Certains non-jeûneurs font dans la provocation pour répondre peut-être à une moralisation politique qu'il rejette. Il y a également le refus d'accepter qu'un Algérien puisse être autre chose que musulman. C'est à la société civile de prendre en charge ces débats, de casser ces tabous. Mais elle est cruellement absente en Algérie.