Et quelle est la réception de soi à ce regard de l'autre, avec inévitablement la différence ou l'homologie qui en résulte ? Deux récits, écrits et publiés en 2010, proposent des lectures où se confrontent l'Algérie d'hier et d'aujourd'hui, permettant de décrypter les images que se représentent les auteurs ainsi que l'accueil réservé à leurs œuvres. D'emblée, le livre de Francis Pornon constitue un programme d'intention : En Algérie, sur les traces de Jean Boudou(1). Dans ce «Carnet de voyage», l'auteur est à la recherche d'éventuels échos laissés par un enseignant de français, de surcroît obscur poète, écrivant dans une langue minoritaire de l'Hexagone, l'occitan (comparé abusivement au kabyle). Pour ce faire, Pornon parcourt longuement Alger, brièvement Tizi Ouzou, puis se rend à Arbaâtache où a exercé, de 1968 à sa mort en 1975, son collègue, coopérant technique comme lui qui a enseigné à Béjaïa de 1968 à 1971. Par touches successives, mêlant réflexions et pérégrinations réelles ou imaginaires, on découvre que ces deux soixante-huitards sont des humanistes de gauche en rupture avec le Parti communiste français. Ils ont fui son centralisme stalinien et l'ordre occidental pour vivre plus en Algérie, «continent géographique et mémorial» dont Alger est référencée «La Havane de l'Afrique». Le regard de Pornon est donc éminemment politique sur un pays révolutionnaire porteur d'avenir. Aussi, convoque-t-il l'histoire française encore présente sous ses yeux : «rues coloniales», immeubles à «l'architecture haussmannienne», bars (La Brass) et librairies (Charlot et Dominique à l'ex-rue Charras) du «quartier latin» d'Alger où aujourd'hui «on se déplace en toute tranquillité», constate l'écrivain qui a été aussi grand reporter durant les années sombres du terrorisme. A ce beau centre-ville s'oppose une autre ville, sale : trottoirs déglingués, immondices, sinistres banlieues et son mode de vie typiquement méditerranéen : lenteurs et incivismes, «téléphone arabe», passion du football, combinazzione (des «islamistes reconvertis» en agents de change officieux, par exemple). Les seuls exotismes restent, pour l'écrivain promeneur, ces signes extérieurs d'un pays musulman : appel du muezzin, présence «obligatoire» des jeunes dans les mosquées, séparation des sexes. L'Algérie des années 1970 surgit aussi, à tout instant, au moindre pas, non sans quelque nostalgie pour les quinquagénaires devenus interlocuteurs de Pornon qui n'a rencontré que des francophones. Y sont évoqués entre eux la foi en un «socialisme spécifique», l'arrachage des vignes comme praxis de la décolonisation (avec une inévitable comparaison entre vins algériens et français) et la culture marxisante véhiculée par les coopérants techniques français – adulés de leurs élèves ou étudiants, suspicieux pour le pouvoir qui, par atavisme, n'apprécie guère les étrangers. Le pays réel n'a pas su ou voulu accumuler toutes ces richesses et a fini par exiler ou éliminer son élite. Seules les femmes trouvent grâce aux yeux de l'écrivain, en leur qualité de médiatrices. Si Pornon émet sur elles des idées fausses, sinon saugrenues (notamment sur le Code de la famille qu'il n'a pas lu), ses lectrices ont été mitigées. D'aucunes se sont fait dédicacer longuement son récit de voyage paru lors du dernier SILA, tandis que l'auteur rapporte, dans ce même livre, leurs réceptions critiques sur deux de ses titres, Algérie, Algérie (1998) et Algérie des sources (2003). Toutes les jugent «exotiques», voire «colonialistes» tout en s'interrogeant pourquoi un Français s'intéresse au passé alors que les Algériens sont préoccupés de présent et d'avenir. Commencé à l'aéroport d'Alger où un écrivain débarqua pour une simple enquête littéraire, le récit écrit en France, entre août 2009 et mars 2010, se clôt sur un homme qui s'envole avec la découverte d'une ambivalence entre Algériens et Français : si des relations et des amitiés individuelles existent dans un espace socioculturel précis, la défiance entre peuples perdure. Et ce n'est certainement pas le «grand fleuve» de la Méditerranée qui les sépare, mais bel et bien le «mur de la mémoire». Pour sa part, c'est une tout autre quête qu'entame Bruno Doucey, à la fois écrivain (romancier et poète), éditeur (aux éditions Seghers défuntes) et auteur reconnu d'une somme quasi encyclopédique Le Livre des déserts (Paris, Laffont, Bouquins, 2006, 1280 p) dont une édition spéciale pour l'Algérie a été préfacé par Chérif Rahmani sous l'intitulé Plaidoyer pour une fédération des déserts du monde. Dans L'aventurier du désert, l'itinéraire de Jules Jacques entre désert, désir et désertion(2), il écrit de l'intérieur, essentiellement à Timimoun, puis à Paris, de février à juin 2010, entre mémoire et histoire, le récit d'une vie, celle de son arrière-grand-oncle maternel, Jules Jacques (1866-1900), un capitaine de l'armée mort près de Timimoun. Outre la recherche de la vérité historique liée à sa famille et à sa passion des déserts, Doucey désire réhabiliter son aïeul qui, en dépit du casque colonial, n'a pas été un colonialiste (il a exercé la fonction de topographe ou de «géographe en uniforme») et n'a subi le baptême du feu que pour mourir d'une balle au cœur. Sans son exploration du passé – un voyage dans le temps et dans le sang – l'auteur retrace le parcours d'un fils de pauvre, son éducation dans le Jura rural et en Suisse, sa vie militaire en France, son affectation d'office en Algérie en août 1893, au moment où meurt un célèbre voyageur en Algérie «fou du désert» (littéralement et dans tous les sens), Guy de Maupassant. Comme Jules Jacques, qui va le devenir, il est question, ici, de nombreux passionnés du Sahara : René Caillié, Charles de Foucauld, Théodore Monod, J.M Gustave Le Clézio et le général Eugène Daumas, inspirateur de Jacques pour écrire une petite monographie, Aperçu général d'El Goléa. Il est démontré que l'étude du désert saharien a été d'abord une affaire de militaires, ensuite de scientifiques, leurs alliés (quand les savants eux-mêmes n'étaient pas officiers de palmes guerrières), et enfin, d'affairistes utopistes. On sait que ces derniers ont imaginé une mer intérieure reliée par un canal à partir de l'Atlantique ou de la Méditerranée, projet qui intéressa un certain Ferdinand de Lesseps et inspira à Jules Verne un de ses derniers romans d'anticipation, L'Invasion de la mer. On sait aussi qu'ils ont conçu un transsaharien devant relier la Méditerranée à l'Afrique noire (la mythique Tombouctou !) et réduire Paris «à six jours des Tropiques», idée à laquelle adhéra Jules Jacques. Doucey s'interroge sur ces entreprises coloniales, voire ces «ambitions impérialistes» devenues des serpents de mer des «illusions françaises en Afrique du Nord». Il livre de précieuses données sur les motivations des Français du XIXe siècle de venir en Algérie : soit pour raison individuelle, soit en vue de coloniser. Ce faisant, l'auteur initie des méditations sur les fonctions du passé et des méfaits qui lui sont liés, depuis la loi oubliée du 23 mars 1882 sur l'état civil des «indigènes», à l'article 4 de la tristement célèbre loi du 23 février 2005, complété par le discours rigoureusement fustigé du président Sarkozy à Dakar en 2007. Mais l'auteur se focalise en permanence sur son héros, en revenant aux terrasses de Timimoun d'où il scrute le Grand Erg occidental. Il tente de restituer les pensées de Jacques à travers sa correspondance et surtout ses photographies, collection de près de 200 vues stéréoscopiques en plaques de verre. Ces documents donnent à voir des paysages, des architectures, des scènes de la vie pastorale avec une approche respectueuse des hommes et des femmes, sans préjugés et sans haine. Au demeurant, Jules Jacques ne voulait pas dominer l'espace du colonisé avec un fusil, mais le reproduire avec un appareil. En suivant l'itinéraire des anciennes caravanes, Doucey part à la recherche du lieu où est mort son aïeul, le 5 septembre 1900, tué par des «pillards du désert», avec un camarade du nom de… Depardieu. Aussi, le romancier échafaude vite le scénario d'une scène de bataille digne du film… Fort Saganne. Il achève son aventure quand il apprend que Jules Jacques a été enterré sur place, puis à Timimoun, et enfin – à l'indépendance – au cimetière du Petit Lac à Oran, engloutissant les rêves d'une jeune vie – et, par ricochet, de la colonisation. La gravité du sujet n'empêche pas l'auteur d'user d'un langage poétique. Un récit à thèse se veut aussi livre d'art : la mise en page est originale, et les illustrations à la fois belles et instructives. Edité par un spécialiste de la littérature de voyages dans une optique forcément européocentriste, le livre de Doucey se révèle, en définitive, un document intéressant – d'un point de vue français – sur la colonisation du Sahara algérien, une période peu connue du grand public. La littérature sur le désert s'enrichit ainsi d'un beau livre.
– (1) Francis Pornon, «En Algérie sur les traces de Jean Boudou, Carnet de voyage», Alger, Lazhari Labter Ed. Sept. 2010, 130 p. – (2) Bruno Doucey, «L'aventurier du désert, l'itinéraire de Jules Jacques entre désert, désir et désertion», Bordeaux, Ed. Elytis. Oct. 2010, 168 p.