L'anarchie à l'algérienne n'est pas, selon des sociologues, un acte de désobéissance comme elle n'est pas liée à la pauvreté ou à l'injustice sociale. Le laisser-aller et les politiques désastreuses de l'Etat ont participé à envenimer la situation. Les villes algériennes se sont transformées, en quelques années, en un festival du désordre. Une ode à l'anarchie. A la rue Hassiba Ben Bouali à Alger, comme dans n'importe quelle rue d'Algérie, les voitures foncent sur les piétons, les jeunes lancent des propos licencieux – presque obscènes – aux jeunes filles, les passants tentent d'esquiver les gouttes d'eau qui dégoulinent des balcons, les badauds observent sans bouger une rixe entre commerçants et un agent de nettoyage qui fait semblant de balayer en feignant de ne pas voir les ordures qui s'amoncellent derrière lui. Cette manière de vivre en dit long sur nous-mêmes. Qu'est-il arrivé aux Algériens ? Nous posons la question à Samir, jeune habitant du quartier, il nous explique que tout cela est « normal » et que « l'Algérie est comme ça ».. La vie a changé, elle devient plus difficile et les gens s'adaptent comme ils le peuvent. Le mot d'ordre c'est ‘'tag ala men tag'', marche ou crève », analyse-t-il. Sur le mur auquel il est adossé, il y a l'inscription : « Attention, interdiction de pisser ». N'y voir aucun rapport. Les racines des comportements chaotiques remontent, d'après le sociologue Nacer Djabi, au tout début de l'indépendance de l'Algérie lorsque des milliers de familles se sont emparées des appartements et des villas des anciens colons. « Il est nécessaire, dit-il, de se référer à la relation entre l'Algérien et la ville pour comprendre ce qui se passe. Il ne faut pas oublier que les Algériens sont entrés en ville de façon collective et brutale pour occuper les biens vacants. Ils ont peut-être voulu prendre leur revanche sur plus d'un siècle d'interdiction. L'Algérien est ainsi passé du gourbi et des bidonvilles à la ville ‘européenne' », souligne M. Djabi. Plus de cinquante ans après l'indépendance, la relation de l'Algérien avec la ville est restée embrouillée. « L'Algérien est l'enfant de la culture rurale. Mais aujourd'hui, il a perdu cette culture y compris dans les zones rurales. Il suffit d'observer la situation de nos villages et des petites villes pour s'en convaincre. La majorité des Algériens – hormis quelques exceptions – n'ont pas connu la ville. Ils vivaient dans les haouchs, dans les bidonvilles. Il est nécessaire de faire un travail pédagogique auprès des jeunes générations pour améliorer la relation de l'Algérien avec la ville. » Le laisser-aller et les politiques désastreuses de l'Etat ont participé à envenimer la situation. « Les politiques de l'Etat ou les "non-politiques" ont maintenu ce système tel quel. Les walis, les P/APC, les responsables de daïra et des sociétés de nettoyage savent comment dépenser leur budget, mais ne savent pas comment nettoyer et travailler à longueur d'année pour améliorer la situation. La culture civique n'est pas la culture de nos entreprises et de nos sociétés », a indiqué encore M. Djabi. Puis les « années du terrorisme » ont fait le reste. « La famille s'est effondrée. L'absence de l'Etat a favorisé le désordre surtout chez les jeunes qui constituent la majorité dans la société algérienne », a souligné M. Djabi. « Le désordre, c'est l'esthétique de ce pays » Djamel, 28 ans, employé dans une entreprise privée, dénonce les comportements « individualistes » des Algériens. « On ne respecte pas l'autre. Mabqaach el q'dar. Si le chauffeur ne respecte pas le piéton et le piéton ne respecte pas la voiture, on ne s'en sortira jamais. Aujourd'hui, les gens astiquent leurs maisons à l'intérieur, mais dès qu'ils franchissent le seuil de la porte, ils adoptent d'autres comportements », se plaint-il. Il ajoute : « Les gens sont dégoûtés, karhou. C'est sans doute ce qui explique l'individualisme primaire et le laisser-aller. » Condamnés au « système D » pour vivre, les jeunes se sont inventé de nouvelles règles. L'essentiel, pour eux, est de « se mettre à l'abri » de la misère. « Moi, je n'attendrais pas qu'on vienne me tendre la main. N'daber rassi. Je fais le parking. Celui qui a de l'argent peut se garer ici. Celui qui n'en a pas n'a qu'à chercher ailleurs. Personne ne vient nous offrir leur charité et nous faisons pareil », lance-t-il cinglant. Plus qu'un phénomène qui gangrène notre économie, l'informel est devenu un état d'esprit. La rue, ce qu'on appelle communément « el houma », explique M. Djabi, a changé au gré des bouleversements qu'a connus l'Algérie. « L'absence de l'Etat combinée à l'absence de l'autorité du père ont abouti à ce résultat. Les jeunes voient en leur père ‘'l'échec'' surtout s'il ne s'est pas adapté au système de débrouillardise qui est devenu une ‘'valeur'' essentielle de la société algérienne. Le désordre est dirigé surtout contre l'autorité du père ‘'raté'' avant qu'il ne le soit contre l'Etat », décortique M. Djabi. Les conséquences des comportements anarchiques peuvent être dangereuses. Les routes d'Algérie sont parmi les plus meurtrières au monde. « L'Algérien voit en la voiture un exutoire à toutes ses frustrations. Au volant, il croit détenir le pouvoir », dit Saïd, chauffeur de taxi. Il ne s'offusque plus de voir, dans les rues déjà étroites d'Alger, les voitures garées en double file. « Le désordre c'est l'esthétique de ce pays », glisse-t-il . Dans certains secteurs sensibles, comme la santé, la situation tourne au cauchemar. Aux urgences de l'hôpital Mustapha, les patients et leurs parents sont souvent obligés de prendre leur mal en patience. Un rien suffit pour faire éclater une bagarre. Dimanche 23 août, la chaleur est accablante et les patients se bousculent pour accéder à la salle de soins. « Chacun son tour. Habbit tnawadhli el groun (tu veux me faire pousser des cornes) », crie l'un d'entre eux. « Il n'y a aucune organisation aux urgences. C'est l'un des plus grands hôpitaux du centre d'Alger mais il fonctionne avec deux médecins seulement. Les patients sont mal pris en charge. Il n'y a pas d'accueil et pas assez de brancards. La consultation dure une demi-heure, comme s'il s'agissait d'une consultation ordinaire alors qu'il s'agit d'urgence. Le temps de patienter, il peut être déjà trop tard », nous dit Tahar, qui accompagne sa mère. Il ajoute, à bout de nerfs : « A chaque bureau, nous sommes orientés vers un autre service puis vers une autre queue. Lorsqu'on parvient au centre d'analyses médicales, on nous dit que le médecin est absent. En tout et pour tout, on en a pour plus de 3 heures. » « Les Algériens en camping » L'anarchie à l'algérienne n'est pas, souligne le sociologue Djabi, un acte de désobéissance civile. Elle n'est pas non plus liée à la pauvreté ou à l'injustice sociale. Ni même d'ailleurs au milieu urbain ou rural. « La pauvreté ne justifie pas cette situation. Les nouveaux riches sont encore plus dangereux. Dans les quartiers huppés d'Alger, il est possible de voir que les propriétaires de grandes villas ne se gênent pas pour investir les trottoirs sans parler du mauvais goût et de l'immensité non justifiée des constructions. Ces catégories de personnes prennent leur revanche sur la ville, ses habitants et son environnement », précise-t-il. Et d'ajouter : « La pauvreté ne justifie pas tout. La réponse se trouve dans la politique de l'urbanisme. L'Etat a construit des bâtiments de cinq étages dans des régions désertiques qui ne manquent pas d'espace. » Les tags inscrits sur les murs d'Alger ont valeur de cris : « el harba », « el hedda », « el harga ». Abdenasser Djabi estime que le désordre qui règne dans les villes est indissociable du désir des Algériens de fuir leur pays. « Les Algériens se comportent comme s'ils étaient de passage et qu'ils ne comptent pas rester longtemps dans leur pays et qu'ils n'en sont même pas citoyens », souligne M. Djabi. C'est comme si les gens étaient « en camping », nous dit Samir, 36 ans. « C'est le signe qu'on est perdus. Il n'y a plus de repères. Il y a trop de bruit pour rien. Les gens qui sortent ne savent même pas quoi faire. On dirait qu'ils errent sans but », analyse-t-il. Le désordre est sans doute le « chantier présidentiel » le plus difficile à aborder. Il nécessite une « révolution des esprits » sans laquelle les millions de dollars n'y peuvent rien.