Dimanche 26 juillet, 8h. Nous voici à l'entrée du port d'Alger, côté voyageurs. Nous nous préparons à prendre le départ pour Marseille à bord d'un ferry. A 11h, le Tariq Ibn Ziyad, l'un des quatre navires d'Algérie-Ferries, mettra le cap sur la cité phocéenne. Marseille (France). De notre envoyé spécial Une petite file de voitures attend de prendre place dans le ventre du navire. Le Tariq Ibn Ziyad n'est pas encore à quai. La salle d'attente extérieure ne paie pas de mine : juste quelques sièges en plastique rayés, et quelques bacs de béton jonchés de mégots de cigarettes. Des policiers fouillent sommairement les voyageurs avant de les inviter à rejoindre la salle officielle située à l'intérieur du port. Les passagers piétons doivent ainsi faire quelque 400 m à pied jusqu'à la salle d'embarquement. Devant un portique de sécurité, un policier nous fouille tout aussi négligemment avant de nous inviter à rejoindre la salle d'enregistrement. Le hall principal n'a rien du « glamour » de l'aéroport international d'Alger. « On se croirait dans une gare routière », plaisante un voyageur. De fait, par son aspect spartiate et son décor austère, la gare maritime d'Alger fait pâle figure devant le « chic » – relatif – de l'aéroport. Un kiosque à journaux, une antenne bancaire, une cafétéria, c'est à peu près tout. Il n'y a pas à proprement parler de comptoirs d'enregistrement. Des employés assis derrière trois guichets s'emparent des billets des passagers avant de leur remettre leur carte d'accès. Sur les murs sont placardés des affiches de sensibilisation sur la grippe porcine. 9h. La salle d'embarquement ouvre ses portes. De grands scanners passent au crible les bagages des passagers. S'ensuit l'inévitable file devant les guichets de la police des frontières. Une policière très avenante nous pose quelques questions en notre qualité de journaliste, tandis que son collègue se charge de photocopier notre ordre de mission. « Parfois, on a un souci avec la clim' », se plaint un « pafiste ». D'imposants climatiseurs se chargent de rafraîchir l'atmosphère pendant que la salle grossit de monde, des émigrés pour la majorité qui ont consommé leurs vacances. 9h50. Un gros navire blanc fait son entrée au port : c'est le Tariq Ibn Ziyad. Il ne démarrera pas avant 14h30, soit avec près de quatre heures de retard. Ce n'est que vers 13h que le personnel de bord entame enfin l'opération d'embarquement. Selon la catégorie de confort choisie, les passagers sont dispatchés entre les fauteuils, les couchettes en classe éco et les cabines de première classe. « Combien avez-vous acheté votre visa ? » Sitôt le pied dans le navire, la magie opère. Nous serons installés dans une cabine couchettes à 4 places, espace que nous partagerons avec trois jeunes hommes. Ramdhane et Mohand sont de Kabylie. Ils se rendent à Paris. « On va juste passer des vacances », confient-ils. Ramdhane, 23 ans, est cuisinier. Secrètement, il espère bien trouver un job à Paris où il compte de la famille. « Les cuisiniers sont très demandés en France », dit-il. Ramdhane est un peu agacé par le traitement qui lui a été réservé par la PAF à Alger même : « Dès qu'on voit un jeune avec un visa, on s'imagine tout de suite qu'il y a anguille sous roche, et que c'est un visa trafiqué », fulmine-t-il. « Le policier m'a tout de suite lancé : tu l'as acheté combien ? C'est scandaleux. On ne peut pas mettre tout le monde dans le même sac. » A peine ayant pris leurs quartiers, les passagers courent vers le pont suivre l'appareillage du navire. Le moment où l'énorme bâtiment flottant quitte le port est un très beau spectacle : Alger se révèle alors dans toute sa splendeur, à la faveur de la vision panoramique qui s'offre à l'observateur à mesure que le bateau se retire du quai. Bientôt, le Tariq Ibn Ziyad s'enfonce dans le large en produisant une traînée blanchâtre d'écume dans son sillage. Eprouvés par sept bonnes heures d'attente et autres péripéties douanières, les voyageurs, pour gérer intelligemment les 20 heures de trajet les séparant du port de destination, occupent leurs quartiers respectifs avant de se réfugier dans les bras de Morphée. Les plus romantiques savourent chaque instant en laissant la Méditerranée les bercer. Mais attention au mal de mer. « Alger-Marseille dellali » Ceux qui ne rêvassent pas sur le pont, accoudés à la balustrade ou vautrés sur l'un des nombreux bancs en bois disposés pour le confort des usagers, se pressent vers l'un des deux restos pour manger ou boire un café. « Les passagers de la classe "cabine" sont priés de s'inscrire au restaurant », annonce en boucle une speakerine. De fait, les voyageurs de la première classe mangent dans un resto à part, leurs repas étant inclus dans le billet. Ceux de la classe « éco » mangent au self, d'une capacité de 300 places. La salle du snack ressemble à un restaurant aquatique, avec ses larges hublots donnant sur la mer. Le menu n'est pas très engageant mais le personnel, en revanche, est très affable. Dans ce self, les plats sont payants. Pour 10 euros, on peut avoir un repas correct, avec une entrée, un plat et une boisson fraîche plus un café. Attenant au snack, une boutique free-shop ouvre par intermittence. Le bateau compte également un salon-bar, ambiance lounge, qui se transforme en discothèque le soir pour faire un peu d'animation, ce qui confère à la traversée des airs de croisière. On a l'impression que le mastodonte géant fend poussivement la mer avec sa proue. Mais le navire avance à une bonne cadence, et quand, sur 360 ° à la ronde, il n'y a que le désert bleu ceint par l'horizon azuré, le spectacle majestueux nous fait tout oublier. Et le mal de mer de nous distraire du mal de terre et les vicissitudes du chaos urbain. Moins fleur bleue, Ramdhane a une pensée pour les harraga. « Je me demande comment ils font, comme ça, au milieu des flots. Maintenant, je réalise combien leur acte est téméraire et périlleux », soupire-t-il. Au comptoir du bar, discussion avec un gentil serveur, la cinquantaine, qui devise allégrement avec ses collègues dans une ambiance bon enfant. « Franchement, il n'y a pas de quoi se plaindre. Il y a une bonne ambiance comme vous le voyez. Là, je donne un coup de main aux camarades », dit-il en rinçant machinalement des verres. Et de lancer spontanément : « Il y a quelque chose qu'on tient depuis 1962 : c'est la fraternité. » Un autre membre de l'équipage, interrogé sur le plus dur dans le métier qui est le sien, dira : « Cela fait 33 ans que je fais ce métier, et ce fut un pur bonheur. Mon seul regret est de n'avoir pas vu mes enfants grandir. » La vie « terrestre » lui manque-t-elle, à force de vivre entre deux rivages, loin de la terre ferme ? « Cela va peut-être vous surprendre, mais quand je suis à Alger, loin de la mer, je m'ennuie. Nous avons tous ici le sel marin dans nos veines. » Comme indiqué plus haut, ce même bar-salon de thé se transforme la nuit en discothèque. Cheb Noufel enflamme la piste, par DJ interposés, avec son tube de l'été : B'ghit n'toub. L'on ne peut s'empêcher de chanter in petto Wahran-Marseille dellali, le carton de Khaled, en l'adaptant à notre itinéraire… 10h, le lendemain. Le Tariq Ibn Ziyad approche du port de Marseille. Les ponts du navire sont pris d'assaut pour admirer la cité phocéenne qui émerge peu à peu d'un voile de brume. Débarquement après quelques vingt heures de navigation. A part un peu de fatigue, nous foulons le sol français en pleine forme. Halte dans la « 49e wilaya » Samedi 1er août 2009. 8h. Gare maritime de Marseille. Nous prenons le chemin du retour après quelques jours passés dans la « 49e wilaya ». La ville respirait l'été. Sur la Cannebière, les soldes font fureur, quoi que pas autant que l'OM dont les premiers matchs de préparation drainent des foules sur les terrasses des bars équipés d'un écran géant. Ambiance festive au Vieux-Port. Le raï est partout, à se croire sur la corniche oranaise. Beaucoup de maillots algériens sont proposés dans les boutiques, revigorés par les dernières performances de l'équipe nationale. Le Tariq Ibn Ziyad est à quai depuis un bon moment. La gare maritime de Marseille est sobre. Une petite cafète vient à peine d'ouvrir. Sinon, il n'y a ni snacks ni boutiques. La salle d'attente est déjà bondée. Comme au port d'Alger, il n'y a pas de chariots ici non plus. Sur un moniteur électronique, cette indication : « Les porteurs à bout de bras : 10 euros, le reste : de gré à gré. » A l'enregistrement, nous rencontrons Mohamed, 56 ans, enseignant en électronique à l'université de Blida. Au guichet, Mohamed s'est vu infliger 10 euros de « pénalité » pour avoir avancé la date de son billet. « Je ne comprends pas pourquoi on me fait payer 10 euros alors que je demande à être sur la liste d'attente. Ce n'est pas d'une modification de billet qu'il s'agit. C'est un abus caractérisé », éructe-t-il. Mohamed est venu à Marseille pour passer quelques jours de vacances. « J'ai été à la plage du Prado et aux îles du Frioul », confie le professeur, avant d'ajouter : « Je prends toujours le bateau en raison des tarifs rédhibitoires du billet d'avion. » Voilà donc un enseignant universitaire qui se permet difficilement une petite escapade outre-mer. Midi, heure locale. Le Tariq Ibn Ziyad s'ébranle pile à l'heure. Tout le monde sur le pont supérieur pour l'appareillage du navire. A mesure que le bâtiment naval s'éloigne du quai, le paysage marseillais se découpe avec netteté dans la lumière estivale en arborant ses monuments les plus emblématiques : la basilique Sainte-Marie Majeure, le Fort Saint-Jean, sans oublier…l'OM. Bientôt, le snack est pris d'assaut pour un déjeuner rapide. Au menu : dinde, frites, riz et haricots verts. Dans la queue, un jeune émigré rigole avec sa fille. Il reprend difficilement son souffle. « J'ai pris le bateau in extremis. Ça m'a coûté la peau des fesses : 600 euros et là j'ai ajouté un supplément de 92 euros pour bénéficier d'une cabine. » A l'une des tables, on rencontre Tarik, un autre « beur », originaire de Carcassonne. « Mais mes origines remontent à Gouraya, près de Cherchell », précise Tarik, un rien fier. Ce jeune de 24 ans habite à Toulouse où il est prothésiste dans un laboratoire privé. « C'est la crise en France. Les gens n'ont plus les moyens de se faire faire des prothèses, ils ont à peine de quoi se nourrir », dit-il. Son retour aux sources s'avérera onéreux : « J'ai payé 1200 euros au tarif véhicule. » Et de nous raconter un peu sa vie : « Mon père est né en France, mais ma mère est née en Algérie. Mes parents ont acheté une bicoque à Gouraya. Ils ont fait une bonne affaire. Enfin, nous avons un pied à terre. Mon père s'impatiente de prendre sa retraite pour venir passer plus de temps au pays. » Tarik est venu avec un projet fort ambitieux pour ses vacances : filmer son road-movie sur les routes algériennes. « J'ai accroché une caméra à ma voiture. Je vais sillonner une bonne partie des côtes algériennes. J'espère que les flics ne vont pas m'embêter. » « Mon patron est un ancien pied-noir natif de Jijel et il m'a vivement recommandé d'aller là-bas », pavoise-t-il. On reprend nos flâneries sur le pont et les différents niveaux du bateau. Le Tariq Ibn Ziyad compte huit étages, avec une grande cheminée qui trône au milieu de la passerelle, surplombant la salle des machines. On recroise Mohamed le professeur qui savoure un moment de « khouloua », de doucereuse sérénité. C'est aussi cela une traversée en bateau : un haut moment mystique où l'âme erre loin, entre introspection et contemplation. Le voyageur a l'impression de baigner dans l'océan de son propre inconscient. Un véritable voyage intérieur. Et les flots des souvenirs et le ressac des humeurs abyssales de se mélanger à l'écume des vagues qui viennent fouetter la coque du navire. L'odyssée silencieuse des travailleurs émigrés Akli, 50 ans, vient lui aussi passer quelques jours au pays. Lui est originaire de Béjaïa, précisément de Boukhelifa, le village de Zizou. Akli a quitté très jeune sa Kabylie natale pour Marseille. « Je viens chaque année en bateau. C'est plus tranquille, et pour les enfants, c'est très agréable », dit-il. « Avant, on prenait la voiture. On venait par l'Espagne, le Maroc, etc. Maintenant, ce n'est plus possible. Ma femme et mes enfants, eux, sont venus en avion et sont repartis », poursuit Akli. Notre ami souhaite passer une partie de ses vacances en Algérie pour profiter du Ramadhan. « C'est plus animé en famille », souligne-t-il. Mais ce n'est pas donné, le bateau demeurant cher pour les familles nombreuses. « En cette période de crise, il n'est pas évident pour les émigrés de venir chaque année au pays. Outre le billet du bateau, il faut compter le train pour venir jusqu'à Marseille, plus tous les autres frais. C'est très cher », fait observer Akli, avant de reprendre : « Mais la vie en France reste quand même mieux qu'en Algérie où les gens peinent à joindre les deux bouts. Moi, j'ai commencé comme simple ouvrier en bâtiment et je me suis fait une situation. Mes enfants ont tous une bonne situation, Dieu merci. » Ainsi va la vie sur le Tariq Ibn Ziyad. Les gens échangent des brins de causette, des confidences. Un groupe d'adolescents traque les dauphins. Et la nuit tombe langoureusement sur un paysage féerique. Le bar du bateau est passablement sollicité dans l'après-midi. Il s'anime peu à peu à mesure que la nuit s'installe. On retrouve le même personnel sympathique qu'à l'allée. Bientôt, tout le monde se rue sur les deux restaurants pour dîner. On partage notre table avec trois jeunes gens. L'un d'eux est établi en Allemagne. Il est dans le business de voitures de luxe. « J'ai écoulé récemment une vingtaine d'Audi dernier modèle en une semaine. Décidément, la crise n'a pas de prise sur les Algériens », s'étonne-t-il. Son voisin de table se plaint des tracasseries douanières lors de la fouille du véhicule. Le soir, la croisière s'amuse. Tout le monde se déhanche aux sons festifs du DJ qui nous ressert les mêmes tubes, cocktail improbable de Rachid Koceila, Mohamed Allaoua, sans oublier bien évidemment l'indispensable répertoire raï. Mais c'est surtout à cheikh El Hasnaoui, à Slimane Azem, à Dahmane El Harrachi et autres chanteurs de l'exil que l'on songe en admirant ce vieil homme retiré, muré dans un silence digne, un silence qu'il observe probablement depuis que son destin l'a mis sur les routes d'« el ghorba » pour gagner sa croûte. On les voit dans les faubourgs populeux des métropoles françaises attablés dans les bars PMU ou parqués dans les cités ghettos, le front plissé, le regard absent, discrets et peu diserts. Beaucoup d'entre eux habitent encore dans leur langue maternelle même après tant d'années d'« intégration ». Le vieil homme solitaire est assis sur un banc, l'air pensif, le visage fripé, le corps voûté. Il y a très peu de vieux sur le bateau, convient-il de noter. Ils ont cédé la place aux jeunes. Mais la mer reste le territoire de « l'inconscient migratoire », et le bateau, la mémoire de tous ces cortèges d'émigrés qui venaient alimenter massivement les chantiers des « Trente glorieuses » et des usines Renault. Slimane Azem, lui-même, a fait les chantiers du métro parisien. Notre « chibani » semble en tout cas porter sur ses épaules fourbues toute l'épopée de l'émigration algérienne. On essaie timidement d'engager la conversation avec lui. Peine perdue. L'homme se braque. A un moment donné, il se lève et s'en va retrouver sa place, en classe « fauteuil » bien sûr, la moins chère. Il s'est égaré dans les boyaux méandreux du paquebot. Il ne se rappelle plus où se trouve son siège. Nous lui proposons notre aide. Il décline. Il est presque agacé. Il ne veut parler à personne, ne veut raconter sa vie à personne, veut juste rentrer au pays, y consommer sa retraite ou y faire un ultime pèlerinage avant de tirer sa révérence. Pendant ce temps, un autre candidat à l'exil, âgé de 70 ans, est arrêté à Annaba. Il tentait de rejoindre ses 5 enfants en Europe à bord d'une embarcation battant pavillon harraga. Le destin de ces deux hommes dit toute l'odyssée chaotique du bateau Algérie…